Dans une lettre privée adressée à un ami en 1870, Fukuzawa Yukichi (1835-1901), penseur le plus influent de son époque, déclare la guerre à la conception de la femme que la morale confucianiste impose au Japon, notamment grâce à La Grande Étude des femmes, manuel de la bonne épouse destiné aux jeunes filles des classes supérieures. Il va mener ce combat jusqu’à sa mort, dans un ensemble de textes publié ici en français pour la première fois. Ses écrits confirment que les questions de la femme et du couple sont des enjeux stratégiques du processus de modernisation d’un pays.
Savoir aimer sa femme sans savoir la respecter est une mauvaise coutume très répandue dans notre société, et ce qu’on appelle les bonnes familles elles-mêmes ont du mal à s’en débarrasser. Sur ce point, même certains savants qui se prétendent spécialistes de la civilisation occidentale trouvent d’ailleurs les vieilles mœurs japonaises et chinoises commodes et se fâchent quand ils entendent parler d’égalité des droits entre hommes et femmes. Ils sont comme des singes qui portent une couronne: sur une surface d’un métal de base confucianiste ils ont posé un plaquage de civilisation et, selon ce qui les arrange, ils montrent l’un ou l’autre côté. Dans la maison d’un couple, l’homme a une forte autorité et, en voyant le calme des paroles et du comportement de la femme, il la méprise en secret, au fond de lui il pense inutile et fastidieux de lui demander son avis, et ils n’échangent rien en dehors des questions quotidiennes alimentaires ou vestimentaires ; si, par extraordinaire, la femme manifeste un doute sur un sujet qu’elle pense important, soit il la réprimande d’un mot en disant que ce n’est pas du ressort des femmes, soit il rit et ne répond pas. De son côté, la femme semble n’avoir de prise sur rien: comme son mari lui-même ne l’écoute pas, personne ne peut lui raconter les choses gentiment, autrement dit, elle n’a pas d’autre choix que de traverser la vie comme dans un rêve. Pour autant, les sentiments du mari ne faiblissent pas, la relation conjugale est très forte, l’amour du mari pour sa femme est profond, elle ne manque de rien en matière de vêtements ou nourriture et passe des journées paisibles ; il suffit qu’elle fasse une demande à son mari pour obtenir une autorisation, il la laisse sortir, elle n’a aucune contrainte. Aux yeux de l’opinion générale, elle peut être qualifiée d’épouse au sort enviable, mais fondamentalement c’est une erreur d’appréciation des gens communs, et nous ne pouvons y souscrire. Au fond, vêtements et nourriture concernent le physique et non l’esprit, et quel que soit le soin que l’on met à protéger le corps, quand on néglige l’esprit, cette protection ne diffère pas de l’amour que l’on a pour un chat ou un chien. Nourrir somptueusement un chien domestique, parer son chat d’un kimono de brocart, c’est les aimer, ce n’est pas les respecter. Aussi, puisqu’en donnant à son épouse toute liberté en matière de vêtements et de nourriture, en la transformant en une petite noix dans un cocon comme on dit vulgairement, le mari ne lui manifeste pas le moindre respect et ne fait aucun cas d’elle sur le plan de l’esprit, cela revient à dire que l’épouse est comme un chien domestique. En effet, le respect c’est quoi? C’est donner à sa femme le même statut que soi, comme à une personne à part entière, c’est tout lui raconter et la consulter sur tout. Dès que le respect existe, la prospérité de la maison devient la prospérité du couple, la pauvreté aussi concerne le couple. Il partage richesse et pauvreté, il s’aime toujours et, parfois, quand les conjoints ne sont pas d’accord sur un sujet domestique ou autre, ils peuvent débattre. Il n’est pas souhaitable qu’un couple ait des débats, mais parfois, quand cela vient de l’estime intellectuelle qu’ils ont l’un pour l’autre, il faut dire que c’est sans commune mesure avec la situation où l’homme aime de façon exclusive et où il nourrit et habille sa femme de manière somptueuse et la traite comme un chien ou un chat.
Je change de sujet, mais on parle actuellement beaucoup d’une assemblée nationale au Japon. Fondamentalement, une assemblée nationale est un rassemblement de citoyens venus de tout le Japon, qui participent aux affaires politiques du pays, qui débattent et décident des lois, des recettes et des dépenses du gouvernement. Si l’on s’interroge sur les objectifs, comme le Japon est le pays du peuple tout entier, il n’y a pas de raison que les fonctionnaires du gouvernement seuls accaparent les affaires politiques, il convient que les citoyens y participent aussi. Le peuple japonais est opprimé par le gouvernement selon des habitudes vieilles de plusieurs milliers d’années, il n’est pas libre de parler et d’agir et paraît ignorant, mais si l’élite de la société le tire et le guide sur la voie juste, chacun peut devenir une personne respectable à part entière, et peut devenir un interlocuteur et conseiller valable pour les affaires politiques du pays. Gouverner avec mansuétude et aimer le peuple est une manière de gouverner archaïque; dans le monde civilisé d’aujourd’hui, il ne peut suffire de gouverner avec bienveillance. En plus d’aimer le peuple, il faut le respecter et lui donner la place qui lui permettra de participer aux affaires du pays. Ainsi, il s’agit de faire en sorte que gouvernement et peuple unissent leurs forces pour porter le pays, les fonctionnaires et le peuple japonais sont d’accord sur ce point, et on dit qu’une assemblée verra le jour d’ici quelques années.
C’est formidable, et je suis tout à fait d’accord avec ce projet, mais dans notre pays, alors qu’on nous dit que les affaires humaines sont généralement équilibrées, que l’on va créer une assemblée et que l’on va gouverner le pays de façon équitable, on a vraiment envie de demander si la conduite des affaires au sein des maisons de nos concitoyens a déjà atteint l’équité. Si l’on regarde les relations entre hommes et femmes en imaginant que les premiers sont le gouvernement et les secondes le peuple, quel gouvernement est-ce là? Vraiment, on ne peut le qualifier que d’oppressif ou tyrannique. Quand les hommes font ce qu’ils veulent du patrimoine de la famille sans même informer leur épouse des dépenses et revenus, c’est comme si le gouvernement privait le peuple de ses droits de propriété. Quand les hommes disent que les femmes ne doivent poser aucune question et ne sont pas autorisées à intervenir au sujet des affaires internes ou externes à la maison, cela ressemble à un gouvernement qui prive le peuple de la parole et interdit les débats. Mais le comble, c’est quand les hommes se livrent seuls à une conduite indigne et prennent du plaisir à leur guise tout en enfermant strictement les femmes et en ne leur laissant aucune liberté, au point qu’elles tombent dans la mélancolie et finalement sont physiquement atteintes : ce n’est pas différent d’un gouvernement brutal qui trouve son propre intérêt à maltraiter le peuple et faire un enfer de la vie des paysans. Même ceux qui, heureusement, ne vont pas jusque-là et dont on peut dire qu’ils aiment leur femme, ne font que l’aimer comme un jouet semblable à un chien ou un chat, et sont pareils aux héros malfaisants qui se jouent du peuple. Or, lorsque l’assemblée sera créée, ceux qui siégeront à cette assemblée seront uniquement des personnes parmi la majorité ou l’opposition qui accordent beaucoup d’importance à l’équité, et on pense qu’il faut que les débats sur les affaires du pays se fassent dans la plus grande équité. Mais d’où viendront ces personnes? La réponse à cette question fait rougir, mais il faut dire qu’il s’agit de personnes qui sortiront de ces familles oppressives et tyranniques, ce sont les dictateurs brutaux, égocentriques et qui ne respectent qu’eux-mêmes à l’intérieur des familles. On nous dit que ceux qui sont habitués à mener les affaires de la maison sans principes et sans règles débattront d’affaires politiques équitables au niveau du pays. Bien sûr, la famille et le pays sont deux choses différentes, et il n’y a là sans doute aucune matière à s’étonner, mais quelle que soit la façon dont on regarde les choses, il semble que des personnes sorties de multiples petits enfers vont se réunir dans un lieu avec beaucoup de plaisir et vont expliquer les avantages et inconvénients de sauver les gens pour leur faire atteindre le paradis. Comme je pense que c’est là un grand paradoxe, je souhaite vraiment que l’on établisse des conseils familiaux sur le modèle de l’Assemblée nationale et que l’on donne aux femmes et aux filles le droit de participer aux affaires de la famille.
Yukichi Fukuzawa, Contre La Grande Etude des femmes, « Les femmes japonaises (suite » (1885), chapitre 9, pages 83-85. Traduit du japonais par Marion Saucier.

Fukuzawa Yukichi (1835-1901) est considéré par ses compatriotes comme le plus grand des intellectuels japonais et l’un des principaux acteurs du processus de modernisation dans lequel leur pays s’engagea à partir de la Restauration de Meiji (1868).
Ce fils de guerrier de bas rang, que rien ne prédestinait à jouer un tel rôle, fut tour à tour — et souvent en même temps — penseur, pédagogue, traducteur, essayiste, pamphlétaire et journaliste. Il fonda l’école privée Keiô — qui est aujourd’hui l’une des plus prestigieuses universités japonaises —, publia des dizaines d’ouvrages dont certains, à l’exemple de L’Appel à l’étude (Gakumon no susume) ou de L’État de l’Occident (Seiyô jijô), se vendirent à des centaines de milliers d’exemplaires, et créa l’un des premiers quotidiens japonais, Les Nouvelles de l’actualité (Jiji shinpô), qui parut pendant près d’un demi-siècle.
Formé aux études chinoises, il rompit — à l’instar de toute une génération — avec celles-ci, pour se consacrer aux langues et aux études occidentales. Figure majeure des Lumières japonaises, il est assurément le plus important de ces jeunes Japonais qui, rêvant d’universalité, furent les premiers à découvrir le monde dans sa réalité contemporaine, à comprendre sa complexité et ses dangers, et à faire le choix de se consacrer corps et âme à faire accéder le Japon à la « civilisation » afin de maintenir son indépendance.
Parus aux Belles Lettres :