Mais qu’est-ce qui pourra nous aider à comprendre au milieu de cet enfer ce qui n’est pas enfer ?
« Durant une vingtaine d’années, j’ai eu plusieurs fois le privilège d’assister personnellement à des conférences de George Steiner. Son élégante éloquence, sa voix pleine de passion, ses changements de mimique, son regard pénétrant s’imposent avec force à l’attention du public. Même l’auditeur le plus distrait et le plus superficiel n’a aucun mal à percevoir la joie d’une parole qui désire être communiquée et qui trouve précisément dans la rencontre de l’autre sa raison d’être. Tous les critiques n’ont pas cette chance. Il arrive que l’enthousiasme suscité par la lecture d’une page soit sérieusement refroidi par la rencontre de l’auteur en personne. »
Dans son dernier essai George Steiner, L’Hôte importun, Nuccio Ordine raconte son amitié avec George Steiner et dévoile un « entretien posthume » avec ce dernier, entretien que le grand maître a souhaité lui donner, se sentant au bout de ses forces, en lui demandant de ne l’utiliser qu’après sa mort. Les rejoignent plusieurs autres entretiens et conversations rassemblées par Nuccio Ordine, faisant bellement et sobrement écho aux principales lignes de forces animant l’œuvre-fleuve de George Steiner. Pour l’occasion, nous rééditons deux de ses essais magistraux, devenus introuvables.
«
Pourquoi un entretien posthume ?
[George Steiner] J’ai toujours été fasciné par l’idée d’un entretien posthume : par cette possibilité de faire quelque chose qui devra être rendu public précisément au moment où je ne pourrai plus lire son compte rendu dans les journaux; de laisser un message à ceux qui restent et de prendre en quelque sorte congé en donnant à entendre mes dernières paroles; de profiter de l’occasion pour réfléchir et pour esquisser des bilans. Je suis d’ailleurs parvenu à un âge où chaque nouvelle journée plus ou moins normale doit être considérée comme une valeur ajoutée, comme un bonus offert par la nature. À ce stade-là, ce sont les souvenirs du passé qui deviennent le seul véritable futur intérieur. Il s’agit d’un voyage en arrière fondé sur la remémoration qui nous permet de nourrir certaines espérances. Nous n’avons pas les mots exacts pour désigner ce souvenir à l’intérieur même duquel est contenu l’avenir. Je me trouve à un moment de ma vie où le passé, les lieux que j’ai fréquentés, les amitiés que j’ai nouées, l’impossibilité de revoir des personnes que j’ai aimées et que je continue d’aimer, et même la relation que j’ai avec toi, constituent l’horizon de mon futur bien plus encore que ne peut le faire le futur réel.
Y a-t-il une chose que tu te reproches en particulier ?
Bien sûr. Je me reproche plus d’une chose. J’ai écrit un petit livre intitulé Errata, dans lequel je parle des erreurs que j’ai commises. Il ne fait aucun doute que je ne suis pas parvenu à appréhender certains phénomènes essentiels de la modernité. Mon éducation classique, mon tempérament et ma carrière universitaire ne m’ont pas permis de saisir totalement l’importance de certains grands mouvements de la modernité. Par exemple, je n’ai pas compris que, en tant que nouvelle forme d’expression, le cinéma pouvait révéler des talents créatifs et des visions nouvelles bien mieux que les anciennes formes, telles que la littérature ou le théâtre. Je n’ai pas compris le mouvement contre la raison, ce grand irrationalisme que sont la déconstruction et, sous certains aspects, le post-structuralisme. J’aurais dû me rendre compte que le mouvement féministe – que j’ai soutenu à Cambridge avec beaucoup de conviction, en reconnaissant toute l’importance du rôle des femmes – allait revêtir par la suite, dans le combat mené pour occuper une place dominante dans notre culture, une fonction politique et humaine extraordinaire.
Extrait d’Entretien posthume, pages 76-77 – Traduit par Luc Hersant.

La rencontre avec un classique
Toute rencontre authentique avec un classique modifie nécessairement notre point de vue, et il nous permet aussi de relire ou de voir d’un œil nouveau ce que nous avons déjà lu ou déjà vu. Pour parler comme Kafka, nous avons surtout besoin de livres qui puissent agir comme une hache capable de briser «la mer gelée en nous»:
Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur les écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être une hache qui brise la mer gelée en nous. [ Franz Kafka, Lettre à Oskar Pollak du 27 janvier 1904]
Mais ces transformations ne réussissent pas toujours à influencer nos comportements. Nous ne sommes pas toujours en état de percevoir l’appel qui nous exhorte à traduire notre pensée en action. Et nous rencontrons parfois des œuvres qui, plus timidement, ne nous invitent qu’à réagir. Dans d’autres cas encore – peut-être «le plus souvent, en art et en littérature» –, cette invitation demeure implicite, en toile de fond, ou finit par revêtir une fonction purement formelle. Tout dépendra alors largement de nous, de notre aptitude à nous laisser impliquer et entraîner dans l’aventure de la métamorphose :
S’il y a en nous assez de place pour mûrir, une ouverture suffisante à l’éventualité, ces mutations de la vision, de l’audition, de la cognition, ces importations nouvelles dans la remémoration et l’aspiration auront une traduction en acte. L’attribut, le paradoxe central du classique est que ses commandements sont libérateurs. Le noyau de la réponse, de la réaction, est un noyau de liberté obligée. [George Steiner, Errata]
À la lumière de ces réflexions, on ne saurait tenir pour un hasard que la lecture des classiques ait marqué la vie de George Steiner depuis l’enfance, jour après jour. Une expérience précoce qui lui a certainement été aussi très coûteuse, mais qui, en fin de compte, a fait de l’exercice herméneutique une pratique quotidienne, constellée de résultats exceptionnels. C’est bien dans le corps à corps direct avec les textes qu’il est possible de retrouver les pages les plus touchantes. Là où il donne la parole à Tolstoï ou à Dostoïevski, à un tragique grec ou à Dante, là où il ranime un roman ou un poème grâce au souffle vital de sa lecture, le critique parvient à faire vibrer habilement toutes les cordes du texte. Tel un violoniste hors pair, il se produit devant le public en se livrant à toute une série d’exercices de «virtuosité» qui lui permettent, tout à la fois, de révéler les compétences encyclopédiques qui fondent ses analyses (dans les domaines de la philosophie et de la science, de la musique et des arts, de la littérature et de la théologie) et toute sa passion, tout son enthousiasme et toute son aptitude ingénue à l’étonnement, à l’émerveillement et à la surprise.
[…]
C’est en hôte «importun» que Steiner a habité la littérature, le judaïsme et l’existence. Un hôte très spécial car, quoique bien enraciné dans la communauté qui l’a reçu, il n’a pu se passer d’avoir une vie intérieure pour pouvoir témoigner, dans tous les cas, de son altérité et de sa différence vis-à-vis des valeurs dominantes. De là son côté «importun». Non qu’il soit incapable d’exprimer de la gratitude, bien au contraire, mais parce qu’il est «importun» en un sens bien précis: il est celui qui, tout en ayant conscience d’être un hôte, ne renonce jamais à dire le fond de sa pensée, à se montrer «désagréable» envers quiconque, au nom de l’hospitalité accordée, ne veut pas écouter des paroles qui, inévitablement, peuvent froisser et parfois même faire mal. C’est pour cela que Steiner était là: pour dire, sans aucun respect des conventions et des tabous, ce que beaucoup auraient voulu ne pas s’entendre dire.
Nuccio Ordine, L’Hôte importun, pages 41-47.

Tolstoï ou Dostoïevski
Traduit par Rose Celli
Avec son érudition et sa verve coutumière, George Steiner explore ici les différences qui opposent le monde d’Anna Karénine et celui des Frères Karamazov. Ce sont deux interprétations du destin de l’homme, de l’avenir de l’Histoire et du mystère de Dieu que nous pouvons ainsi mieux comprendre.

De la Bible à Kafka
Traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat
George Steiner nous donne à lire ici quelques-uns de ces textes indispensables où notre culture contemporaine croise la tradition. C’est notre patrimoine qu’il nous transmet par ces lectures. Peut-être pour faire de nous de véritables héritiers.

