La Correspondance de Dante s’ouvre dans la collection des Classiques de l’Humanisme

Premier volume regroupant une vaste introduction générale et les quatre premières lettres sur treize attendues, *L’Amour et l’exil* ouvre le bal. Benoît Grévin y détaille son projet intellectuel… dantesque.

« Quant à moi, outre ces mots, je présente mes excuses à votre Distinction pour mon absence de ces obsèques larmoyantes, car ce n’est ni l’incurie ni l’ingratitude qui m’a retenu, mais bien la pauvreté soudaine causée par mon exil. » Lettre III

« Travailler sur Dante est une leçon d’humilité »

« Travailler sur Dante est une leçon d’humilité. Si chaque très grande œuvre impose le respect à qui entreprend de la commenter, l’auteur de la Comédie représente un cas à part. Le poète a-t-il conservé une sorte de privilège d’extra-temporalité, vestige de ses errances dans l’au-delà ? Il défie en tout cas les classifications. À la fois homme du Moyen Âge, solidement enraciné dans le Duecento toscan qui l’a vu naître, et l’un des génies annonciateurs de la Renaissance, il ne peut pourtant être rangé avec les deux autres couronnes florentines, Pétrarque et Boccace, parmi les pères de l’humanisme, sans qu’aussitôt s’impose la nécessité de tempérer cette vision. Si Dante a participé à l’élan qui, à sa génération, porta divers hommes de la Péninsule à imiter, déjà, les poètes antiques ; si l’échange, au soir de sa vie, des Églogues avec Giovanni del Virgilio suggère que sans la mort, survenue il y a exactement sept siècles, en 1321, il se serait peut-être engagé plus radicalement encore dans ce mouvement, la majeure partie de ses écrits s’inscrit dans une autre logique. Quête à la fois spirituelle, poétique, philosophique et linguistique d’un idéal d’harmonie et d’unité, l’œuvre de Dante emploie des systèmes de pensée – la grammaire, la rhétorique et l’aristotélisme des écoles, les langages poétiques inventés dans le royaume de Sicile et perfectionnés en Toscane, la doctrine des débats sur l’Empire et l’Église – profondément médiévaux. Ces systèmes, il les transforme et les transcende pour créer un univers original, même si cette originalité, pour être comprise, doit être éclairée par la société de son temps. […]

Cet homme qui fut à la fois poète, visionnaire, philosophe, politique et linguiste, eut aussi la chance de naître et de grandir dans une société renouvelée par deux siècles de foisonnement scolastique et religieux, et par la plus récente ascension, sur les traces de la langue d’oïl et de l’occitan, des parlers courtois siciliens, puis toscans ; dans une société dont l’instabilité politique, qu’il paya d’un long exil, matrice d’une grande partie de son œuvre, ne freinait pas l’époustouflant dynamisme social, économique et culturel. Dans la vision d’une Italie des années 1300 dont les cités-États prospères et les seigneuries naissantes, à l’aube de l’humanisme, étaient autant de foyers de culture préparant un renouveau destiné à féconder l’Europe, l’historien doit faire la part du mythe ancré dans les esprits tant par le miroir tendu par les humanistes à la postérité, que par les travaux et les œuvres des grands penseurs et artistes du XIXe siècle qui se complurent à idéaliser ce passé glorieux. Il n’en reste pas moins que, comme la Grèce de l’âge classique, comme la Chine des Royaumes combattants, comme l’Irak des premiers Abbassides, cette Italie communale et seigneuriale a représenté la matrice d’une exceptionnelle floraison, brillant des étincelles nées du perpétuel affrontement des hommes et des idées.

Tel fut le monde de Dante, « père de l’italien », symbole de l’éclat d’une Italie communale et seigneuriale conjuguant la fascination d’un XIIIe siècle auréolé par les aventures impériales de Frédéric II, l’éclat des cités maritimes et les renouveaux religieux, aux prestiges d’un XIVe siècle qui vit s’épanouir dans la Péninsule l’humanisme ; de Dante chantre, aussi, d’une renovatio Italiae passant par le perfectionnement d’un volgare illustre et par le rêve inabouti d’une restauration impériale… Cette position dominante, à la charnière de deux grands moments de l’histoire italienne, aussi bien que la force de sa réflexion sur l’unité spirituelle et politique de la Péninsule, ont contribué à faire du poète un père fondateur de l’Italie moderne, surgie dans les luttes du Risorgimento et consolidée à travers les épreuves du XXe siècle. […]

Les treize Lettres survivantes de Dante représentent vraisemblablement les épaves d’une production bien plus importante, et ne forment pas une part quantitativement majeure du corpus dantesque : quelques dizaines de pages en tout et pour tout. Contrairement à ce que l’observateur superficiel, tel que je le fus longtemps, pourrait croire, elles ont été fort visitées par la recherche, quoique de façon inégale. Sans compter les éditions de lettres isolées (concernant surtout la treizième et, à présent, la onzième), une quinzaine d’éditions scientifiques se sont déjà succédées depuis 1827, dont trois ces dix dernières années. Cet intérêt ne tient pas simplement à l’association d’un corpus avec un grand nom. Toutes écrites après 1302, les lettres forment autant de documents précieux pour comprendre l’histoire du poète durant ses vingt ans d’exil. Ciselées dans ce beau latin solennel et rythmé de la rhétorique épistolaire du XIIIe et du début du XIVe siècle, fort éloigné des canons de l’humanisme cicéronianisant qui allait plus tard s’imposer, elles possèdent une indéniable valeur littéraire, et renferment un ensemble de motifs qui, pour une large part, entrent en résonance avec le reste de l’œuvre de Dante. […]

(…) une partie du matériel considérable représenté par les dictamina, ou textes écrits selon les règles de l’ars dictaminis – il faut imaginer des milliers de textes conservés pour la seule Italie du treizième siècle – est peu ou mal éditée et, surtout, faiblement étudiée. Surtout, j’ai la conviction que la recherche sur Dante, tout en prenant toujours mieux en compte l’impact sur le poète d’un grand nombre de productions culturelles des siècles antérieurs à son existence, ou de son siècle de naissance (que l’on pense à cet égard à l’importance pour lui de la pensée de Thomas d’Aquin), est encore, sur ce point précis, parfois prisonnière d’une vision trop strictement « renaissante » qui conduit à minorer par certains aspects la force de cet héritage sur son style et sa pensée.

Que l’on ne s’y trompe pas. Je n’expose pas ici une découverte – de nombreux chercheurs, et non des moindres par leur position dans la recherche actuelle sur les Lettres de Dante, comme Marco Baglio et Antonio Montefusco, ont dernièrement encore insisté sur ce point –, je suggère la possibilité d’un approfondissement dans cette voie qui permettrait peut-être parfois de « trouver du nouveau » concernant tout un pan de l’œuvre dantesque. Car l’impact de l’ars dictaminis sur Dante ne se limite pas aux lettres, où il éclate le plus fortement. Il est sensible dans de nombreuses parties du reste de son œuvre en prose latine, et jusque dans certains aspects de sa production toscane. Tenter d’équilibrer l’exploration d’un Dante volontiers conçu comme un inventeur de toutes les modernités en montrant plus précisément ce qui le relie à un aspect de son héritage culturel relativement négligé par la recherche, et lui-même parfois objet de malentendus dus au prestige des formes renaissantes latines et toscanes, permettra peut-être de contribuer à l’avancée collective qui s’est accélérée si notablement ces dernières années.

C’est dans cet esprit que je propose cette nouvelle édition des Lettres de Dante, avec la conviction qu’un chercheur ayant passé beaucoup de son temps à étudier les riches dossiers textuels concernant la pratique épistolaire et l’écriture en prose rythmée dans l’Italie du treizième siècle pourra peut-être suggérer quelques pistes nouvelles, tout en s’inscrivant globalement dans les pas de ses devanciers. Ce n’est en effet pas par simple rhétorique que j’ai ouvert cette préface en parlant d’humilité. Comme tous les chercheurs qui s’attaquent à Dante en espérant tracer leur sillon, j’ai rapidement compris que l’exégèse du poète exigeait presque autant de modestie que celle de la Bible. On ne révolutionne pas un tel champ, à moins du miracle que constituerait la découverte effective de nouvelles lettres – un miracle qui, malgré certaines illusions, n’a pas eu lieu depuis très longtemps. […] »

Extrait de la préface de Benoît Grévin à son édition.


Composition du premier tome de la Correspondance de Dante 

• Préface de Benoît Grévin, suivie de Considérations générales, 39 pages

• Introduction générale à la Correspondance complète, par Benoît Grévin, 162 pages

• Lettres I, II, III et IV, en bilingue latin-français avec notes de bas de page

• Large commentaire pour chaque lettre, par Benoît Grévin, 246 pages

• Annexe, bibliographie, index


Canon des lettres de Dante 

Lettre I (Dante secrétaire). Les Blancs de Florence en exil au cardinal Niccolò da Prato, légat papal. Négociations de paix avec les Noirs en vue de mettre fin à la guerre entre les deux factions. Printemps 1304.
Lettre II. Dante à Oberto et Guido Guidi, neveux d’Alessandro Guidi di Romena, ancien capitaneus du parti des Blancs. Lettre de consolation sur la mort d’Alessandro. 1303-1305.
Lettre III. Dante à son ami Cino da Pistoia. Débat courtois. L’amour-espèce peut-il se maintenir en dépit de ses changements d’objet ? Accompagnait sans doute un sonnet, lui-même réponse à un sonnet de Cino. 1305-début 1306 ?
Lettre IV. Dante au marquis Moroello Malaspina. Description d’un amour foudroyant qui s’empare de son esprit. Accompagnait sans doute un poème. 1307 ? (datation débattue).
Lettre V. Dante aux acteurs politiques de l’Italie. Lettre en forme d’encyclique, exaltant la prochaine venue du roi des Romains Henri VII, et demandant de l’accueillir favorablement. Septembre-octobre 1310.
Lettre VI. Dante aux Florentins de l’intérieur. Dure lettre de reproche sur leur refus de reconnaître le roi des Romains, prophétie de leurs malheurs futurs. 31 mars 1311.
Lettre VII. Dante au roi des Romains Henri VII. Il ne doit pas s’attarder en Lombardie, mais foncer sur Florence, s’il veut accomplir sa mission et faire advenir un nouvel âge de paix dans le monde. 17 avril 1311.
Lettre VIII (Dante secrétaire). La comtesse Gherardesca di Battifolle à la reine des Romains Marguerite de Brabant. Elle exprime sa joie à la réception d’une lettre royale, et sa dévotion. Fin 1310 ou début 1311.
Lettre IX (Dante secrétaire). Même sujet, même fourchette chronologique.
Lettre X. (Dante secrétaire). Même sujet. En date du 18 mai 1311.
Lettre XI. Dante aux cardinaux italiens. Ils doivent réparer leurs erreurs, secourir l’Église en péril, et élire un pape qui la reportera à Rome et à son état de sainteté. Pendant la vacance de 1314-1316.
Lettre XII. Dante à un ami florentin. Il refuse de rentrer d’exil au prix d’une lustration infamante. 1315.
Lettre XIII. Dante à Cangrande della Scala. Il lui dédie le Paradis. La lettre de dédicace est suivie d’un long accessus, guide à la Comédie, d’authenticité débattue. 1314-1320.

« Or donc, après que j’eus été sevré du seuil de la cour après laquelle tant soupirais, cour dans laquelle, comme souvent vous le vîtes, empli d’admiration, il était permis de suivre les charges de la liberté ; alors que je venais à peine de planter mes pieds au long des flots du Sarno dans toute la sûreté d’un inconscient, voilà subitement, hélas, qu’une femme, descendant telle la foudre, m’apparut, je ne sais comment, en tous points conforme de forme et de mœurs à mes vœux.
O combien je fus frappé de stupeur à son apparition ! Mais la stupeur cessa par la terreur du grondement de tonnerre qui la suivit. En effet, tout comme le tonnerre succède sans relâche aux éclairs qui égalent l’éclat du jour, ainsi, au vu de la flamme de cette beauté, Amour, terrible et impérieux, m’emprisonna. Et fougueux comme un seigneur banni de sa patrie qui rentre dans ses terres, sur le sol paternel, après un long exil, tout ce qui lui était contraire au-dedans de moi, il le tua, le bannit ou l’enchaîna. » Lettre IV


Dante

Correspondance • I • L’amour et l’exil
Introduction générale • Lettres I-IV / Epistolae I – IV

Introduction, traduction et commentaire par Benoît Grévin

Coll. Classiques de l’Humanisme • CXCIV + 386 pages • Bibliographie, index

Paru le 18 février 2022 • 55 € • Disponible en librairie ou sur notre site internet


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