Vertus minimes et communes pour soi et les autres, par Carlo Ossola

« La vie simple et commune » est l’ordinaire de nos jours, l’ensemble des gestes « qu’il faut faire » au quotidien : « La vertu d’un homme ne se doit pas mesurer par ses efforts, mais par ce qu’il fait d’ordinaire », nous rappelle Pascal. Carlo Ossola reprend les douze vertus communes qu’il avait fait paraître en 2019 en les précisant et les augmentant de nouvelles « stations pour devenir plus humains ». Pour soi, et pour les autres.

Note éditoriale

« Douze de ces vertus ont formé, aux Belles Lettres, le volume Les vertus communes, paru en 2019. L’année suivante, dans les détresses dues au confinement causé par la pandémie Covid-19, douze autres « vertus minimes » ont été réunies, en langue italienne, chez Olschki : Per domani ancora. Vie di uscita dal confino. Dans ces temps où la guerre, portée au cœur même de l’Europe en 2022, ajoute aux malheurs de nos sociétés l’angoisse d’atteintes ignominieuses à la dignité humaine, il m’a paru nécessaire de penser autrement à ces vertus. Elles s’adressent, d’une manière plus précise, à la personne et à la communauté ; une  Introduction inédite justifie ce nouveau parcours, ses interrogations, ses espoirs.

Tenir le siège

Extrait de l’introduction inédite au présent volume

« Nous sommes constamment sous siège (nous croyons l’être) ; nous nous sentons sous la pression d’un monde extérieur qui nous envahit, nous chasse de nous-mêmes ; et il nous semble qu’il faudrait être munis de vertus héroïques pour résister. Autrement dit : comment esquiver les événements qui ne relèvent pas de nos choix, qui s’imposent de l’extérieur en modifiant constamment le plan de nos journées ? Et aussi : comment éviter un tel retrait de « ce qui arrive » que nous serions finalement isolés – comme dans un « confinement » qui se pérenniserait ?

Roland Barthes a longuement réfléchi sur cette aporie : d’une part il souhaite « vomir l’événement », d’autre part il voudrait créer une groupe « idiorrythmique » (doué d’une harmonie sans compétition et sans arrogance), capable d’être autosuffisant et libre d’obligations : « le projet idiorrythmique implique la  constitution impossible (surhumaine) d’un groupe dont le Télos serait de se détruire perpétuellement comme groupe ». Barthes aussi est fasciné – comme Pascal  – par un état paisible de « repos dans la chambre » qu’il examine sous des formes diverses, de l’Arche de Noé –  un monde absolu, un  cosmos miniaturisé – à la chambre isolée dans la maison, version moderne de la cella, cellule organisée par et dans l’espace monastique.

Or le besoin d’« idiorrythmie » cherche, au fond, « un neutre » plein de retenue, où l’espace commun serait produit par une réciprocité, sans cesse renouvelée, de « faire de la place » à autrui. […]

Ce petit livre souhaite proposer quelques traits de cette « habitation généralisée de l’en-deçà », en suggérant – par rapport à nous-mêmes – l’« avance de l’esprit » et, par rapport aux autres, l’exigence de la justesse et de la retenue. Ces vertus communes et minimes avaient, dans la tradition classique, un seul nom qui les unissait : l’absolutio, le devoir de compassion par rapport au prochain qui nous entoure, le devoir de la recherche d’une perfection possible par rapport à notre caractère. » p 14-16

« Un homme simple qui n’a que la vérité à dire est regardé comme le perturbateur du plaisir public. On le fuit, parce qu’il ne plaît point ; on fuit la vérité qu’il annonce, parce qu’elle est amère ; on fuit la sincérité dont il fait profession parce qu’elle ne porte que des fruits sauvages ; on la  redoute, parce qu’elle humilie, parce qu’elle révolte l’orgueil, qui est la  plus chère des passions, parce qu’elle est un peintre fidèle, qui nous fait voir aussi difformes que nous le sommes. Il ne faut donc pas s’étonner si elle est si rare : elle est chassée, elle est proscrite partout. Chose merveilleuse ! elle trouve à peine un asile dans le sein de l’amitié. » Montesquieu, Éloge de la sincérité

Les vertus minimes et communes

Pour soi

La bonhomie

La discrétion

La franchise

La placidité

La constance

La patience

L’estro

La cordialité

L’obéissance

La sobriété

La souplesse

La douceur

Et pour les autres

L’affabilité

La sympathie

 La loyauté

Le dévouement

La prévenance

La mesure

Le tact

L’ironie

L’urbanité

La responsabilité

La gratitude

La générosité

Carlo Ossola est Professeur honoraire au Collège de France.
Il a publié aux Belles Lettres L’Automne de la Renaissance, 2018 et Les vertus communes, 2019.

Il sera l’invité du Festival du Livre de Paris vendredi 21 avril 2023 – En savoir plus

La souplesse

(Extrait du chapitre XI – Pour soi)

Dans ses Études de mots, 1881, Lambert Sauveur, commentateur des Fables de La Fontaine et des contes pour la jeunesse, notamment des frères Grimm et de Perrault, nous offre une définition peaufinée, et double, de la « souplesse » :

« Souplesse. Ce qui est souple se plie aisément et sans se rompre. Notre chat, comme tous les chats, se mouvait avec facilité dans tous les sens, il faisait mille tours de souplesse. Il y a aussi une souplesse de l’esprit qui sait se modifier suivant les circonstances et voir promptement de quel côté il doit se tourner. L’étymologie est assez curieuse : c’est supplex, un suppliant, lequel est formé de sub et plicare, plier. Il faut au suppliant une grande souplesse à se plier sous (sub) le regard du puissant auquel il adresse ses supplications ».

En réalité, chez Perrault, la souplesse du « chat botté » est toute dans sa prompte agilité et, plus tard, dans son adresse et sa ruse  : « Quoique le maistre du Chat ne fist pas grand fond là-dessus, il lui avoit veu faire tant de tours de souplesse pour prendre des rats et des souris, comme quand il se pendoit par les pieds ou qu’il se cachoit dans la farine pour faire le mort, qu’il ne desespéra pas d’en estre secouru dans sa misere » (Le  maistre chat, in Histoires ou Contes du temps passé, 1697).

La nécessité de se plier devant des circonstances ou des personnes qui ont une « force majeure » n’est toutefois que la  variante « politique » de la souplesse, car La Fontaine nous présente plutôt la  parabole éthique qu’il met en scène dans le dialogue du chêne et du roseau. […]

C’est l’éternel duel entre la superbe fierté (« frangar, non flectar »  : je pourrai me briser, mais je ne me plierai pas) et l’humble patience (« flectar, non frangar »  : je plierai, mais je ne serai pas brisé), entre le chêne et le roseau, que la  tradition des  emblèmes décrivait ainsi  : « Ne soyez pas cruels avec vous-mêmes. Il sera infiniment mieux de vous représenter semblables au roseau, qui est fragile, creux, et qui se laisse plier par le vent. Choisissez donc comme devise : Flectar, non frangar ; quand vous êtes sans forces, sans appui, sans aucune consolation prophétique, aucune grâce de Dieu, inclinez-vous au zéphyr doux de la foi chrétienne » (Luigi Maria Benetelli, Le saette di Gionata scagliate a favor degli Ebrei, Venise 1703).

La souplesse du roseau, en qui consiste notre identité et notre gloire, comme nous le  rappelle Blaise Pascal: « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien. Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. » (Pensées, édit. Guillaume Desprez, 1670 ; XXIII : Grandeur de l’homme).

Carlo Ossola, La vie simple. Les vertus minimes et communes

Traduit de l’italien par Lucien d’Azay et Olivier Chiquet

Livre broché – 12.5 x 19 cm – 144 pages

Paru le 7 avril 2023

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