// Écrit en 1937, publié pour la première fois en français en 1939 traduit par Jules Castier et non réédité depuis, La Fin et les moyens donne à lire un Huxley utopiste et programmatique : un « livre de cuisine pour réformes » écrivait-il. //
«Être un homme complet, équilibré, c’est une entreprise difficile, mais c’est la seule qui nous soit proposée. Personne ne nous demande d’être autre chose qu’un homme. Un homme, vous entendez. Pas un ange, ni un démon. Un homme est une créature qui marche délicatement sur une corde raide, avec l’intelligence, la conscience et tout ce qui est spirituel à un bout de son balancier, et le corps et l’instinct et tout ce qui est inconscient, terrestre et mystérieux à l’autre bout. En équilibre, ce qui est diablement difficile.»
Ces phrases qu’Aldous Huxley faisait prononcer naguère par un des héros de Contrepoint, pourraient servir de résumé à la Fin et les Moyens. Son nouvel essai, en effet, ne vise à rien de moins qu’à dégager les conditions et les méthodes d’un «humanisme». […]
Un peu partout, dans des pays différents, se constituent […] des noyaux d’hommes qui n’acceptent aucune des formes multiples de la barbarie contemporaine, qui refusent de contresigner les nombreuses formules de démission que les puissances offrent toutes prêtes à l’homme, qui ne se résignent pas à voir sombrer ce qui leur paraît être la plus haute de nos raisons de vivre. Jusqu’à quel point les protestations de ces petits groupes seront-elles efficaces? ont-elles même des chances d’être entendues dans le fracas des acclamations et des hurlements, des guerres et des persécutions, parmi le déchaînement de violences multiples qui nous entoure ? Nul n’en sait rien. Mais il est bon que certaines choses soient dites, même si elles ne doivent être que la semence de très lointaines moissons.
Extrait de la préface de Daniel-Rops à l’édition de 1946, reproduite dans notre édition.
*
Sommaire
Préface de Daniel-Rops
Chapitre premier – Des buts, des voies et du point de départ contemporain
Chapitre II – De la nature de l’explication
Chapitre III – De l’efficacité et des limites des réformes sociales à grande échelle
Chapitre IV – La réforme sociale et la violence
Chapitre V – De la société organisée suivant un plan
Chapitre VI – De la nature de l’État moderne
Chapitre VII – Centralisation et décentralisation
Chapitre VIII – Décentralisation et gouvernement par les citoyens
Chapitre IX – De la guerre
Chapitre X – Du travail individuel en vue des réformes
Chapitre XI – De l’inégalité
Chapitre XII – De l’éducation
Chapitre XIII – Des pratiques religieuses
Chapitre XIV – Des croyances
Chapitre XV – De l’éthique
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Des causes de la guerre
(Extrait du chapitre IX – De la guerre)
Chacune des routes qui mènent vers un état meilleur de la société est barrée, tôt ou tard, par la guerre, par les menaces de guerre, par les préparatifs de guerre. C’est là la vérité, la vérité odieuse, à laquelle on ne peut échapper, qui émerge, visible à tous, des discussions contenues dans les chapitres qui précèdent. Examinons brièvement la nature de la guerre, les causes de la guerre, et ce qu’il serait possible de lui substituer, les méthodes de guérison de la manie de militarisme qui afflige le monde à l’époque actuelle.
[…]
La guerre existe parce qu’on désire qu’elle existe. On désire qu’elle existe, pour une diversité de raisons.
1) Bien des gens aiment la guerre parce qu’ils trouvent leurs occupations du temps de paix, soit, d’une façon positive, humiliantes et frustrantes, soit, d’une façon négative, simplement ennuyeuses. Dans leurs études sur le suicide, Durkheim et, plus récemment, Halbwachs, ont montré que le pourcentage des suicidés chez les non-combattants a tendance à tomber, en temps de guerre, aux deux tiers environ de son chiffre normal. Ce déclin doit être attribué aux causes ci-après: à la simplification de l’existence en temps de guerre (c’est dans les sociétés complexes et éminemment développées que le taux des suicides est plus élevé); à l’intensification du sentiment nationaliste à un degré tel que la plupart des individus vivent dans un état d’enthousiasme chronique ; à ce que la vie en temps de guerre, acquiert une importance et un but pratique, si bien que la tâche même la plus intrinsèquement ennuyeuse est ennoblie en tant que «travail de guerre»; à la prospérité artificielle créée, pour un temps du moins, par l’expansion des industries de guerre; à la liberté sexuelle accrue qui est toujours réclamée par les sociétés dont tous les membres, ou dont quelques-uns, vivent sous la menace d’une mort soudaine. Ajoutons à cela que la vie en temps de guerre est (ou, du moins, était, dans les guerres précédentes) extrêmement intéressante, au moins pendant les premières années de la guerre. La rumeur s’en donne à cœur joie, et les journaux sont bourrés tous les matins des nouvelles les plus passionnantes. C’est à l’influence de la presse que doit être attribué ce fait que si, pendant la guerre de 1870, le taux des suicides n’a décliné que dans les pays belligérants, pendant la Guerre Mondiale, au contraire, un déclin considérable a été noté même dans les pays neutres. En 1870, à peu près la moitié des habitants de l’Europe étaient incapables de lire, et les journaux étaient rares et chers. En 1914, l’instruction primaire était partout obligatoire depuis plus d’une génération, et la manie de lire les journaux s’était répandue parmi toutes les classes de la société. Les neutres mêmes étaient ainsi à même de jouir, par procuration, et en seconde main, de l’expérience excitante de la guerre.
Jusqu’à la fin de la dernière guerre, les non-combattants, sauf dans les pays effectivement soumis à l’invasion, ne courraient pas grand danger physique. Dans toute guerre future il est manifeste qu’ils seront exposés à des risques presque, sinon complètement, aussi considérables que ceux auxquels feront face les combattants. Cela tendra certainement à diminuer l’enthousiasme des non-combattants pour la guerre. Mais s’il se révèle que les effets du bombardement aérien sont moins épouvantables que ne le pensent à présent la plupart des experts, cet enthousiasme pourra ne pas être complètement éteint, au moins pendant les premiers mois de guerre. Durant la dernière guerre, une bonne proportion des combattants ont pris un plaisir réel à quelques phases au moins de la lutte. L’évasion hors des routines ternes et souvent abêtissantes de la vie du temps de paix a été accueillie avec joie, bien que cette évasion fût achetée au prix de peines physiques et du risque de mort et de mutilation. Il est possible que les conditions d’une guerre future quelconque soient si terribles que même les plus naturellement aventureux et combatifs des êtres humains en arriveront à détester et à craindre le fait de se battre. Mais avant que la prochaine guerre n’éclate effectivement, nul ne peut connaître par expérience les conditions nouvelles dans lesquelles on se battra. Cependant, tous les gouvernements sont activement occupés à une propagande subtile qui est dirigée contre les ennemis en puissance, mais non contre la guerre. Ils avertissent leurs sujets qu’ils subiront des bombardements aériens par des escadres d’avions ennemis; ils les persuadent ou les obligent de se soumettre à des exercices antiaériens et à d’autres formes de discipline militaire ; ils proclament la nécessité d’entasser des armements énormes aux fins de contre-attaques et de représailles, et ils procèdent effectivement à la construction de ces armements, dans la proportion, dans la plupart des pays d’Europe, de près de la moitié (ou d’une large moitié) des recettes budgétaires annuelles. En même temps ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour déprécier le danger des attaques aériennes. On fabrique et l’on distribue des millions de masques à gaz en assurant qu’ils donneront une protection complète. Ceux qui font de telles assurances savent fort bien qu’elles sont fausses. Les masques à gaz ne peuvent être portés par les petits enfants, les invalides, ni les vieillards, et n’offrent aucune protection contre les vésicants et quelques-unes des fumées délétères, qui, pour cette raison même, seront les produits chimiques qu’emploieront principalement les escadres aériennes du monde. Cependant, les avertissements des experts impartiaux sont, soit complètement passés sous silence, soit dépréciés. (L’attitude du porte-parole du gouvernement anglais à la réunion de l’Association Médicale Britannique à Oxford en 1936, et celle du «Times », en 1937, envers les savants de Cambridge qui avaient mis le public en garde contre les effets probables d’un bombardement sont éminemment significatives à cet égard.) Tout l’effort de tous les gouvernements vise, je le répète, à faire de la propagande contre les ennemis et en faveur de la guerre, contre ceux qui tentent de dire la vérité sur la nature et les effets des nouveaux armements, et en faveur de la fabrication de ces armements en quantités sans cesse croissantes. Il y a deux raisons pour lesquelles cette propagande réussit comme elle le fait. La première, comme je l’ai exposé dans ce paragraphe, doit être recherchée dans ce fait que, jusqu’à présent, beaucoup de non-combattants et quelques combattants ont trouvé dans la guerre une agréable diversion à la monotonie de la paix. La seconde raison sera exposée dans le paragraphe suivant, qui traite d’un autre aspect des motifs psychologiques de la guerre.
2) L’une des causes principales de la guerre, c’est le nationalisme, et le nationalisme est immensément populaire parce qu’il satisfait psychologiquement les nationalistes individuels. Tout nationalisme est une religion idolâtre, dans laquelle le dieu est l’État personnifié, représenté dans bien des cas par un roi ou un dictateur plus ou moins déifié. Le fait d’appartenir à la nation qui est, par hypothèse, divine, est considéré comme conférant une sorte de préexcellence mystique. C’est ainsi que tous les «Anglais-de-Dieu » sont au-dessus des «races inférieures au ban de la loi» [expression de Kipling], et que chaque Anglais-de-Dieu individuel est fondé à se croire supérieur à tout homme appartenant aux races inférieures, même au plus noble et au plus riche, même au plus intelligent, au plus puissamment doué, au plus chargé de sainteté. Tout homme qui croit avec assez de force à l’idolâtrie nationaliste locale peut trouver dans sa foi un antidote au complexe d’infériorité, fût-ce le plus vif. Les dictateurs entretiennent la flamme de vanité nationale, et récoltent leur récompense dans la gratitude des millions de gens à qui la conviction qu’ils participent à la gloire de la nation divine apporte la libération d’avec le sentiment de pauvreté, de manque d’importance sociale, et d’insignifiance personnelle, qui les ronge.
L’estime de soi a comme complément la dépréciation d’autrui. La vanité et l’orgueil engendrent le mépris et la haine. Or, le mépris et la haine sont des émotions excitantes, — des émotions qui «donnent un coup de fouet». Les dévots d’une idolâtrie nationale ont plaisir à se donner le coup de fouet de la haine et du mépris des dévots d’autres idolâtries. Ils payent ce plaisir en étant forcés de se préparer aux guerres que la haine et le mépris rendent à peu près inévitables. — Autre point: dans le cours normal des événements, la plupart des hommes et des femmes se conduisent raisonnablement bien. Cela veut dire qu’ils sont fréquemment obligés de réprimer leurs impulsions anti-sociales. C’est par procuration qu’ils trouvent à satisfaire ces impulsions, au moyen de films et d’histoires de «gangsters», de pirates, d’escrocs, de vieux vicomtes vicieux et autres analogues. Or, la nation personnifiée, comme je l’ai déjà indiqué, est divine par sa taille, par sa force et par sa supériorité mystique, mais infra-humaine par sa valeur morale. L’éthique de la politique internationale est précisément celle du « gangster », du pirate, de l’escroc, du vieux vicomte vicieux. Le citoyen exemplaire peut se livrer, par procuration, à des activités criminelles, non seulement par les films, mais aussi dans le domaine des relations internationales. La nation divine dont il constitue mystiquement une partie brutalise et trompe, se livre à des éclats et à des menaces, dans des conditions telles que beaucoup de gens y trouvent une satisfaction profonde à leurs bas instincts qu’ils ont réprimés avec assiduité. Soumis à son épouse, plein de bonté envers les enfants, courtois envers les voisins, en affaires, l’honnêteté même, le bon citoyen éprouve un frisson de ravissement quand son pays « adopte la manière forte », «accroît son prestige», «enregistre une victoire diplomatique», «agrandit son territoire», — en d’autres termes, quand il bluffe, brutalise, escroque, ou vole. La nation est une divinité étrange. Elle s’impose des devoirs difficiles et exige les plus grands sacrifices, et, par cela même, et parce que les êtres humains ont faim et soif de droiture, elle est adorée. Mais elle est adorée aussi parce qu’elle assouvit les éléments les plus bas de la nature humaine, et parce que les hommes et les femmes aiment à avoir une excuse pour éprouver de l’orgueil et de la haine, parce qu’ils sont avides de goûter, même en seconde main, aux joies de la criminalité.
Telles sont les causes psychologiques de la guerre, — ou, pour être plus précis, tel est le fond psychologique dont l’existence rend possible la poursuite des guerres. Nous avons à examiner maintenant les causes immédiates de la guerre. En fin de compte, elles sont également d’ordre psychologique; mais comme elles revêtent des formes particulières de comportement humain, et comme ces formes particulières de comportement se manifestent dans certains domaines d’activités éminemment organisés, nous préférons les appeler causes « politiques» et «économiques». Dans un but de classification, cela est commode, mais cette commodité a ses inconvénients. Nous sommes tentés de considérer la «politique» et l’« économique» comme des forces impersonnelles en dehors du domaine de la psychologie, opérant en quelque sorte de leur côté et indépendamment des êtres vivants. Dans la mesure où les êtres humains sont soumis à des habitudes et conditionnés par leur milieu social, la politique et l’économique possèdent une certaine autonomie limitée ; car partout où existe une organisation sociale, les individus ont tendance à se soumettre au fonctionnement de son mécanisme. Mais l’homme n’a pas pas été créé pour le repos dominical, et il ne consent pas invariablement à croire qu’il a été créé pour le repos dominical. Dans une certaine mesure, sa volonté est libre, et de temps à autre il s’en souvient et modifie, pour l’adapter à ses besoins, le mécanisme d’organisation qui l’entoure. Quand cela se produit, la conception de la politique et de l’économique comme forces autonomes, indépendantes de la psychologie humaine, devient tout à fait décevante. Il est commode, je le répète, de classer les causes économiques et politiques de la guerre sous des titres séparés. Mais il ne faut pas oublier que toutes ces causes sont, en fin de compte, de nature psychologique. […]
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