Être pauvre : une histoire par les mots du Moyen Âge

En détaillant le vocabulaire de la misère à la fin du Moyen Âge, c’est l’ensemble de l’imaginaire social des humbles et un pan entier de la culture populaire que découvre Jean-Louis Roch dans son dernier essai, maintenant en librairie.

Jean-Louis Roch se concentre sur le Moyen Âge : comment devient-on et est-on pauvre ? Comment est-on désigné, classé, secouru, par quels mots désigne-t-on la misère et la tristesse ? Chaque citation ouvre un petit monde, l’auteur nous y promène avec science et assurance.

Pour qui aime les mots, le livre de Jean-Louis Roch consacré aux pauvres au Moyen Âge est une cornucopie. Le mauvais mendiant médiéval (le oiseux qui détourne les aumônes, en quelque sorte réservées aux mendiants méritants) est un coquin, un maraud, un bélître, un gueux, un bribeur, un truand, un ribaud… tous mots aujourd’hui moins attachés à la mendicité qu’au vol (on regrette que happeloppin ait disparu). L’auteur traque chaque mot dans les ordonnances et les récits, dans les fabliaux et les poèmes. […]

Philippe Mesnard, Politique Magazine, avril 2022

Les mots aussi sont de l’histoire

Introduction de Jean-Louis Roch

« Les mots sont des fenêtres à travers lesquelles on voit l’histoire », disait le linguiste Alain Rey. L’historien dispose en effet d’une source d’une richesse insoupçonnée : non seulement les mots, les tournures, les métaphores, les formules langagières, les proverbes, mais aussi les discours où ils s’insèrent et les lieux communs qui constituent une part de l’imaginaire des sociétés. Cette manière d’aborder l’histoire est apparue particulièrement intéressante, pour affronter la question de savoir comment les hommes vivaient la misère au Moyen Âge. Nous ne chercherons pas tant à décrire la vie des pauvres dans ses aspects socio-économiques, qu’à retrouver les mots qu’ils utilisaient pour la dire, tels que l’on peut les saisir dans les textes en langue française du XIIe au XVIe siècle. Aux origines de cette enquête, il y a une thèse soutenue en 1986, devant Daniel Poirion et André Vauchez, sous la direction de Michel Mollat, Les mots aussi sont de l’histoire. Vocabulaire de la pauvreté et marginalisation (1450-1550) où je me proposais d’éclairer, à partir du vocabulaire et des discours, la marginalisation des mendiants et la mise en place des « polices » des pauvres, ce que l’on appelle la réforme de l’assistance, à partir des années 1520. Les linguistes, en particulier Jacqueline Picoche, m’avaient accompagné dans cette recherche, celle des relations entre la sémantique lexicale et l’histoire. Cette recherche avait concerné en particulier le vocabulaire de la lutte contre la mendicité, l’émergence du mot travail au sens moderne, les paroles échangées dans l’aumône et les noms du faux mendiant, truand, coquin, maraud ou gueux. Étaient aussi abordés certains discours politiques, comme le thème du pauvre peuple ou celui du Bon Temps, qui sont de véritables mécaniques discursives, permettant de négocier avec les pouvoirs, dans un monde d’avant l’absolutisme. L’enquête a été poursuivie, d’une part pour éclairer ce qui se passe dans l’échange de l’aumône, d’autre part pour proposer, avec l’aide de Gilles Roques du Dictionnaire du Moyen Français, des étymologies à certains noms des faux mendiants.


Un certain nombre de travaux récents ont exploré le point de vue des pauvres, en éclairant leurs stratégies de survie aux marges de la société : le colloque sur Les réactions des pauvres à la pauvreté (1986) ; l’article de Maria Serena Mazzi, « Ai margini del lavoro » (1991) ; le recueil Experiences of Poverty in Late Medieval and Early Modern England and France (2012), ou le programme Économies de la pauvreté au Moyen Âge, en Europe méditerranéenne (n° 3 : Stratégies de survie). Mais comment accéder à ce vécu ? Les plus pauvres ne savaient pas écrire et les sources qui subsistent émanent des « lettrés ». Comment alors utiliser la littérature, comment accéder aux réactions des pauvres eux-mêmes, à travers le miroir et le filtre de ceux qui écrivent. Cette opération va être cependant facilitée aux XVe et XVIe siècles par la proximité à ce moment-là entre culture des élites et culture populaire. L’importante ascension sociale, lors de la Renaissance, a multiplié aussi les échanges culturels. Et il y a toute une littérature, disons à destination populaire, des petits livrets facétieux et toute une part du théâtre, qui mettent en scène en particulier des mendiants sans le sou ou des gueux vantards et fanfarons.

« À la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle, il y a eu, notamment dans les farces et dans les sotties, une véritable obsession de la mise en scène des démunis », « une fascination pour le monde marginal »

, comme l’a analysé Jelle Koopmans ; et il pose la question : cette mise en scène suscitait-elle le rire ou la compassion ? Il faudra effectivement nous demander si étaler ces vies de misère n’a pour but que de nous faire rire ? Ou si la société se crée ses marginaux, afin de mieux s’en servir comme repoussoir ? Il nous faudra donc préciser quel mode de lecture peut-on proposer de ces textes. Il faudra enfin les compléter par les archives et la parole des pouvoirs.

L’historien médiéviste, ne disposant pas des riches sources des époques ultérieures, est donc poussé à explorer la littérature. Mais comment la faire parler ? Bronislaw Geremek, reconstituant le personnage du marginal, du gueux, à partir de la littérature de la gueuserie, a volontairement laissé de côté, comme il l’avoue lui-même, une véritable étude littéraire : « la démarche que nous proposons risque d’apparaître comme assez brutale, car elle réduit les œuvres à une sorte de matière première ». C’est un peu ce que nous allons faire, au sujet de la pauvreté : l’utilisation « brutale » de la littérature pratiquée ici, la manière de citer tel auteur sans préciser son parcours social ou le genre littéraire dans lequel le texte s’inscrit, peuvent sembler discutables. Nous sommes très proches d’un dictionnaire : multiplier les citations afin d’éclairer des équivalences, entre la tristesse et la colère, la pauvreté et le mépris, la méchanceté et le malheur, l’assistance et la répression. La sémantique montre par où s’effectuent les confusions, à travers quelles polysémies ou quelles synonymies apparaissent les équivalences. L’analyse permettra de montrer l’imbrication de la pauvreté dans la sphère de la souffrance et dans celle de la Fortune.

La pauvreté est vécue de manière immédiate comme tourment, comme mélancolie. Elle est d’autre part vécue comme malédiction, à travers le malheur et la « meschance ».

Il faut aussi replacer ces mots dans une analyse des discours. L’enquête abordera quelques grands thèmes ou lieux communs, comme la Roue de Fortune, la pauvreté joyeuse du savetier, l’accumulation impossible ou le « fatalisme » populaire. Ces thèmes et une analyse des sentiments comme la pitié, la colère ou la mélancolie permettront d’approfondir davantage ce que l’on pourrait appeler « l’imaginaire social », qui encadre les comportements et donne forme aux identités sociales.

La vision du monde, qui sous-tend ces thèmes, ce que Paul Zumthor, au sujet des Grands rhétoriqueurs, appelle le « discours éthique », est une orientation moralisatrice, voire allégorique, responsable d’une partie des genres littéraires eux-mêmes. Ce discours peut être tenu au sein de la cour, devant des bourgeois ou parmi la masse illettrée : « il éclate, se colore et se fige en proverbes et en dictons, citations anonymes […] triomphe du lieu commun, de la scène langagière, où tous reconnaissent l’image de ce qu’ils savent d’eux-mêmes ». S’agit-il de culture populaire, ou du moins de culture populaire urbaine ? Pas tout à fait, mais, selon André Lascombes, le théâtre anglais médiéval, de son côté, utilise « un fond culturel oralisé et vulgarisé dans tout le corps social » ; c’est un « théâtre pratiqué par et pour le plus grand nombre, et trouvant devant eux un large assentiment ». La culture populaire « est perméable, fluide, malléable. Elle est influencée par la culture des élites, sur laquelle elle déteint à son tour ». Le problème est de savoir dans quel sens (et à quelle occasion) les intermédiaires culturels sont des passeurs. On s’en tiendra pour l’instant à ces remarques, quant à ce que l’on peut nommer « populaire ». Au niveau des comportements, nous retrouvons des locutions proverbiales comme « pour les pauvres les cloches ne sonnent que d’un côté », « au malheureux chiet toujours la buchette », « assez jeûne qui n’a que manger », qui constituent des formules sans doute décisives dans la manière de vivre la pauvreté et dans les rapports que les pauvres entretiennent avec la société globale. Ce n’est donc pas tant dans l’étude des œuvres que dans celle des pratiques langagières elles-mêmes, du « fond » de la langue, que nous allons tenter d’éclairer le vécu de la misère et le vocabulaire qui l’accompagne au Moyen Âge et au début de la Renaissance. Les sentiments collectifs, « l’imaginaire social » serviront de cadre à l’analyse des lexiques.

Après une étude du cadre historique, qui bousculera peut-être certaines idées reçues, nous tenterons d’approcher les pauvres et les miséreux dans les textes : la précarité du travail, l’obsession de la faim et de la ruse, les mille et une stratégies de survie et les rêves auxquels ils se laissent aller ; nous croiserons le gueux sans souci, mais aussi l’indéracinable revendication égalitaire.

Une étude plus précise de la tristesse des pauvres, leur « mélancolie », nous fera découvrir l’alchimie pratiquée avec les dents, le jeûne forcé et « Faute d’argent c’est douleur non pareille ».

Il sera temps alors d’explorer le vocabulaire de la pauvreté et de la misère, au moins pour la fin du Moyen Âge et la Renaissance. L’évolution de ce vocabulaire, par exemple celle du mot « meschant », nous contraindra aussi à regarder du côté de la langue, et à revisiter le déclin de la Fortune. Nous passerons ensuite du côté des mots de la répression, pour retracer la naissance du stéréotype du faux mendiant et sa déclinaison en multiples termes du XIIe au XVIIe siècle, du truand au gueux. Retrouver l’étymologie des noms du faux mendiant, c’est aussi éclairer les processus d’exclusion des pauvres. Puis nous observerons les paroles et les gestes qui s’échangent dans l’aumône. Nous y découvrirons un « jeu » parfois pervers, celui du riche à l’égard du mendiant, qu’il nous faudra tenter de comprendre. Partis des mots pour éclairer les choses, nous ferons aussi finalement retour aux vocabulaires qui ne cessent de bouger.

Cette langue d’avant le XVIIe siècle n’était pas la nôtre.

Extrait à lire ou écouter :

“Le pauvre, c’est d’abord le petit peuple paupérisable ou paupérisé, risquant de tomber dans la misère, donc dans la mendicité.”


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