Couvrir la guerre : Arturo Pérez-Reverte, reporter de guerre en « territoire comanche », ex-Yougoslavie

En hommage aux 75 reporters de guerre tués pendant la guerre en Ex-Yougoslavie, Arturo Pérez-Reverde, après avoir couvert les conflits du monde entier pendant vingt ans, tire sa révérence dans ce témoignage publié en Espagne en 1994 et pour la première fois traduit en France par Gabriel Iaculli. Extraits.

Pour solder ces années passées sur le terrain, le reporter écrit Territoire comanche. Qui n’est pas un roman, mais un coup de gueule, une manière bien à lui, directe, d’exprimer sa vision d’un métier qu’il abandonne, d’en montrer les dérives tout en rendant hommage à ses 75 frères d’armes tombés en ex-Yougoslavie.
Le Figaro Littéraire

C’est l’adieu aux armes d’Arturo Pérez-Reverte, alors journaliste de guerre. L’écrivain, membre de l’Académie royale espagnole, et connu pour être l’écrivain hispanophone le plus lu dans le monde, livre dans Territoire comanche, publié en 1994, et traduit pour la première fois en France, son témoignage sur la guerre dans l’ex-Yougoslavie. À 41 ans, la liste est longue des conflits qu’il a déjà couverts, d’abord pour le journal Pueblo puis comme reporter de la chaîne de télévision TVE : Chypre, guerre des Malouines, Liban, Tchad, Libye, Mozambique, Angola, conflits en Érythrée, au Salvador au Nicaragua, Roumanie, première guerre du Golfe puis éclatement de la Yougoslavie. Arturo Pérez-Reverte, a, pendant vingt ans, sillonné une planète en feu, vu la mort de près et beaucoup fréquenté le territoire comanche.

Dans le jargon du métier de reporter de guerre, « c’est l’endroit où l’instinct lui dit : arrête la voiture et fais demi-tour, écrit-il. L’endroit où les chemins sont déserts et les maisons des ruines calcinées ; où l’on dirait toujours que la nuit va tomber et où l’on avance en rasant les murs en direction des coups de feu qui retentissent au loin, attentif au bruit de ses pas sur le verre brisé. » Pour Reverte, le territoire comanche se trouvait dans cette Yougoslavie brisée par la guerre. C’est là qu’il a décidé d’en finir avec elle pour se consacrer à sa carrière d’écrivain.

— S’ils me tuent cette nuit, lui dit Gervasio, je ne te le pardonnerai jamais.

Pamphlet contre le journalisme spectacle, réflexion cruelle sur l’éthique de la presse, Arturo Pérez-Reverte dresse aussi une émouvante galerie de portraits du club très fermé des reporters de guerre, ses camarades.

Il a été adapté au cinéma en 1997 par Gerardo Herrero.

Une histoire de guerre véridique n’est jamais morale. Elle n’est pas instructive, elle n’encourage pas la vertu, elle ne suggère pas de comportement humaniste idéal, elle n’empêche pas les hommes de continuer à faire ce que les hommes ont toujours fait. Si une histoire vous paraît morale, n’y croyez pas.
Tim O’Brien, Les Choses qu’ils emportaient (exergue)

« Je ne suis pas un auteur commode, et j’en suis fier ! »

Extrait de l’entretien qu’Arturo Pérez-Reverte a donné à Livres Hebdo, pour la parution de notre traduction. Propos recueillis par Jean-Claude Perrier, janvier 2022.

Est-ce un livre atypique dans votre œuvre ? Comment le définiriez-vous ?
~ C’est un récit autobiographique où tout est vrai, sauf moi ! Je suis le journaliste Barlés à 90 %.
Quant à Márquez, le caméraman, il est tout à fait authentique. Maintenant retraité, c’est une légende vivante dans la profession, une référence pour tous les jeunes.

Quelles leçons tirez-vous de vos années de journalisme de terrain ?
~ Le journalisme m’a donné le privilège de regarder la vie d’une façon différente, sans manichéisme.
Le même individu peut être un héros le matin et un salaud le soir. Les actes dépendent en grande partie des circonstances, je ne juge pas. Mais j’ai appris une chose fondamentale : un idiot est toujours plus dangereux qu’un méchant !


« L’un de ces matins où la faux est au repos pour qu’on l’aiguise »

Extrait du chapitre *Les cartes postales de Mostar*, pages 70-72

En arrivant à la ferme, Barlés rencontra le propriétaire devant la grille du portail. C’était un Croate brun et robuste qu’il avait trouvé, en début de matinée, occupé à se quereller avec les soldats parce qu’il refusait d’abandonner sa maison. Maintenant, il regardait avec inquiétude en direction de la route et du pont.

— Situation mauvaise ? demanda-t-il à Barlés en mauvais anglais.

— Mauvaise, répondit celui-ci. Bijelo Polje kaput. Moi, si j’étais à votre place, je prendrais ma famille et je partirais.

La famille montrait ses petits visages tout barbouillés en bas de la grille : deux gamins blonds entre six et huit ans. Au fond de la cour, près de deux vaches et d’un vieux tracteur rouillé, il y avait une jeune paysanne, blonde elle aussi, et une vieille assise sous le porche.

Barlés s’arrêta devant le portail et offrit une cigarette au Croate. Il ne fumait pas, mais, avec le contenu des poches de son gilet – lampe-torche, bloc-notes, stylos-billes, carte de la région, cartes d’accréditation des trois camps et de l’ONU, passeport, dollars, marks, aspirine, couteau suisse, allumettes protégées par un préservatif, purificateurs d’eau, magnétophone, trousse de secours, compléments multivitaminés, élastique pour tourniquet, radio Sony ICF/SW –, il avait toujours un paquet de Marlboro pour en offrir; c’était un bon moyen de rompre la glace. Le paysan le remercia d’un hochement de tête et ses doigts râpeux, quand il en prit une, frôlèrent la main du journaliste. Il sentait la sueur et la terre.

— Beaucoup inquiet, dit-il en exhalant la fumée. Beaucoup problème.

En quelques mots, il mit Barlés au courant de la situation : il n’était pas prêt à quitter sa ferme parce qu’il craignait, non sans raison, qu’elle soit pillée ou brûlée quand il l’aurait abandonnée. Pendant vingt ans, expliqua-t-il, il avait travaillé en Allemagne pour investir ici les économies de toute sa vie. Pendant un moment, il avait cru pouvoir se tenir à l’écart: sa patrie était le lopin de terre qui le faisait vivre. Mais la guerre frappait maintenant à sa porte. Il était déchiré entre la peur pour sa famille et celle de tout perdre ; de devenir un des milliers de réfugiés qui erraient en Bosnie centrale.

— Pas croire que les HVO se retirent jamais… conclut-il, avant de poser une main sur la tête de chaque enfant. Vous croyez les musulmans arrivent jusqu’ici ?

Barlés haussa les épaules.

— Si on ne fait pas sauter le pont, oui.

— Et si on le fait sauter ?

— Alors, peut-être que oui, et peut-être que non.

Il déplorait la situation de cet homme, mais pas plus que celle du reste des malheureux qu’il voyait tous les jours. En fin de compte, celui-ci était encore jeune et pourrait tout recommencer ailleurs, s’il arrivait à s’en tirer vivant. Beaucoup d’autres, comme le vieux aux cartes postales, ne pourraient rien recommencer nulle part.

Ce vieil homme, ils l’avaient connu dans le secteur musulman de Mostar un an auparavant, quand la guerre était encore loin de Bijelo Polje et que le paysan croate qui en ce moment regardait, angoissé, en direction du pont n’avait pas grand-chose à faire de Mostar ni du reste du monde. Le vieux apparut un des matins pendant lesquels les obus cessaient de tomber à certaines heures. Alors, le silence devenait quelque chose d’étrange, d’inhabituel, et parmi les ruines se levaient des hommes, des femmes et des enfants semblables à des fantômes salis. C’était un de ces matins-là, avec un soleil tiède sous lequel se découpaient les squelettes noirs des édifices, dans l’odeur particulière des villes en guerre, mêlant brique, bois brûlé, cendres et matières organiques – ordures, animaux et humains – pourrissant sous les décombres. Cette odeur que l’on ne sent nulle part ailleurs, et qui vous accompagne pendant des jours, imprégnée dans vos narines et vos vêtements, même quand vous vous êtes douché vingt fois et que vous avez quitté l’endroit depuis longtemps. Un de ces matins où la faux est au repos pendant qu’on l’aiguise, et Barlés et Márquez se reposaient, assis sur les décombres d’un porche, profitant de la trêve, avec la consolation égoïste d’avoir en poche un billet d’avion, ce possible retour qui permet de se dire à un moment ou à un autre que ça suffit comme ça et d’aller ailleurs, là où l’on peut boire de la bière en regardant les gens passer et les belles poulettes aller et venir dans les rues sans que personne ne leur tire dessus. C’était un de ces jours-là, et Barlés pensait à l’impossibilité de transmettre en une minute et demie d’émission ce que l’on éprouve quand dans les ruines d’une maison – meubles éclatés, rideaux souillés et effilochés, tableau crevé par des impacts de mitraille – on trouve par terre les photos d’un album de famille piétinées au milieu des cendres et déformées par le soleil et la pluie. Un homme souriant à l’objectif. Un vieil homme, avec trois enfants sur ses genoux. Une femme encore jeune, belle, aux yeux las, avec le sourire lointain et triste de qui pressent ce qui l’attend. Des enfants sur une plage, avec bouées de sauvetage et cannes à pêche. Et, autour d’un arbre de Noël, un groupe dans lequel on pouvait reconnaître les enfants, le vieil homme et la femme triste.


« La guerre est une affaire de commerçants et de généraux, mes enfants. »

Extrait du chapitre *Les cartes postales de Mostar*, pages 74-75

Il n’essayait pour ainsi dire jamais de l’expliquer. Lui était un reporter et, à l’heure de se mettre à la tâche, Dieu n’existe que pour les éditorialistes. Il laissait l’analyse à ses collègues en cravate, à la rédaction ou aux experts qui se présentaient pour expliquer les facteurs géostratégiques devant de grandes cartes en couleur et aux ministres qui affichaient leur sourire pour les journaux du soir, très affairés à Bruxelles, ne s’exprimant jamais qu’au pluriel de majesté : nous avons, nous allons, nous ne pouvons tolérer. Pour Barlés, le monde se réduisait à des énoncés plus simples: ici une bombe, là un mort et ici comme là un grand fils de pute. En réalité, c’était toujours la même barbarie : de Troie à Mostar, ou à Sarajevo, toujours la même guerre. Il le dit un jour lors d’une conférence à Salamanque devant des étudiants en journalisme qui prenaient des notes et ouvrait des yeux comme des soucoupes quand il leur racontait ce que coûtait une passe à Manille, comment faire démarrer une voiture volée ou suborner un policier iraquien, et les professeurs – de l’université pontificale – se regardaient du coin de l’œil, inquiets, se demandant s’ils avaient invité la bonne personne. Il s’agit de la même guerre, leur dit-il. Pour celle de Troie, j’étais trop jeune, mais au cours de ces dernières années, j’en ai vu quelques-unes. Je ne sais ce que d’autres que moi pourraient vous en dire, mais j’y étais et je vous jure que c’est toujours la même : deux malheureux en uniformes différents qui se tirent dessus, morts de peur, dans un trou plein de boue et, très loin de là, un salaud de belle prestance, un havane à la bouche dans un bureau climatisé occupé à concevoir drapeaux, hymnes nationaux ou monuments au soldat inconnu en faisant son beurre de sang et de merde. La guerre est une affaire de commerçants et de généraux, mes enfants. Et le reste du pipeau.


L’horreur

Extrait du chapitre *Il y a des femmes qui en ont, une sacrée paire*, pages 90-91

L’horreur. Barlés secoua la tête : les gens n’en ont pas la moindre idée. Par exemple, le premier imbécile venu lit Le Cœur des ténèbres et croit tout savoir de l’horreur, ou il passe deux jours à Sarajevo pour élaborer la théorie rationnelle du sang et de la merde et, au retour, écrit trois cent cinquante pages sur le sujet et assiste à des tables rondes pour expliquer la chose, en compagnie de baratineurs qui n’ont jamais eu à se battre pour un morceau de pain, ni entendu crier une femme que l’on viole, ni tenu dans leurs bras un enfant à l’agonie avant de passer trois jours sans pouvoir se nettoyer de son sang parce qu’il n’y a pas d’eau pour laver sa chemise. Depuis trois ans, les artilleurs serbes se torchaient avec les compromis intellectuels, les manifestes de solidarité, les articles d’opinion de penseurs engagés et les signatures de personnalités des arts, des sciences et des lettres. Barlés avait un jour eu droit à un coup de semonce de ses chefs pour avoir refusé d’interviewer pour Telediario Susan Sontag qui montait alors En attendant Godot avec un groupe d’acteurs locaux à Sarajevo. «Envoyez un rédacteur de la page culture, avait-il dit. Ou, mieux encore, un intellectuel engagé. Moi, je suis un fils de pute analphabète que seuls excitent la guerre et le chaos.»

Il regarda la vache morte, puis le reflet de son visage sur un morceau de vitre brisée par l’explosion qui tenait encore au châssis d’une fenêtre, et il se fit la grimace. L’horreur peut être vécue et montrée, mais elle ne peut jamais se communiquer. Les gens croient que le comble des horreurs de la guerre ce sont les morts, les tripes et le sang. Alors que c’est quelque chose d’aussi simple que le regard d’un enfant ou le visage dépourvu de toute expression d’un soldat que l’on va fusiller. Ou les yeux d’un chien abandonné et seul qui vous suit en boitant parmi les ruines et que l’on laisse derrière soi en accélérant le pas, honteux, parce que l’on n’a pas le courage de lui tirer dessus.


ARTURO PÉREZ-REVERTE

Territoire comanche

Traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli • Collection Mémoires de guerre

Livre broché – 120 pages – 12 x 19 cm
Paru le 4 mars 2022 – 17 €

Disponible en librairie ou sur notre site internet


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