Historienne de l’art et archéologue, Hedwige Multzer o’Naghten a soutenu en 2011 un doctorat de langues, civilisations et sociétés orientales à l’université Paris III consacré au célèbre souverain bouddhiste du Cambodge du XIIe siècle, Jayavarman VII. Proche des membres de l’École Française d’Extrême-Orient du Cambodge, elle a vécu 13 ans à Angkor où elle a orienté ses recherches sur les relations entre l’histoire, les temples, leur iconographie et les religions. On lui doit, entre autres, Les temples du Cambodge, Architecture et espace sacré, ainsi qu’un ouvrage en khmer sur le roi Jayavarman VII.

Le ciel gris-bleu menaçant laisse filtrer quelques rayons de soleil crépusculaires qui illuminent çà et là une tour émergeant de la forêt, un visage du temple du Bayon qui soudain prend vie sous l’effet d’une lueur fulgurante. Seule, devant le pavillon d’entrée du Palais royal, je laisse libre cours à mon imagination qui m’entraîne dans un vagabondage intemporel et irréel. Venant de la porte de la Victoire, face à moi, dans un nuage de poussière irisée, une troupe d’éléphants, majestueux et impassibles, s’avance de son pas lent et cadencé sur la chaussée qui divise l’immense esplanade. Escortés de centaines de cavaliers et de fantassins formés en bataillons, ils traversent la foule qui se prosterne au passage du cortège. Au centre, un homme entouré d’une marée de parasols, de bannières et d’étendards, se tient debout sur un éléphant blanc paré, martial et impérial, au milieu de gardes en armes et de cavaliers qui caracolent : le roi. Un violent coup de tonnerre me ramène à la réalité.
À Angkor, objet fantasmé du glorieux passé du Cambodge, l’imaginaire se laisse emporter sans résistance, porté par la somptueuse et spectaculaire beauté des lieux et des monuments qui ont traversé superbement les siècles.
Angkor ! Sitôt prononcé, ce nom à la renommée internationale provoque un déferlement d’images. Angkor fascine : ville superbe aux temples impressionnants, enfouie au cœur d’une forêt dense impénétrable, dévorée par la sylve et révélée à l’Occident au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, par un naturaliste curieux, Henri Mouhot, qui, presque par hasard, s’aventure dans une contrée désertée ●●●
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Pierre angulaire de la société, le souverain en est aussi l’ordonnateur central, pivot et axe du royaume ●●●
●●● De la vie du palais jusqu’à l’organisation territoriale dans ses moindres ramifications, les statuts et les rangs se définissent à travers les relations qu’il noue avec toutes les composantes du royaume. De ce fait, l’État repose entièrement sur la personne royale et tout ce qu’elle incarne. Ce concept fondateur est exprimé sans détour par Kauṭilya, dans l’Arthaśāstra : « Le royaume, c’est le roi ; telles sont en un mot les bases de l’État. ». Conformément aux théories développées dans les traités de science politique, le pouvoir royal s’appuie sur la détention de la triple puissance (śakti) : celle de l’état de souveraineté suprême (prabhāvaśakti), du conseil (mantraśakti) et de l’énergie personnelle du roi (utsāhaśakti). Dès le VIIe siècle, la politique d’Īśānavarman Ier est « douée des trois éléments de puissance ; prabhutva, mantra et utsāha ». Ses successeurs continueront à placer leur gouvernement sous le concept de la « triple puissance des rois ». Seul maître de ses décisions, il dispose apparemment d’un pouvoir sans limite.

Mais cette toute-puissance est en principe bridée par l’organisation structurelle de la société en castes qui place celle des brahmanes au sommet de la hiérarchie sociale devant celle des guerriers (kṣatriya), dont la plupart des rois sont issus. Cette suprématie du spirituel, en charge du dharma (l’ordre universel), sur le temporel, responsable de l’artha (la richesse matérielle), est confortée par les traités de politique qui, tous, de Manu à Kauṭilya, imposent auprès du roi la présence d’un chapelain, le purohita, obligatoirement recruté dans la caste des brahmanes. État de fait qui a pour corollaire immédiat d’établir la subordination du roi à son chapelain, et plus généralement aux brahmanes dans leur ensemble. Le souverain, tout monarque qu’il est, se trouve donc soumis à l’autorité du brahmane et ne peut, théoriquement, enfreindre ses volontés ; normalement, il lui doit même obéissance. Ainsi, même s’il détient l’ensemble des pouvoirs, il lui est expressément recommandé de s’entourer de l’avis de ses ministres et conseillers pour toute décision d’importance. La règle était parfaitement respectée par Rājendravarman qui « prenait en vue de la prospérité du monde, l’avis de ses conseillers ».

Les instances supérieures du royaume
Le roi n’administre pas seul son royaume et, comme l’on pouvait s’y attendre, il est entouré d’un nombre imposant de conseillers et de quelques grands dignitaires supervisant une administration pléthorique de fonctionnaires intervenant aux divers échelons t erritoriaux. À la fin du XIIIe siècle, le Chinois Zhou Daguan constate, non sansune pointe d’étonnement que « dans ce pays aussi, il y a ministres, généraux, astronomes et autres fonctionnaires, et au-dessous d’eux, toutes espèces de petits employés », dans un système administratif hiérarchisé très proche de celui de l’empire chinois. Bien avant lui, au VIIe siècle, ses compatriotes, auteurs du Suishu, avaient déjà été impressionnés par la cour d’Īśānavarman Ier où les « grands officiers (du roi),ou ministres, sont au nombre de cinq ». Le nombre des officiers inférieurs est très considérable. « Ceux qui paraissent devant le roi touchent trois fois la terre de leur front, au bas des marches du trône. Si le roi les appelle et leur ordonne de monter les degrés, alors ils s’agenouillent en tenant leurs mains croisées sur leurs épaules. Ils vont ensuite s’asseoir en cercle autour de lui, pour délibérer sur les affaires du royaume. Quand la séance est finie, ils s’agenouillent de nouveau, se prosternent et se retirent. ». Dans les Lois de Manu, le roi doit tenir conseil avec ses ministres à l’abri de toutes les indiscrétions. Le texte précise : « montant au sommet d’une montagne, ou bien se rendant en secret sur une terrasse, ou dans un endroit solitaire d’une forêt, qu’il délibère avec eux sans être observé », mais il n’indique pas le nombre de ministres admis au conseil, ni la nature de leurs fonctions. L’Arthaśāstra prévoit un conseil du roi, avec un minimum de trois membres ayant le titre de mantrin (généralement traduit par ministre) où sont débattues les mesures administratives. Si la présence de nombreux conseillers auprès du roi est largement attestée dans les inscriptions khmères, il n’est jamais fait allusion à un quelconque conseil royal, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il n’existait pas. Sur plusieurs bas-reliefs, le roi Jayavarman VII apparaît entouré de nombreux conseillers et ministres.
Extrait des pages 111-115.
Diaporama :
HEDWIGE MULTZER O’NAGHTEN
Angkor, le quotidien du roi
Livre broché = 14 x 22.1 cm = 480 pages = 19 illustrations N&B, 4 cartes, index, bibliographie, glossaire
Collection Realia – Paru le 3 février 2023

La collection Realia
Dirigée par Jean-Noël Robert

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