Aux sources de la feuille amère : Le Classique du thé, de Lu Yu, en édition bilingue

Lu Yu (733-804), auteur du Classique du thé, nous y décrit un art de vivre autour de cette boisson d’un raffinement insoupçonné.


Une petite feuille amère, sur un arbre qui pouvait atteindre plus de vingt mètres de haut, est devenue, un jour, l’origine de la boisson la plus recherchée dans le monde : le thé. En Chine, cette petite feuille doit aussi son succès à Lu Yu 陸 羽 (733-804), un homme dont le fabuleux destin l’a conduit à devenir le « dieu du thé » (chashen 茶神). Il est le premier à avoir présenté une synthèse des différents aspects du thé et à avoir jeté les bases de l’art de sa dégustation dans un ouvrage élevé au rang de livre canonique : le Classique du thé (Chajing 茶經).

« Pour étancher la soif, on boit de l’eau ; pour dissiper la mélancolie ou la colère, on boit du vin ; si l’on est pris de quelque torpeur ou somnolence, on boit du thé. » LU YU

Quittant le monastère vers l’âge de 12 ans pour mener une vie de saltimbanque, il fut vite remarqué pour ses talents divers par de hauts fonctionnaires et hommes de lettres. À 22 ans, lors de la révolte d’An Lushan, il émigra vers le sud à Wuxing (actuel Huzhou, Zhejiang) et mena une vie érémitique et itinérante, tournant autour de sa passion pour le thé. Protégé par le célèbre calligraphe et lettré Yan Zhenqing, il fréquenta de grands poètes. Il mourut en 804 et fut enterré dans un monastère près de Wuxing.

À l’époque de Lu Yu, poésie, peinture, musique et dégustation du thé sont déjà et le deviendront encore plus après lui, des voies de développement spirituel. Influencé par son meilleur ami Jiaoran, un célèbre poète et moine Chan/Zen et ayant été lui-même élevé dans un monastère Chan, Lu Yu nous présente aussi le thé comme une Voie vers l’éveil et participe à la diffusion de cette boisson tant appréciée des lettrés, comme le montre notamment ce vers de Wang Wei (699-761) : « Une tasse de thé ! Je revis ! »

La préparation du thé selon Lu Yu était fort différente de la mode actuelle par infusion des feuilles. Elle est décrite avec nombre d’images très poétiques qui font référence à des animaux ou des plantes et montrent le grand sens d’observation du monde végétal de Lu Yu. Ce texte a exercé une influence considérable, non seulement en Chine même, mais aussi au Japon et en Corée.

Notre édition

Notre volume, 38e de la collection Bibliothèque chinoise, se compose d’une introduction de 61 pages suivie d’une chronologie, de cartes et d’illustrations en noir et blanc (croquis du matériel tel que décrit dans le texte). Après une note sur la traduction donnée ci-dessous, le texte est déployé en vis-à-vis (chinois à gauche, traduction à droite, notes en bas de page). Le volume se termine par des glossaires, index et une bibliographie. Voir le sommaire détaillé.

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L’édition utilisée pour la traduction est celle du Classique du thé avec en annexe l’Éloge illustrée des ustensiles du thé
(Chajing fu Chaju tuzan 茶經附茶具圖贊), une édition de 1844 conservée au Shunju-kan de l’université Seika de Kyoto
au Japon. Elle est fondée sur une édition de Chen Shidao (1053-1101) révisée sous les Ming par Zheng En 鄭煾. Elle comporte une préface de Pi Rixiu et une préface de Chen Shidao. Elle est très semblable à l’édition du Shuofu et à celle du Siku quanshu ; hormis quelques variantes de caractères, les différences tiennent dans quelques notes intermédiaires dans le texte, pour la plupart philologiques. Notre traduction a préféré parfois certaines leçons des éditions du Shuofu et du Siku quanshu ; lorsque c’est le cas, nous avons mis entre crochets dans le texte chinois le caractère de remplacement. Si le terme cha 茶 tendait à se généraliser sous les Tang, Lu Yu cite des sources antérieures dans lesquelles d’autres caractères servaient à le nommer, tels que tu 荼, chuan 荈 ou ming 茗 ; lorsque c’est le cas, nous avons accolé après le mot « thé » la transcription en pinyin du terme employé dans le texte chinois.

L’introduction vise d’une part à retracer le contexte dans lequel Lu Yu a rédigé son œuvre majeure et notamment à déterminer dans quelle mesure des épisodes de sa biographie sont à mettre en rapport avec ses descriptions du thé. Le lecteur pourra se reporter à la carte n° 1 qui indique les principaux lieux où Lu Yu a voyagé au cours de sa vie. D’autre part, cette introduction est destinée à faciliter la lecture du Classique du thé, un texte assez technique et concis, par une description des principales étapes de préparation du thé, du contexte culturel de sa boisson et des lieux de productions cités par Lu Yu.

Quant à la traduction, afin de faciliter les recherches dans le texte, elle comprend une numérotation en chiffres romains des dix rouleaux (juan 卷) de l’édition employée, et une numérotation en chiffres arabes des paragraphes dans chaque rouleau. On aura ainsi, I.1, I.2… II.1, II.2, etc. Les annotations au texte principal attribuées en général à Lu Yu lui-même, sont écrites en plus petits caractères quand elles consistent en une phrase, ou sont traduites en note quand il s’agit simplement d’une remarque philologique ou de l’indication d’une variante de caractères.

Les rouleaux II et IV du Classique du thé fournissent des descriptions succinctes, pour le premier (chapitre II) des objets servant à la préparation de la feuille de thé jusqu’à son séchage, et pour le second (chapitre IV) des divers ustensiles nécessaires à la préparation de la boisson. Le lecteur pourra se reporter d’une part à la description sommaire des différentes étapes de ces préparations dans l’introduction et d’autre part aux dessins et illustrations de certains de ces objets placés après l’introduction.

Pour l’ensemble de la traduction mais plus particulièrement pour le chapitre sept qui regroupe des anecdotes autour du thé, le lecteur pourra se reporter dans le dossier annexe d’une part au glossaire fournissant une courte biographie des auteurs cités et d’autre part à celui sur les ouvrages desquels Lu Yu tire ces anecdotes. (…)

Pour le chapitre huit qui énumère les lieux de production de thé, le lecteur pourra se reporter d’une part aux cartes 2 à 6 comprenant ces lieux selon les circuits dans l’introduction, d’autre part à une classification des lieux cités et classés pour la qualité de leur thé selon les circuits, les préfectures de chaque circuit et les sous-préfectures de chaque préfecture, placée en annexe, p. 87.

Catherine Despeux, Notes sur la traduction, pages LXXXI-LXXXIII

Catherine Despeux est professeur honoraire de l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO). Ses travaux portent sur les techniques de santé et la culture de soi dans la médecine chinoise et le taoïsme, ainsi que sur le bouddhisme Chan. Parmi ses publications, on compte Taoïsme et connaissance de soi. La carte de la culture de la perfection (Xiuzhentu) (2012), Pratiques des femmes taoïstes. Méditation et alchimie intérieure (2013) et parmi ses traductions Le Soûtra de l’éveil parfait et Traité de la naissance de la foi dans le Grand Véhicule (2005), Lao-tseu, le guide de l’insondable (2010).

Histoire des origines du thé

Extrait de l’introduction de Catherine Despeux

Le théier est à l’origine un arbre à feuilles persistantes, pouvant atteindre dix mètres de haut, voire vingt à trente mètres pour certaines variétés. La hauteur du théier cultivé est en fait limitée par des tailles pluriannuelles. Le thé a été progressivement domestiqué ; de nombreux cultivars ont été élaborés à partir des deux principales variétés de thé sauvage et les techniques pour le cultiver n’ont cessé de progresser.
Lu Yu parle très peu de la culture à proprement parler ; il dit simplement que celle-ci ressemble à celle des courges : l’on creuse un trou profond d’environ trente centimètres, on y met des excréments comme engrais, puis on sème quatre grains par trou. Sous la dynastie suivante des Song (960-1279), il est précisé que le thé déteste l’eau stagnante. C’est la raison pour laquelle on préfère le cultiver sur des terrains en pente et éloigner les pieds de soixante centimètres environ.

L’origine du thé nous est rapportée par Lu Yu à travers trois légendes aussi populaires l’une que l’autre. La première fait remonter son origine à la nuit des temps, sous le règne des souverains civilisateurs de la Chine en la personne de Shennong 神農, le Divin Laboureur, que la tradition fait vivre plus de trois mille ans avant notre ère. L’histoire mythique prête à ce personnage nombre de bienfaits, dont ceux d’avoir inventé l’agriculture et d’avoir goûté les plantes. La plus ancienne matière médicale connue, la Materia medica du Divin Laboureur (Shennong bencao 神農本草), lui est attribuée, alors qu’elle a été rédigée aux alentours de notre ère. Elle mentionne une plante du nom de tu 荼, très amère, qui fut identifiée au thé. Telle est une des origines du thé rapportée par Lu Yu.

Cependant, le mot tu est défini par les plus anciens dictionnaires chinois comme un légume amer consommé dans
les campagnes, et non comme le thé. De plus, à supposer qu’il s’agisse bien du thé, cette plante est mentionnée dans la matière médicale du Divin laboureur pour ses vertus thérapeutiques et non comme boisson. Aussi, pour rendre plausible cette origine et que la boisson du thé puisse remonter au « Divin Laboureur », a-t-on brodé autour de lui la légende suivante : un jour, des feuilles de thé se sont détachées d’un théier et sont tombées dans le bol d’eau chaude du souverain. Ainsi naquit la boisson du thé, il y a très, très longtemps !

La deuxième légende, peut-être la plus fondée historiquement, situe l’origine du thé au IVe siècle avant notre ère. Dans le sud-ouest du Sichuan, des montagnards appartenant à une ethnie étrangère faisaient un usage alimentaire du thé.
Quand la région fut conquise par les Chinois en 316 avant notre ère, ces montagnards auraient appris aux conquérants comment préparer les feuilles du théier sauvage.

Actuellement, plusieurs villages de la province du Yunnan rivalisent pour avoir sur leur territoire le plus vieux théier
du monde ; les villages de Fengqing 鳳慶 et de Pu’er 普洱 prétendent en posséder un de près de trois mille ans, chiffre contesté par les experts. Le thé Pu’er aurait été produit à l’origine dans la préfecture de Yinsheng 銀生府, d’après Li Shi 李石 (1108-1181) qui écrit : « Le thé est produit dans les montagnes de Yinsheng, on le cueille n’importe quand et on le boit après avoir fait bouillir les feuilles avec du poivre ou du gingembre. »

Quant à la troisième légende, elle rattache l’origine du thé au microcosme des monastères, plus précisément au bouddhisme Chan/Zen et au premier patriarche de la lignée chinoise de cette école : Bodhidharma. Celui-ci, arrivé en Chine selon la tradition au début du VIe siècle et resté neuf ans à méditer face à un mur près du temple Shaolin 少林寺 (Henan), avait fait vœu de rester éveillé pendant tout ce temps et, pour éviter de s’endormir, se coupa les paupières. En tombant au sol, celles-ci devinrent des feuilles de thé, avec lesquelles on prépara une boisson très appréciée des moines, car elle les maintenait éveillés alors qu’ils devaient se lever tôt le matin, s’asseoir en méditation sans succomber à la somnolence, et s’adonner à leurs tâches manuelles et religieuses jusque tard le soir. Ce récit traduit l’importance du thé dans les milieux bouddhistes et les monastères.

Qu’en est-il alors de l’histoire réelle du thé comme boisson ? Seules des hypothèses peuvent être émises, en raison notamment de la diversité de termes chinois qui désigneraient le thé mais dont la signification reste incertaine. Le caractère tu que l’on trouve dans les textes anciens désignait-il à la fois un légume amer et le thé ? C’est peu probable.

C’est seulement vers les VIe et VIIe siècles que s’impose le caractère cha 茶 que nous connaissons actuellement, pour désigner sans ambiguïté le thé. C’est d’ailleurs ce terme cha qui a donné le mot thé. Lorsque les Occidentaux eurent connaissance de cette boisson, ils se trouvaient dans les provinces du sud de la Chine, plus particulièrement à Xiamen (Amoy), grand port de la province du Fujian où l’on parle le dialecte Minnan. Dans ce dialecte, le caractère cha se prononce . C’est ainsi que le terme de « thé » est entré dans l’usage, pour désigner une des boissons actuellement les plus répandues dans le monde. (…)

Dans son Classique du thé, Lu Yu discourt peu sur l’aspect botanique de la plante, il met plutôt au cœur de son ouvrage la préparation de la boisson et la façon de l’apprécier. À travers de petites histoires autour du thé, il nous fait sentir combien cette boisson procure des plaisirs et une ivresse infiniment plus subtils que l’alcool.

Livre premier : Les origines du thé

I.1. Le théier est un magnifique arbre du sud de la Chine. Il peut atteindre une hauteur d’un, deux, voire plusieurs dizaines de pieds. Dans les montagnes du Ba et sur les flancs escarpés du Xia, certains sont si gros qu’il faut deux personnes pour embrasser le tronc et qu’il est nécessaire de l’ébrancher pour la récolte. L’arbre ressemble au gualu, les feuilles à celles du jasmin du Cap, les fleurs à une rose blanche, les fruits à ceux du palmier éventail, le pédoncule à un clou de girofle, et les racines, à celles du noyer…

Se procurer le livre

LU YU, Le Classique du thé
Bilingue chinois / français
Texte introduit, traduit et annoté par Catherine Despeux
Bibliothèque chinoise n°38
Livre broché – 12.5 x 19.2 cm, sous jaquette
LXXXIV + 182 pages – 18 illustrations N&B, 7 cartes, Index, Bibliographie, Glossaires
Paru en avril 2023
9782251454207
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