Histoire des sensibilités : essai de séduction, avec l’historien Robert Muchembled

«En me référant à des productions françaises marquantes depuis un demi-millénaire, notamment des œuvres littéraires, des films, des bandes dessinées, j’aimerais donner du plaisir aux lectrices et aux lecteurs en leur décrivant les extraordinaires métamorphoses de la séduction amoureuse, une grande passion française constitutive de l’identité nationale.» Robert Muchembled

Grande passion française constitutive de l’identité nationale, la séduction connaît d’extraordinaires métamorphoses au cours des cinq derniers siècles. De la cour de François 1er aux transformations profondes des années 1960-70, Robert Muchembled analyse ces mutations dans une vaste synthèse socioculturelle qui se lit aussi comme une fresque passionnante sur le rapport entre les sexes.



Pourquoi écrire un essai sur la séduction à la française ?

Extraits de l’introduction, par Robert Muchembled

Parce que j’estime qu’elle constitue un élément moteur de l’identité nationale. Si elle ne paraît pas distinctement visible à l’observation immédiate, c’est qu’elle se trouve subtilement, profondément, intensément incorporée à la trame de notre culture. J’aurais pu tenter de le montrer en utilisant la technique de l’historien, que je pratique depuis plus d’un demi-siècle. J’ai cependant pensé qu’un ouvrage bardé de références textuelles et de notes de bas de page ne rendrait pas justice à un thème aussi somptueux, et risquerait d’ennuyer le lecteur en voulant trop exposer, pas à pas, son importance primordiale. Le cadre plus souple de l’essai n’est pas pour autant un aveu de paresse intellectuelle. Car il s’agit toujours pour moi de puiser dans le passé de quoi interroger et comprendre le présent. On ne change pas de peau entièrement ni facilement quand on a toute sa vie aimé l’histoire et ses redoutables contraintes !

Le programme est tracé. La séduction, on s’en doute, n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était hier. Elle a subi maintes métamorphoses en France. J’ai décidé de commencer la quête de sens en 1515 (rare date éminente encore connue de certains
de nos contemporains, parce qu’elle évoque la victoire de Marignan). Pour rassurer ceux qui pourraient craindre un mépris envers les « ténèbres gothiques » du Moyen Âge, dissipées par les lumières de la Renaissance, j’avoue simplement n’avoir guère les compétences pour remonter au-delà. De plus, il s’agit de l’origine de ma vocation d’historien.

[…]

Toujours productrice de lien social, la séduction a pour vocation de susciter chez un autre individu de l’admiration, de l’attirance ou de l’amour. Elle semble prendre une importance nouvelle démesurée sous nos yeux, à l’ère numérique, en colonisant l’immense espace ludique offert instantanément à chacun ●●●

La suite de cet extrait, lu :


La Parisienne : le mythe de la séduction capitale

Extraits du chapitre “Une séduction féminine capitale”, pages 182-185

Paris est une femme, reine du monde ! Son hétérogénéité sociale profite au deuxième sexe, en poussant particulièrement les dames de qualité à une subversion douce de la morale établie.
Des valeurs mixtes s’y développent, parce que le privilège de la naissance s’y trouve concurrencé par l’argent, le talent, et, on l’oublie trop souvent, une féminité plus émancipée qu’à la Cour, où s’impose sous Louis XIV le pouvoir d’un roi triomphalement masculin (tant il devient homophobe). Grondante, indisciplinée, frondeuse, capable de brutales explosions de violence, la plus grande ville d’Europe inquiète d’ailleurs les monarques. Henri IV la met en tutelle après l’avoir difficilement reconquise. Se souvenant de l’humiliation d’avoir dû fuir la capitale révoltée durant la Fronde, le Roi-Soleil préfère installer sa majesté loin d’elle, à Versailles. Elle produit obstinément des insoumis, tels les libertins, et des femmes fortes accusées de porter la culotte dans le couple, selon les fantasmes virils développés par l’iconographie du temps. C’est en son sein que se forge lentement, insidieusement, une liberté féminine interdite par les autorités civiles et religieuses. D’abord limité aux femmes savantes, nobles et bourgeoises, ainsi qu’aux séductrices privilégiées qui conquièrent l’espace public à la mode en subjuguant les spectateurs, le code de la galanterie se diffuse graduellement au sein d’autres couches sociales. Dans les rues et les jardins, sur les places ou aux bains de Seine, d’autres femmes imitent les belles conquérantes qui se pavanent sur le Cours-la-Reine. La récupération de la séduction féminine, superbement luxueuse mais essentiellement passive affichée à Versailles, permet aux citadines d’affirmer leur originalité.

Tout en suivant les modes de la Cour, elles confisquent le rôle principal actif sur le théâtre amoureux offert en spectacle à des mâles subjugués. On ne sait jusqu’à quel degré social les dames du Cours-la-Reine font des émules, mais il est évident que leur exemple est contagieux. Il se propage également dans les couches supérieures des villes de province et de celles des autres pays du continent, hypnotisées par la liberté sexuelle et comportementale déployée à Paris.

Au XVIIIe siècle, l’influence de la capitale sur la civilisation française ne cesse de grandir. […] À Paris, triomphe un art de vivre très délicat, dont les créations, telle la porcelaine de Sèvres, évoquent souvent ou mettent en valeur la beauté gracieuse du corps féminin. L’univers des gens de qualité est saturé d’un érotisme doux, tout comme les peintures de François Boucher ou de Jean-Honoré Fragonard. La féminisation croissante du monde des nantis et d’une probable fraction des couches moyennes bourgeoises s’appuie également sur des changements de sensibilité collective. […]

Paris est désormais le temple européen de la séduction féminine. Elle s’y décline de multiples manières. Les Parisiennes sont déjà célébrées auparavant, par exemple en 1543, dans les Blasons du corps féminin, un recueil collectif de poèmes publié sous le nom de Clément Marot. Eustorg de Beaulieu y vante les charmes des beaux derrières ronds des dames, surtout des gros, « à façon de Paris », dont le mouvement lors de la marche sert de puissant appel érotique. Au XVIIIe siècle, les rues de la capitale possèdent en ce domaine un charme inégalable. […]

Les filles publiques sont généralement issues des couches laborieuses, en particulier de la paysannerie. Venues chercher un emploi dans la grande ville, elles y rencontrent la misère et tentent d’en sortir en pratiquant le plus vieux métier du monde, ou en trouvant un amant, pas toujours très fortuné, capable de leur assurer une existence moins pénible et moins précaire. Remarquées par une « mère abbesse », tenancière d’un bordel, certaines prostituées obtiennent également de meilleures conditions de vie, dans un cadre plus confortable.
Elles doivent cependant accepter de servir d’indicatrices à l’inspecteur de police chargé de la surveillance des mœurs, qui exige en outre des rapports réguliers de toutes les maquerelles parisiennes, à partir de la création de son département, en 1747. Les nombreux documents résultant de l’auscultation permanente du pouls de ce Paris des plaisirs souterrains évoquent toutes les formes imaginables de la séduction sexuelle. […]


ROBERT MUCHEMBLED, La Séduction. Une passion française
Livre broché ◆ 16 x 24 cm ◆ 328 pages
Cahier central d’illustrations en couleurs ◆ Bibliographie
En librairie depuis le 3 février 2023 ◆ 25 €


Robert Muchembled aux Belles Lettres

Écrivain, professeur honoraire des universités de Paris, chevalier de la Légion d’honneur, Robert Muchembled a produit plus de trente ouvrages. Aux Belles Lettres, il a publié :

La Civilisation des odeurs (XVIe-début XIXe siècle) en 2017, ouvrage déjà traduit en plusieurs langues 

Le Fils secret du Vert-Galant en 2021


Dernières nouvelles de l’amour

Récemment parus au catalogue Belles Lettres :

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