
« Dans plusieurs bestiaires où il est question du loup, nous constatons la précision avec laquelle les habitudes de l’animal sont décrites et mêlées à d’autres uniquement pour qu’on puisse les interpréter allégoriquement par la suite. De nouveau se présente le souci traditionnel de rassurer en exposant les moyens de rendre le loup inoffensif, bien que ces moyens contredisent entièrement sa nature agressive bien connue. Mais c’était ainsi, il s’agissait de s’entretenir dans cette illusion et de laisser entrevoir une lueur d’espoir que l’affrontement ne finirait pas en tragédie.
Mais écoutons plutôt le clerc Pierre de Beauvais, qui vécut au XIIIe siècle. Voici ce qu’il nous dit dans son bestiaire en patois picard, le plus proche du Physiologus latin :
« Loup », l’origine de ce nom est un mot du sens de « enlever de force », et pour cette raison, c’est à juste titre qu’on appelle « louves » les femmes dévergondées qui détruisent les bonnes qualités des hommes qui les aiment. Le mâle est fort de la poitrine, mais faible des reins. Il ne peut tourner sa tête en arrière sans tourner tout son corps. Il se nourrit aussi bien de proies que de vent. La femelle ne donne naissance à ses petits qu’au mois de mai lorsque le tonnerre remplit le ciel, et jamais à une autre période. Son instinct est tel que lorsqu’elle a des petits, elle ne chasse jamais ses proies près de sa tanière, mais préfère au contraire les chasser très loin. Si, la nuit, elle part en quête d’animaux, elle se dirige en silence vers la bergerie et les moutons, comme un chien bien dressé. Elle marche toujours contre le vent pour ne pas attirer les chiens avec l’odeur de son haleine et avertir les bergers. Aussi, s’il arrive que la louve marche sur une branche ou quelque chose qui fait du bruit lorsqu’elle est à la poursuite d’une proie, elle se mordra la patte plutôt que de hurler. De nuit, ses yeux brillent comme des chandelles et un homme perd toute force lorsqu’il croise le regard de l’animal. Le loup représente le diable, car celui-ci éprouve constamment de la haine pour l’espèce humaine, et il rôde autour des pensées des fidèles afin de tromper leurs âmes.
Je commente en vitesse ce passage en évoquant par la même occasion la nouvelle de Giovanni Verga, La Louve, qui témoigne de la vitalité du mythe de l’insatiabilité de la bête, sur le plan amoureux en l’occurrence, puisqu’on l’attribuait à un certain type de femme, mythe qui prend ses racines dans l’Antiquité classique. Que les loups – aux yeux de feu dans la nuit, remarquons ce détail de film d’épouvante – se nourrissent de proies et de vent, voilà qui ajoute une raison supplémentaire d’être terrifié par un animal qui peut survivre à des conditions extrêmes, sans nourriture. C’est ce qu’évoque François Villon en 1456 en écrivant, comme il l’affirme, dans le silence de la nuit. Outre la désolation de l’hiver où un misérable tison est censé réchauffer la pièce, on perçoit, dans son poème, une pointe de solidarité envers les loups affamés, la gueule ouverte au vent glacial : « En ce temps que j’ay dit devant,/ Sur le Noël, morte saison,/ Que les loups se vivent de vent,/ Et qu’on se tient en sa maison,/ Pour le frimas, près du tison : / Cy me vint vouloir de briser/ La très amoureuse prison/ Qui souloit mon cœur desbriser. » Le poète mentionne de nouveau les loups dans une note de fraternité amicale : « Nécessité fait gens mesprendre,/ Et faim saillir le loup du bois. »
Pierre de Beauvais transpose les traits caractéristiques du loup sur le plan allégorique de façon qu’ils relèvent toujours des manœuvres du diable ; je ne citerai ici que son dernier exemple : « Le fait que le loup ne puisse fléchir le cou sans tourner le corps signifie que le diable ne peut se tourner vers aucun bien. » Et de poursuivre son récit : « Le loup ôte toute force de crier à un homme quand il le voit en premier, et cet homme ne peut recevoir le secours de personnes qui se trouvent loin de lui ; que celui-ci laisse alors tomber ses vêtements à ses pieds, et qu’il les piétine en frappant deux pierres l’une contre l’autre de ses mains : il ôtera ainsi sa force et son courage au loup, qui s’enfuira aussitôt en laissant l’homme sain et sauf. »
Dans une miniature d’un bestiaire de 1230 environ, nous voyons en effet un homme sans voix parce qu’un loup l’a vu en premier ; mais l’homme, en se dévêtant, en piétinant son vêtement et en faisant du vacarme avec des pierres, fait fuir le prédateur suivi de ses petits (fig. 207).
Barthélemy l’Anglais raconte que lorsqu’on observe quelqu’un qui se tait soudain ou reste silencieux, on dit lupus est in fabula en souvenir de la faculté de la bête de rendre un homme muet s’il le voit en premier. Cet adage a survécu jusqu’à nos jours, même si sa signification est légèrement différente puisqu’on l’emploie quand survient une personne dont on parlait. Mais comme l’arrivée non prévue de celle-ci interrompt la conversation qu’on a entamée, le dicton n’en est pas moins toujours empreint du pouvoir magique du loup.
Dans son Bestiaire d’Amour, Richard de Fournival remédie à l’infériorité de l’homme qui perd la voix (parce qu’il est terrorisé, de toute évidence, ajouterai-je) en affirmant la réciprocité du comportement du loup – et il n’est pas le seul à l’affirmer – car « quand un homme le voit avant qu’il ne voie l’homme, le loup perd toute sa force et sa bravoure ». C’est ce que montre avec précision une miniature d’un manuscrit de 1300 de l’ouvrage du poète (fig. 208) où l’on peut voir, à gauche, un loup qui a perdu sa force et qui fuit, et à droite, l’homme vaincu, qui fait le geste caractéristique de la douleur en portant la main à sa joue, tandis que le loup féroce s’approche, la gueule grande ouverte et la langue frétillante.
Amicus de Rambona (que l’on confond parfois avec le bénédictin Amicus d’Avellana, né entre 920 et 930) est l’un de ces saints. Il fut le deuxième abbé de l’abbaye bénédictine de Rambona, dans la province de Macerata (Marches), succédant à Olderigus, abbé en 891, mais il est souvent représenté vêtu d’habits cisterciens parce que l’abbaye fut dirigée plus tard par des moines de cet ordre monastique.
La reine lombarde Ageltrude de Bénévent, morte en 931, avait offert à Olderigus un diptyque d’ivoire à la symbolique complexe. Sur le volet de gauche, au-dessous du Christ en croix, on remarque une énorme louve qui montre ses crocs et allaite les jumeaux « Romulus » et « Rémulus » [sic], bien qu’elle n’ait pas du tout l’air maternel. Elle ne les lèche pas ni ne les regarde ; non seulement elle découvre ses dents pointues, mais elle a des pattes aux griffes crochues, symbole d’« une Rome qui avait su défendre ses “enfants” avec fierté, mais qui était devenue entre-temps chrétienne » (fig. 209-210).


Je me demande, avec prudence, si la présence de nombreux chapiteaux dans la crypte de l’église de l’abbaye, où se trouve la tombe d’Amicus et où figurent des bêtes féroces qui montrent leurs dents, dont un loup (XIIe siècle, fig. 211), et la présence du diptyque où la louve agressive occupe une place de protagoniste, ont eu une influence sur l’attribution du rôle de dresseur de la bête à Amicus, successeur Olderigus, saint dont les miracles ne sont documentés que par des témoignages iconographiques.

Amicus est cité par saint Pierre Damien et, selon une pieuse tradition, il se consacra beaucoup à des travaux manuels, à telle enseigne qu’il est représenté avec une hache et divers outils agricoles. Son souvenir est surtout associé au fait d’avoir contraint un loup qui avait dévoré son âne de se charger de tout le bois de chauffage que le pauvre animal transportait. Le loup tenu en laisse, écrasé sous son fardeau et la tête baissée, est le trait iconographique qui permet d’identifier le saint dompteur avec Amicus de Rambona. Nous le voyons sur plusieurs fresques, à Rambona par exemple, dans la crypte médiévale de l’abbaye où une fresque du XVIe siècle le représente avec le loup en laisse, et, toujours à Rambona, dans l’église paroissiale de Santa Maria Assunta, avec une hache et une laisse (fresque de 1538) ; mais aussi à Tivoli, dans l’église San Silvestro, muni d’un fauchard et un loup en laisse (fresque de 1380 environ) ; à Amatrice, toujours dans le Latium, au sanctuaire de l’Icona Passatora, avec une hache en bandoulière et un loup (fresque datée de 1494) ; à Foligno, en Ombrie, dans l’église Santa Maria Infraportas, avec le loup uniquement ; à Pieve di Sietina, près de Capolona, dans la province toscane d’Arezzo, où l’on peut voir un fragment de loup et la dédicace à Amicus sur une fresque datée de 1495 ; et enfin au sanctuaire de la Madonna delle Grazie de Rasiglia, près de Foligno, sur une fresque du XVe siècle (fig. 212-213) où le saint, muni d’un râteau peut-être, tient en laisse un loup passablement épuisé, à gauche d’une Vierge à l’Enfant entre deux anges, tandis qu’à droite, un autre saint jumeau, avec une hache et un autre loup en laisse, est peut-être saint Amicus d’Avellana.

Les dégâts matériels infligés aux habitants par les loups étaient virtuellement dédommagés par la foi qu’on avait dans les saints, comme saint Blaise de Sébaste, par exemple. Dans le panneau de prédelle d’un polyptique qui lui est dédié (1449), Sano di Pietro représenta le saint évêque qui, après avoir entendu la prière d’une pauvre veuve, obtint que le loup lui rapportât le porcelet qu’il lui avait dérobé : la bête tient ce petit cochon, noir comme un marcassin, dans sa gueule aux dents pointues (fig. 214).

Extrait du chapitre “Animaux réels et dangereux”, pages 334-345. Traduit de l’italien par Lucien d’Azay.
