« Tandis que nous, nous allons vivre » – Henry Lion Oldie, Invasion, journal d’Ukrainiens pacifiques

Les deux premiers mois de l’invasion russe en Ukraine racontés par deux écrivains de Kharkiv connus sous le pseudonyme Henry Lion Oldie. Extraits.

Quel jour de guerre est-on ?
Un jour ordinaire.

Célèbres écrivains ukrainiens russophones, Oleg Ladyjenski et Dmitri Gromov sont les co-auteurs de nombreux romans publiés sous le pseudonyme de Henry Lion Oldie.
S’ils œuvrent ordinairement dans le domaine de la fantasy et de l’imaginaire, c’est la réalité de l’agression russe en Ukraine et sa brutalité qu’ils décrivent dans ce journal d’invasion. 

Les romanciers vivent à Kharkiv, importante cité située à l’est du pays, ex-capitale de la République socialiste soviétique de l’Ukraine. Ils habitent dans le même immeuble, à des étages différents avec leurs familles quand, le 24 février 2022 à cinq heures du matin, les premiers bombardements russes frappent la cité.

Leurs deux récits s’entremêlent et racontent leur stupéfaction, celle-ci faisant rapidement place aux contingences de la survie : faute de matériel, une partie de ce journal a été écrite à l’aide de leurs smartphones. Il décrit leur vie quotidienne, les bombes qui frappent, de plus en plus proches, les allers et retours aux abris, jusqu’au départ vers Lviv, à l’ouest du pays et à l’apprentissage de la vie de réfugié. 

Les deux écrivains, soutenus par leurs lecteurs, restent déterminés et livrent aussitôt leur combat dans le domaine de l’humanitaire et de l’aide aux réfugiés. Ils sont les témoins de la solidarité qui soude la population ukrainienne face à la barbarie du voisin russe. « Nous vivons ainsi : les uns pour les autres », écrit Oleg Ladyjenski. « Un malheur commun a uni les Ukrainiens comme jamais », lui répond son ami Dmitri Gromov.

Deux pacifistes en temps de guerre

Extrait de la préface des traducteurs Patrice et Viktoriya Lajoye

Henry Lion Oldie. Un nom bien britannique derrière lequel se cache un duo d’écrivains ukrainiens russophones : Dmitri Gromov et Oleg Ladyjenski. La pratique de l’écriture à deux pourrait surprendre en France, où l’activité artistique est souvent considérée comme une action solitaire, mais elle est courante dans les littératures populaires soviétiques et post-soviétiques.
Qu’on pense aux frères Arkadi et Boris Strougatski, pour la science-fiction, aux frères Arkadi et Guéorgui Weiner (ou Vaïner), pour le polar, ou plus récemment aux Ukrainiens Marina et Sergueï Diatchenko ou aux Biélorusses Youri Braïder et Nikolaï Tchadovitch. Tous ont été largement précédés par le duo satirique d’Odessa Ilf et Petrov.

Dmitri Gromov et Oleg Ladyjenski sont tous deux nés en mars 1963, l’un à Kharkiv, l’autre à Simferopol, en Crimée.
Tous deux ont cependant étudié à Kharkiv, et Oleg est metteur en scène de profession, tandis que Dmitri est ingénieur chimiste.
A priori, rien ne les disposait à travailler, et même à écrire ensemble, d’autant plus que, de leur propre aveu, ils n’ont quasiment aucun goût en commun. C’est toutefois le théâtre qui les a rapprochés, Dmitri ayant, durant les années 1980, été acteur pour une troupe de Kharkiv.

Ils partageaient cependant deux autres passions: les mythologies du monde entier et les littératures de l’imaginaire, notamment la fantasy. Leurs premières nouvelles, Vivre pour la dernière fois et Le Vitrail des patriarches, paraissent en 1992 et, dès l’année suivante, leur premier roman, Le Crépuscule du monde, est publié. À partir de là, ils ne s’arrêteront plus. En 2022, ils ont déjà publié 58 romans, auxquels s’ajoutent des dizaines de nouvelles, mais aussi des poésies et des chansons.
Tenir ce rythme nécessite une organisation bien rodée du travail d’écriture, et pour ce faire, ils ont emménagé dans le même immeuble, dans des appartements situés l’un au-dessus de l’autre, reliés par un même réseau informatique…


Extraits du Journal

Les bouteilles en plastique – Oleg, 2 mars 2022

Comment maigrir de 5 kilos en sept jours ? Maintenant, je connais une méthode. Mais je ne la conseillerais à personne.
Des gens expérimentés m’ont donné un conseil, concernant ce qu’il faut faire pour réduire le risque d’avoir les fenêtres brisées lors des explosions.
Il faut ouvrir la fenêtre, puis la refermer mais sans serrer la poignée. Afin qu’elle ne s’ouvre pas à cause des courants d’air, il faut la caler à l’aide de bouteilles d’eau. Alors, quand il y a une explosion, les bouteilles tombent par terre, mais la fenêtre s’ouvre sans se casser.
J’ai procédé ainsi, sauf que j’ai calé la fenêtre avec des piles de livres, et non avec des bouteilles d’eau. Je suis un écrivain, j’ai beaucoup de livres.
Un lecteur d’Odessa nous a envoyé une photo où l’on voit sa fenêtre protégée par des livres des Oldie. Je ne sais que dire, ici

*

Discuter avec la foi est une perte de temps – Oleg, 17 mars 2022

Par le passé, nous avons écrit des articles et donné des cours sur ce qu’est l’authenticité artistique d’une œuvre littéraire. Nous disions qu’elle dépendait de trois facteurs : les connaissances de l’écrivain, celles du lecteur et la conception artistique du livre.
Maintenant, la même chose a lieu dans la vie réelle. Par exemple, Kharkiv est soumise à des bombardements quotidiens.
La voiture d’un bénévole, qui livrait des médicaments et des produits alimentaires à des personnes âgées, a été touchée. Le conducteur a péri, ses amis organisent une collecte pour son enterrement et aider sa famille. Voici encore un immeuble d’habitation, sur lequel un obus est tombé.
Voilà les conséquences de cette frappe. Voilà un appel téléphonique, une conversation avec des amis, qui se retrouvent sans abri et sont obligés de quitter Kharkiv, de partir loin, chez des proches à eux.
Nous connaissons ces gens, les circonstances dans lesquelles ils se trouvent : les faits nous ont été confirmés. Voilà le domaine de nos connaissances. Un éventuel lecteur de ce que j’écris pourra prendre tout cela pour une vérité, surtout s’il possède une expérience de vie similaire, ou bien il croira en un mensonge, s’il se trouve loin, en sécurité, et informé autrement. Voilà le domaine de ses connaissances.
Et pour ce qui concerne la solution générale de la situation, celle-ci dépendra de l’approche elle-même de ce qui se passe.
Cette approche est souvent façonnée par la propagande, qui se fait ingénieusement passer pour une couverture impartiale. Alors la foi remplace les connaissances. Et discuter avec la foi est une perte de temps.

*

Lviv. Le printemps. Un ciel bleu clair – Dmitri, 23 mars 2022

La ville fait semblant d’être paisible. Et elle y réussit par endroits. Les cafés et la plupart des magasins sont ouverts.
Des gens sont installés sur les bancs dans les boulevards et les parcs. Ils sont attablés pour prendre un café, sous des parasols.
Parfois ils se hâtent quelque part, mais le plus souvent ils vont sans se presser. Les bus sont à l’heure. Enfin, presque à l’heure.
Des flux de voitures. Des trams, des trolleybus, des minibus.
Les enfants vont en trottinette, en vélo, par deux, trois, par petits groupes. Dans les rues, dans les cours d’immeubles, dans les parcs, sur les terrains de jeux. Des mères avec leurs enfants.
Il y a de la musique quelque part.
Un sentiment étrange. Oui, c’est très bien que dans l’Ukraine en guerre, il reste toujours de telles villes. Où la vie normale continue. Où les gens vaquent à leurs affaires habituelles. Où les mamans peuvent se promener tranquillement avec leurs enfants. Où les enfants peuvent jouer. Où les adultes peuvent aller sans se hâter, sans sursauter à l’écoute de bruits stridents.
Et en même temps, comme je l’ai déjà dit, on sent qu’il y a quelque chose d’anormal dans tout cela. Une sorte de déviation surréaliste de la réalité. Une dissonance existentielle. Comme si tout ce qui m’entoure n’était qu’illusion, une « Matrice », et que l’affreux visage de la guerre allait ressortir instantanément comme un hologramme soigneusement construit et qu’une tête de mort atmosphérique de Salvador Dalí allait bientôt pendiller dans le ciel, à la place du soleil.
Oui, je sais, c’est une déformation de mon psychisme. De mon psychisme. Le syndrome du réfugié associé à l’imagination de l’écrivain.

*

La haine – Oleg, 15 avril 2022

L’artillerie russe a détruit l’immeuble de la grand-mère de mon gendre, à Kharkiv. Heureusement, elle avait été évacuée peu auparavant dans un village, chez des parents. Tout est complètement brûlé dans ce bâtiment. J’ai même peur d’imaginer ce qui aurait pu arriver aux gens qui y vivaient.

Déjà deux obus sont tombés dans la cour de la maison de la mère de mon gendre, laissant deux cratères et toutes les vitres fracassées.
Mais j’en ai déjà parlé.
Elles ne sont pas les premières, au sein de ma famille, de mes amis et de mes connaissances, dont les maisons ont souffert des missiles, des bombes ou des obus. Kharkiv est attaquée depuis déjà deux mois.
Sans commentaire. J’ai des mots sur le bord des lèvres qu’il vaut mieux ne pas prononcer.

La haine a une aile cuivrée,
Un bec en plomb et des plumes nues de bronze ardent.
Oiseau de Stymphale,
Qu’est-ce qui t’a amené chez nous ?

Un battement d’ailes m’a répondu :
« Je vis ici depuis le début.
Je vole, je picote et interpelle dans la peur éternelle :
La flèche d’Héraclès m’atteint-elle ? »


Un mot sur les traducteurs et auteurs de la préface

Patrice Lajoye

Patrice Lajoye travaille au CNRS. Docteur en histoire des religions comparées, il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les mythologies celtique et slave, dont L’Arbre du monde, la cosmologie celte (2017), Perun, dieu slave de l’orage (2015), Fils de l’orage : un modèle eurasiatique de héros ? (2017) et Mythologie et religion des Slaves païens (Les Belles Lettres, 2022).

Voir :

Viktoriya Lajoye

Viktoriya Lajoye est traductrice du russe et fondatrice des éditions Lingva. Passionnée de littérature, diplômée en philologie romane, elle a reçu, avec son mari, le prix de la meilleure traductrice à l’Eurocon de Kyiv en 2013, et en 2018 le Grand Prix de l’Imaginaire pour Étoiles rouges, un essai sur la science-fiction soviétique.


HENRY LION OLDIE

Invasion. Journal d’Ukrainiens pacifiques

Traduit et préfacé par Patrice et Viktoriya Lajoye

Collection Mémoires de guerre

12.5 x 19 cm – 180 pages – 19 €

Paru le 13 janvier 2022


A découvrir, dans la même collection :

Les treize jours où le monde a manqué basculer dans une guerre nucléaire

Couvrir la guerre : un reporter au front, en Bosnie-Herzegovine

Tout afficher