« Lecteur sur le point de te procurer ou de lire ce livre, il est loyal de t’éclairer.
Ce n’est ni une biographie de Socrate, ni une histoire de sa pensée, si penseur qu’il fût, ni une histoire d’histoires de sa pensée, moins encore une explication des unes par les autres. En quête de tout cela, va voir ailleurs, il n’en manque pas. »
Aux centaines de livres intitulés Socrate, quel est l’intérêt d’en ajouter un ? Simplement parce que celui-ci le regarde autrement, tentant de le saisir en même temps que sa cité. En ajoutant « l’Athénien » à son nom, son titre fait allusion à ce regard nouveau ; d’un mot, il s’agit d’aller de lui à son monde et retour. Mais pourquoi lui ? Parce qu’il a vécu dans la seconde partie du Ve siècle à Athènes, parce que la cité offre sur sa propre histoire la plus riche quantité de sources et parce que, plus qu’un autre, il fut décrit par ses contemporains et leurs successeurs : étudier le Socrate d’Athènes, c’est jouir d’un trésor inégalé d’informations.
Mais on ne fait pas d’histoire sans question et, dans ce face à face, c’est Athènes qui l’emporte. Cet ouvrage n’est ni un livre de philosophie ni une biographie, ses fins ne sont pas son procès, sa mort. Toute révérence gardée, je me sers de Socrate comme d’un révélateur, un réactif. Ne jamais le regarder sans son contexte – qui me l’explique –, m’aidant à faire de sa cité un portrait, certes fort partiel, mais plus juste. Ce livre jette sur ce transfert d’intérêt trois éclairages analytiques majeurs : lui et ses relations (la société ); lui vivant, s’y mouvant (son corps – le sens qu’il lui donne et son image) ; lui et sa conception, son usage du surnaturel : quelles croyances, quelle piété chez lui et les Athéniens ?
Pierre Brulé
Évaluer, comprendre, juger alors avec les yeux d’alors
Comprendre les hommes et les hommes en société, j’ai mis longtemps à saisir que cette passion m’était un mode de vie. Mon histoire m’interdisant l’ethnologie, j’ai converti un ailleurs en passé, celui de la Grèce. La même appétence explique mes quêtes. Aujourd’hui, la mienne (ma Grèce) sera celle de Socrate. Celle-ci, je l’ai voulue nouvelle et ambitieuse, voyager alors et là-bas avec lui (pourquoi lui, je vais y venir). Mais facile à dire. Il se dérobe. Durant plus de deux lustres j’ai vécu d’irritantes hésitations, des débats difficiles, des impasses. Voyager avec un homme, mais avec Socrate, donc avec Platon, Xénophon et consorts ? J’avais de quoi hésiter : ressasser la Quellenforschung quasi millénaire de ces témoins avait de quoi user ma libido. Alors, au risque de méthodes infréquentes, peut-être non académiques, j’ai choisi de tout prendre, de les écouter tous. Il s’ensuit que mon titre de transport pour le passé renonce à la biographie ou plutôt l’inverse, me servir de lui pour visiter son monde.
La procédure relève d’une variation de la focale. Je parle des variations historiques de la durée et de l’espace et des variations de ces variables entre elles.
Passant par la Sologne, il faut une petite semaine pour aller à cheval de Paris à Nohant (Berry) vers 1820, quarante ans plus tard, chemin de fer aidant qui passe par Châteauroux, George Sand ne met « plus que » deux jours. Léger étirement de l’espace, notable étrécissement du temps. Autre façon de dire la variabilité des échelles, la formule de Braudel : « la France est une Chine » pour l’homme du XVIe s. Dilatation des espaces. À travers les temps, prendre garde à changer constamment la focale pour rejoindre et adapter l’attention à leurs temps et espaces. Alors, à la mesure du temps, des pas de Socrate. Pour lui et ses contemporains, point de « planète », de « Terre », point, même, de « pays », de « Grèce », bien peu d’« Hellènes », autant de concepts qui n’y fonctionnent pas, mais une « cité » des « Athéniens », un « dèmos ». Des 800 à 1 000 cités en connaît-il le dixième ? Chacune développe sa « politique étrangère » à l’échelle de Lilliput. Un jour, à l’occasion de réflexions sur son daimonion, on reviendra
avec lui et des amis à pied à Athènes d’une bataille « internationale » : ils mettent la journée. C’est n’exagérer qu’un peu de dire que les bornes de son monde sont celles de sa cité (vraies bornes fichées). L’exiguïté et la diversité du monde des cités, un de leurs corollaires l’illustre : l’extraordinaire variété de son univers mental quand les hommes y mettent en scène les fameux « dieux grecs ».
Chacune de ces cités bornées compte sur la protection, les faveurs, les bienfaits d’une série non finie de dieux.
Extrait de l’introduction.
Ecouter cet extrait, lu :
La réalité du nom
On l’appelle Socrate, Σωκράτης, montant le ton sur la deuxième syllabe.
C’est un nom assez commun – au moins 200 citoyens l’ont porté sur le territoire athénien durant toute l’Antiquité ; suffisamment commun pour qu’il puisse croiser plusieurs Socrates au cours de sa vie, assez commun aussi pour qu’il soit parfois nécessaire de le distinguer d’un autre Socrate et, pour cela, de devoir faire suivre ce nom de son patronyme ; d’ailleurs, dans les conversations entre Athéniens qui ne le connaissent pas, il est plutôt « Socrate fils d’Untel » ; c’est d’ailleurs conforme à la formule onomastique grecque générale qui répond à la première question de l’interrogatoire : Qui est ton père et de quel dème ? ; c’est la façon officielle de nommer un citoyen athénien à son époque ; l’usage varie pour les femmes, « filles de – », souvent, ou « femmes de – ». Les jeunes – ses neoi – avec lesquels il philosophe l’appellent simplement Socrate, laissant de côté le nom de son père, comme aussi le nom de son dème (Lach., 181a).
Relations
Laid, il séduit souvent ceux qu’il souhaite séduire. C’est en partie grâce à cet atout que des jeunes gens, les fameux neoi (…), mais des moins jeunes aussi, souvent fortunés, et d’autres, se mettent dans ses pas, l’accueillent, l’interrogent, selon Platon surtout, lui posent des questions en se soumettant aux siennes. C’est ainsi que, de fil en aiguille, de colloques en dialogues, de banquets en promenades, il reçoit des uns et des autres des témoignages d’attachements. Il attire certains, il parle à d’autres, il passionne qui l’entend, il dérange, c’est une litote de dire son intérêt pour les autres. Il se voit ridiculisé au théâtre, moqué par des caricatures, sera sculpté en silène. Ce n’est pas parce qu’il n’est pas seul à devoir supporter des attaques qu’elles ne comptent pas – pourtant il continue à piétonner dans l’En-ville, philosophant sans barguigner. Vient le moment où ceux qui veulent le faire taire sont plus nombreux et influents. Il n’y a pas de mystère, ils gagneront au jeu de la majorité.
P’TIT TOUR EN VILLE ET ALENTOURS
Avant de parler d’eux et d’autres, il est utile de faire connaissance avec le cadre : se balader dans l’astu et autour. C’est un ensemble qui change tellement sous ses yeux depuis le milieu du siècle qu’il est en âge d’être citoyen, qu’il s’en est allé par l’En-ville marcher-philosophant : là, se sont élevés des temples et des bâtiments civils comme nulle part ailleurs en Grèce. Pour se rendre compte de l’ampleur de ce mouvement, il faut imaginer ce qu’étaient l’Acropole et l’Agora l’année de sa naissance, privées de tous ces bâtiments dont notre imagination les peuple aujourd’hui. Ce vide fait, on mesure la rapidité et l’ampleur des transformations. Considérant le nouveau décor monumental, il en apprécie la beauté, en mesure l’opulence. Ce qu’il a eu sous les yeux ne ressortit point à la catégorie du miracle (ces Grecs-athéniens-ci ne savent pas qu’ils s’y connaissent). Athènes et les Athéniens se sont en effet tant et tant enrichis, grâce à leur propre génie, aux ressources propres de l’Attique, au labeur des esclaves, des métèques, à eux et leurs femmes ; cette richesse, ils la doivent à la démographie, et aussi au travail et à l’argent des cités qu’ils ont dominées militairement. Sa chronologie accompagne exactement l’extraordinaire croissance de sa cité (s’en rend-il compte ?), à peu d’accidents près la dérivée de la courbe de l’enrichissement est restée positive.
Mises à part ses rencontres délibérées – avec ceux qu’il aime et à qui il désire parler –, les cadres institutionnels comme le dème offrent les contextes communs de socialisation et de sociabilité qui le mettent régulièrement en contact avec les mêmes citoyens au sein d’une certaine fraction du corps politique de la cité. Même si tel citoyen n’entretient pas de relations personnelles avec un autre, il y a de fortes chances pour qu’il sache qu’il appartient au même dème que lui. Socrate peut croiser son démote alôpekèsi lors d’assemblées du dème, en compagnie d’amis, y siéger, en accompagner lors de rituels lors de certaines fêtes, comme le font, de concert aussi, d’autres groupes de démotes dans la même pompè, dans des cadres élargis, de telles circonstances conduisent
jusqu’à la cité.
Extrait des pages 121-122. Les notes présentes en bas de page dans le volume ont été ici retirées.

PIERRE BRULÉ, Socrate l’Athénien. Un essai
Livre broché – 16 x 23 cm – XVI + 512 pages – 22 illustrations N&B, 1 carte, index, bibliographie, lexique
Paru le 13 janvier 2023
A découvrir également




