Sur fond de retour de la guerre en Europe, ce livre d’entretiens retrace la trajectoire intellectuelle de l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, dont l’œuvre a contribué à transformer notre vision de la Première Guerre mondiale et à renouveler en profondeur notre approche du fait guerrier et des violences combattantes.
Dialogue à bâtons rompus entre deux spécialistes, laissant apparaître accords et désaccords, La Part d’ombre souligne la difficulté pointée par Stéphane Audoin-Rouzeau à regarder la guerre de près et bien en face. Interrogeant nos seuils de tolérance, nos refus de voir, nos aveuglements comme nos illusions les plus tenaces, il éclaire d’un jour très cru tout ce qui alimente notre déni occidental face à la violence de guerre, à ses atrocités, alors que, jour après jour, leurs images font le tour du monde.
En termes de violences de guerre, rien n’est plus immoral à mes yeux que le déni.
Stéphane Audoin-Rouzeau, La Part d’ombre, page 66.
C’est en grande partie pour dire la guerre – la guerre des Grecs contre l’Empire perse, au début du Ve siècle – qu’en Occident tout au moins, le genre de récit apparu sous la plume d’Hérodote a pris le nom d’« histoire » au sens où nous l’entendons aujourd’hui encore.
S’arrachant lentement à l’épopée et au légendaire qui entourait le récit homérique de la guerre de Troie, cette histoire-là était alors ouverte à bien d’autres possibles, que l’on dirait aujourd’hui d’ordre ethnographique et géographique. Un siècle plus tard, avec Thucydide et sa Guerre du Péloponnèse, le genre historique noua plus que jamais un pacte avec la guerre, mais aux prix d’une concentration presque exclusive sur ses aspects politiques et militaires.
Insistons sur ce lien généalogique entre l’activité guerrière et la naissance de la discipline historique : en raison peut-être de la surdétermination que suscite tout commencement, cette raison d’être initiale de l’histoire ne s’est jamais tout à fait effacée. Être historien de la guerre, aujourd’hui encore, c’est s’inscrire dans une filiation intellectuelle, narrative et littéraire vieille de 2 500 ans. Cela ne signifie pas que cette filiation ne soit pas aujourd’hui récusée, ou qu’elle ne doive pas l’être, bien au contraire – car les traditions s’inventent, en vérité. ●●● Extrait de l’avant-propos
Ecouter un autre extrait, audio, de cet avant-propos :
Les affects de l’historien : quelle juste place pour les émotions ?
Hervé Mazurel : Trois choses me frappent […] dans votre rapport à l’émotion. Tout d’abord, votre souci permanent, loin du préjugé volontiers rationaliste des historiens traditionnels, de redonner aux affects toute leur place dans la compréhension des conduites des femmes et des hommes d’autrefois. Sans doute votre objet privilégié (l’expérience de guerre des combattants et des civils) vous porte-t-il même à donner un certain primat à la vie d’affect. Vous ne craignez jamais, ensuite, de dévoiler aux lecteurs, à l’orée de vos articles et ouvrages, l’émotion du chercheur qui a déclenché l’enquête – le plus fortement sans doute au seuil d’Une initiation, votre livre sur le génocide de 1994 au Rwanda, où vous faites part du saisissement qui a été le vôtre une fois sur place, et qui a bouleversé votre vie de chercheur. Enfin, on ressent chez vous, malgré cela, une certaine pudeur des sentiments, qui vous fait craindre à tout instant une sensiblerie inappropriée, un pathos excessif, une affliction surjouée… Cette juste distance que vous semblez rechercher, est-ce parce que vous craignez justement d’ajouter, comme vous le dites, « l’émotion sur l’émotion » ? Mais quelle est la part ici de votre structuration affective propre ?
Stéphane Audoin-Rouzeau : […] Il me semble tout d’abord que les affects – je préfère ce terme à « émotion », tellement galvaudé – ne sont nullement un obstacle à l’intelligence des phénomènes, à leur analyse. C’est même exactement l’inverse. Ils constituent une voie d’accès, et peut-être même une voie d’accès privilégiée. Bien des historiens et historiennes l’ont dit avant moi et beaucoup mieux que moi, je pense par exemple à Arlette Farge. Mais évidemment, si les affects sont engagés – et dans les objets que je travaille, ils le sont massivement – quelques protocoles doivent être respectés si l’on ne veut pas nouer un pacte de dupe avec ses lecteurs ou ses auditeurs.
Un des premiers articles de ce pacte me paraît être de ne pas dissimuler le rôle qu’ont joué, que jouent les affects dans le sujet que l’on prétend traiter. Et un autre est de ne pas chercher à manipuler les affects de ceux auxquels on s’adresse. C’est à mes yeux une faute morale – pardon pour les grands mots.
Et tout particulièrement lorsque l’on traite, comme je le fais, d’événements atroces ayant engendré des émotions (cette fois, j’emploie le terme) d’une force inouïe… Car, face à l’expression de celles-ci, imagine-t-on, confortablement installé, jouer de sa propre émotion en l’ajoutant à celles de victimes qui ont tellement souffert ?
Alors, oui, il faut être capable de pleurer, seul, face au deuil d’une mère ayant perdu son fils en 1914-1918 ou d’une Tutsi rwandaise ayant perdu tous ses enfants, assassinés, en 1994 ; mais si l’on décide de dire, d’écrire cette souffrance (ce qui après tout pourrait se discuter, je l’admets…), il faut lui laisser le champ libre et, soi-même, savoir la fermer (je vous dis de manière volontairement triviale, pardonnez-moi…). C’est une question de dignité.
Et n’est-ce pas très important, la dignité ? À mes yeux, notre temps en manque absolument, mais c’est une autre question…
●●● Extrait des pages 35 à 37.
Le rôle des écrivains et des intellectuels dans la dynamique de haine
HM : Les écrivains et intellectuels ont-ils, selon vous, joué un rôle décisif dans l’entretien de cette dynamique haineuse au cours du premier XXe siècle ?
SAR : Rien ne serait plus faux que de croire qu’un niveau de culture élevé vous protège de cette dynamique de haine que vous évoquez. C’est plutôt l’inverse qui est vrai, et pour une raison simple : il faut un haut niveau d’élaboration intellectuelle, une importante capacité d’abstraction pour construire cette image de l’ennemi qui justifiera sa destruction, partielle ou totale. Regardez les intellectuels du nazisme étudiés par Christian Ingrao, cette « seconde génération » plus terrifiante encore peut-être que celle qui la précédait en occupant les devants de la scène ; regardez les responsables du Kampuchéa démocratique, souvent enseignants, passés par les universités françaises ; regardez tant d’acteurs majeurs du génocide des Tutsi rwandais : la plupart avaient fait des études supérieures, eux aussi. Les médecins, les professeurs, les prêtres ont compté parmi les organisateurs de tueries les plus redoutables. L’intelligence, l’éducation, la capacité littéraire et artistique ne protègent en rien du basculement dans la violence extrême ; elles la favorisent plutôt et l’aggravent.
●●● Extrait des pages 106 et 107.
Le mauvais présage de la cruauté regardée en face
HM : Une chose est sûre, à ceux qui voient le surgissement de la violence comme une sorte d’éruption volcanique ou qui envisagent l’agressivité comme l’expression d’un instinct naturel de l’être humain, vous rappelez, à l’instar de l’anthropologue néerlandais Anton Blok, la nécessité de retrouver le sens des messages convoyés par les violents, quand bien même ils n’étaient pas pleinement conscients du symbolisme de leurs actes. C’est pourquoi, n’est-ce pas, vous avez toujours tenu, dans l’étude des affrontements guerriers, à sortir les pratiques de cruauté du « blanc historiographique » où elles étaient cantonnées, bien convaincu qu’il faille quêter du sens derrière la violence apparemment la plus insensée. En quoi ces pratiques de cruauté ne sont-elles pas périphériques comme on le pense souvent ou, plutôt, comme on aimerait qu’elles le soient ?
SAR : Vous avez raison, j’ai depuis longtemps prêté une attention particulière aux pratiques de cruauté, définies par Véronique Nahoum-Grappe comme une violence « inutile », qui dépasse son propre objet, une violence faite pour infliger un surcroît de douleur à la victime (ou à ses proches et à sa communauté) et à procurer une forme de jouissance aux bourreaux.
N’êtes-vous pas frappé, comme moi, par le rire, le large sourire des bourreaux lors de la perpétration de leurs atrocités ? Il est aussi visible sur les photographies que dans les témoignages. Or, il me semble que dans toutes les violences de masse auxquelles nous pouvons être confrontés en tant qu’historiens, la cruauté est rarement absente ; parfois, sa présence est partout, elle accompagne systématiquement les déploiements de violence.
Mais le refus de voir – refus de voir l’ignominie, au vrai – est alors une tentation majeure. L’obscène de la cruauté constitue le « mauvais présage » que j’ai déjà évoqué. Et lorsque ce refus de voir est décidément impossible (comment faire pour ne pas voir la cruauté sur le front du Pacifique lors de la Seconde Guerre mondiale ? pendant les séances de torture de la guerre d’Algérie ? lors du génocide des Tutsi rwandais ?), la tentation est alors de la repousser sur les marges, d’en nier l’importance, de « pathologiser » ceux qui la mettent en œuvre. C’est notre protection ultime contre son haut pouvoir toxique. Cela, j’en suis persuadé, nous empêche de voir la violence de guerre ou la violence génocide pour ce qu’elle est, dans toutes ses dimensions, et surtout dans ses significations les plus profondes. La cruauté est une clef – une clef presque unique, peut-être – qui nous donne accès à l’univers de représentations des bourreaux. C’est pourquoi elle doit être placée en position centrale dans toute étude de la violence de guerre qui se refuse à n’être qu’un théâtre d’ombres et un faux-semblant.
●●● Extrait des pages 117 à 119.
Réécoutez Stéphane Audoin-Rouzeau invité de la Matinale de France Inter
“Ce qui est étonnant, c’est notre étonnement.”

Guerre en Ukraine : « L’aveuglement des spécialistes était stupéfiant »
ENTRETIEN. L’historien Stéphane Audoin-Rouzeau s’étonne de notre aveuglement collectif, il y a bientôt un an, face à l’imminence de l’invasion russe.
Le livre
STÉPHANE AUDOIN-ROUZEAU
La Part d’ombre. Le risque oublié de la guerre
Dialogues avec Hervé Mazurel
Livre broché ● 12 x 19 cm ● 194 pages, 4 illustrations Paru le 3 février 2023
15,50 € – En librairie

Hervé Mazurel
Historien des affects et des imaginaires, Hervé Mazurel, qui fut l’élève et le doctorant de Stéphane Audoin-Rouzeau, est maître de conférences à l’université de Bourgogne. Il a notamment publié Vertiges de la guerre (Les Belles Lettres, 2013) et L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire (2021). Il codirige la revue Sensibilités et a été l’un des coordinateurs d’Une histoire de la guerre. XIXe-XXIe siècle.

Sélection “Regarder la guerre en face”







