La culture de Zarubinets, une enclave celte dans l’Ukraine et la Biélorussie anciennes

Patrice Lajoye, docteur en histoire des religions comparées et chercheur au CNRS, livre dans Mythologie et religion des slaves païens la première synthèse sérieuse sur le paganisme des anciens slaves depuis plus de cent ans. En voici quelques extraits.

ORIGINES DES SLAVES

Lorsqu’au Ve siècle les Slaves apparaissent dans l’histoire, ils semblent sortir de nulle part. Ils sont pourtant nombreux, au point de susciter l’étonnement: on parle de leurs foules immenses, divisées en trois peuples, Antes, Sclavènes et Vénètes, réservoir inépuisable de troupes pour les diverses nations barbares qui déferlent sur l’Empire romain d’Orient. Ils accompagnent ainsi des Germains, en particulier les Goths, mais aussi des peuples turcophones tels que les Bulgares, qui finiront par se slaviser totalement à leur contact. Dans le courant du Moyen Âge, ils ont occupé plus de la moitié de l’Europe, de ce qui est actuellement la partie orientale de l’Allemagne aux campagnes de Grèce.

Curieusement, ils n’apparaissent dans aucune source écrite antérieure au Ve siècle. À défaut de disposer de textes, les chercheurs se sont donc tournés vers l’archéologie. Or l’Europe « barbare », à l’époque romaine, est assez mal connue, même si, depuis une cinquantaine d’années, de nombreuses fouilles ont été menées. Diverses cultures ont été identifiées: certaines ne posent guère de problème d’attribution. Ainsi la culture de Jastorf, très influencée par celle de La Tène (celle des Gaulois), est germanique. La culture que l’on trouve sur l’actuel territoire polonais, culture dite de Przeworsk, pose plus de problèmes, même si le plus souvent maintenant, on la pense aussi germanique. Celle de Wielbark, sur la rive sud de la Baltique, est due aux Goths. Plus à l’est, celle de Milograd est vraisemblablement balte. Et coincée entre tout cela, il s’en trouve une autre, la culture de Zarubinets, qui doit son nom à une nécropole d’Ukraine et qui s’est étendue dans les bassins du Dniepr et du Pripet (actuelles Ukraine et Biélorussie), entre le IIe siècle av. J.-C. et le IIe siècle après. Cette culture possède une particularité remarquable : elle est profondément celtisée.

La culture de Zarubinets

On trouve dans les anciens manuels d’archéologie quelques mentions de découvertes d’objets celtiques en plein cœur de l’Ukraine. Ainsi, Joseph Déchelette (1862-1914), indique la découverte d’une nécropole de La Tène non loin de Kiev, dans une localité nommée Zarubinets. Le même renseignement se retrouve chez Henri Hubert (1872-1927), qui, bien que renvoyant à Déchelette, utilise une autre source et parle du site de « Jarubinetz». En fait, ce sont des dizaines de sites de ce type, dans les bassins du haut Dniepr et du Pripet, qui ont été recensés concernant cette culture quasi inconnue de l’historiographie francophone.

Et les nombreuses découvertes montrent une laténisation très poussée de cette culture, qui se manifeste par les bijoux (et notamment les fibules), la vaisselle et certains types d’outils. Il s’agit bien d’une laténisation, car tous ces objets sont en général de fabrication locale, et on n’a trouvé, à l’heure actuelle, qu’une seule fibule, dans le district de Borodianki (région de Kiev), qui pourrait provenir directement des Balkans.

Certains chercheurs, au cours du XXe siècle, ont bien essayé de minimiser cette laténisation, mais sans succès. Pour Marija Gimbutas, qui suit une hypothèse déjà formulée anciennement par l’archéologue soviétique V. V. Sedov, cette culture serait «baltique», se rattachant au complexe poméranien qui serait, selon elle, un ensemble appartenant aux Baltes de l’Ouest. Il n’y a rien de moins certain, car le seul élément baltique de la culture de Zarubinets tient en la présence d’épingles à tête spiralée, manifestement héritées de la culture de Milograd.

La culture de Zarubinets s’est en effet installée, de façon allogène, en lieu et place d’une culture qui est, elle, bel et bien baltique, la culture de Milograd. La question de l’origine même de la culture de Zarubinets se pose donc, et elle a suscité de nombreuses hypothèses.

Origines de la culture de Zarubinets

On a invoqué les Bastarnes, dont on sait maintenant grâce à l’archéologie qu’ils sont des Germains, porteurs de la culture celtisée de Jastorf (mais cette culture n’est absolument pas semblable à celle de Zarubinets: leurs fibules, par exemple, appartiennent bien à la culture de La Tène, mais sont de types différents), ou bien donc des peuples du complexe poméranien. Pour Kasparova, il n’y a pas eu migration directe des Bastarnes dans ces régions, mais en fait un passage d’abord par le secteur danubien (d’où une celtisation tardive), avant un retour vers le nord-est. Cependant, on est certain que les Bastarnes ont eux-mêmes formé une culture localisée juste au nord du delta du Danube, la culture de PoieneştiLukashevka, qui, bien qu’influencée par La Tène, n’entretient que peu de rapports avec celle de Zarubinets puisqu’elle mixe des éléments issus de la culture germanique de Jastorf avec d’autres gèto-daces et sarmates.

D’autres chercheurs, comme Maksimov, se sont attachés à rechercher les diverses influences qui se sont exercées sur cette culture, et c’est sans surprise donc qu’on y a retrouvé quelques éléments des cultures poméraniennes, de Jastorf et de Przeworsk, sans toutefois que cela démontre autre chose que l’existence d’un commerce.

[…]

Évolution de la culture de Zarubinets

Dès la fin du Ier siècle apr. J.-C. et dans le courant du IIe siècle, les Goths, descendant de la Baltique, s’installent au nord de la mer Noire et de la Crimée, créant un complexe nommé «culture de Tcherniakhov». Cette culture recycle des éléments d’origine germanique, les mêlant à d’autres issus de la culture de Przeworsk et à quelques autres encore de la culture de Zarubinets, dont elle occupe la partie sud.

La partie nord de l’aire géographique de la culture de Zarubinets échappe à l’emprise de la culture de Tcherniakhov. Certains sites biélorusses ont ainsi été datés par 14C  et les dates sont intéressantes: 190 apr. J.-C. pour Obidnya ; 280 pour Adamenka ; 330 pour Radyševa Gora. La culture qu’on nomme maintenant « post-Zarubinets» s’avère donc être chronologiquement parlant la dernière culture de type La Tène. Ainsi, le site emblématique de Koločin montre une quasi-continuité d’occupation de 180 apr. J.-C. jusqu’au VIIe – VIIIe siècle apr. J.-C., date de sa destruction définitive. Toutefois, même si cette partie de la culture échappe à l’emprise gothique, elle a dû subir des troubles importants, car on a alors noté l’apparition de plus en plus fréquente d’inhumations avec armes.

Plus tard, ces deux cultures, celle de Zarubinets et celle de Tcherniakhov, vont entrer en expansion. Ce sont pour finir trois cultures archéologiques slaves qui apparaîtront au VIe siècle : la culture de Prague-Kortchak, à l’ouest, attribuable aux Sclavènes, la culture de Penkovka, au sud-ouest, attribuable aux Antes, et la culture de Koločin-Tušemlija, au nord-est, qui serait alors attribuable aux Vénètes. C’est sous ces trois noms que les Slaves sont alors connus dans les sources byzantines et latines. L’expansion slave atteint son maximum aux VIIIe -IXe siècles, si l’on ne tient pas compte de la colonisation tardive, à partir du XVIe siècle, par les Russes, de la Sibérie et de l’Asie centrale.

[…]

Le paganisme des anciens Slaves

La conversion des Slaves au christianisme commence vers le milieu du VIIIe siècle, en Carantanie, une principauté qui a précédé l’actuelle Carinthie. Mais elle est surtout active à partir du siècle suivant, et elle s’achèvera officiellement au XIIe siècle. Elle est le fait à la fois des Byzantins, qui convertissent d’abord les peuples sous domination bulgare, puis l’ensemble des Slaves de l’Est, et des Latins, notamment des Francs et des Bavarois, qui toucheront une partie des Slaves du Sud et l’ensemble des Slaves de l’Ouest.

C’est une conversion sans appel, sans maintien du moindre souvenir du paganisme antique. Alors qu’en Irlande et en Scandinavie, autres régions d’Europe christianisées tardivement, des pans entiers de la poésie ancienne et de la mythologie sont conservés, chez les Slaves, rien de tout cela ne subsiste. Il ne reste que des fragments: des dénonciations du paganisme par des prêtres chrétiens, quelques rares idoles, et des réminiscences de mythes dans des légendes plus récentes. De ce fait, la religion slave païenne s’avère particulièrement difficile à appréhender. Et sur le plan historiographique, la survenue de la révolution d’Octobre en Russie, puis la bipartition de l’Europe en 1945, ont fait qu’en Occident, les questions de l’origine des Slaves et de leur culture ancienne ont été singulièrement ignorées.

Le paganisme des anciens Slaves ne fait plus l’objet de publications sérieuses en français depuis longtemps. […]

Il n’y a aucune synthèse en français concernant l’ensemble des Slaves, et la slavistique francophone semble s’être totalement détournée de ce sujet. Le domaine slave est le seul champ d’études mythologiques à être ainsi aussi négligé.

Pourtant, la recherche n’a jamais cessé, que ce soit en Russie (ou avant en URSS) ou dans les autres pays slaves. Elle connaît même un renouveau important depuis les années 1990, avec certes nombre d’errements liés à l’apparition de mouvement néopaïens, mais aussi avec l’apparition de nouveaux chercheurs on ne peut plus sérieux dans l’ensemble des pays slaves. Une synthèse de ces travaux restait à faire :

*Pour plus de fluidité, les notes présentes en bas de pages dans le volume ont été retirées dans cet extrait.

PATRICE LAJOYE

Mythologie et Religion des Slaves païens

Collection Vérité des mythes

15 x 21.5 cm ~ 208 pages ~ Bibliographie

23 € – Paru le 6 juin 2022 – Disponible en librairie et sur notre site internet


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