Dans une « parole entendue », le plus sage (sophotaton) – dans le domaine surhumain – est décrit juste après le nombre comme ce qui – ou celui qui – « donne des noms aux choses ». Les pythagoriciens faisaient probablement allusion ici à leur héros fondateur qui était particulièrement admiré pour l’invention d’un grand nombre de mots. Mis à part le concept de « cosmos», le plus couronné de succès fut sans aucun doute le mot composé philo- sophos (qui aime la sagesse, ami de la sagesse) sans lequel nul n’aurait pensé à l’ensemble des dérivés nominaux et verbaux philosophia, philosophikos et philosophein dans l’histoire de la pensée occidentale. D’après la réputation dont cette famille de mots a bénéficié jusqu’à nos jours, il serait presque surprenant que la recherche de son origine n’ait pas été entreprise de manière répétée – avec des résultats toutefois variables : tandis que quelques- uns sont enclins à accréditer l’ensemble de la tradition antique, et au moins à ne pas exclure que Pythagore fut le fondateur du mot « philosophie», d’autres ont émis de forts doutes au sujet de la source principale, le platonicien Héraclide du Pont (v. 390 – après 322 av. J.-C.), qui dans son dialogue perdu Sur la femme qui ne respire plus ou sur la maladie racontait un événement durant lequel Pythagore aurait utilisé le mot pour la première fois. Les remarques suivantes s’appuient sur une recherche neuve et encore inédite de l’auteur sur cette question (cf. bibliographie). Avant d’entrer dans la discussion pour et contre la fiabilité du témoignage d’Héraclide, il faut présenter la version latine, colorée et stimulant la réflexion, de Cicéron qui colle de près à l’original grec. Dans le cinquième livre des Tusculanes, Cicéron, après un hymne élogieux de la philosophie comme vitae dux, cherche à réfuter l’hypothèse erronée que ce pouvoir exceptionnel est quelque chose de neuf. Il admet ainsi que le nom, à la différence de la chose, qui est présentée comme antiquissimam, est récent et que ceux qui ont concentré tous leurs efforts sur l’observation de la chose (rerum contemplatio) étaient auparavant appelés « sages » (sapientes, en grec sophoi) :
Pythagore, d’après une tradition recueillie par un auditeur de Platon, Héraclide du Pont, qui fut un savant distingué, s’était rendu à Phlionte et avait traité devant Léon, prince de Phlionte, certaines questions où il s’était montré savant et dissert. Émerveillé de son intelligence et de son éloquence, Léon lui aurait demandé quelle était la science dont il se réclamait spécialement, et voilà que Pythagore aurait répondu qu’en fait de spécialité il n’en avait aucune, mais qu’il était philosophe. Surpris par l’étrangeté de ce terme, Léon demanda ce que pouvait bien être un philosophe, et quelle différence il y avait entre un philosophe et le reste des hommes ; 9. à quoi Pythagore répondit que, à son avis, il y avait analogie entre la société humaine et la foire où se déploie toute la magnificence des Jeux et où afflue toute la Grèce. Là, expliquait- il, certains demandent aux exercices physiques les couronnes qui donnent la gloire et la célébrité, d’autres y viennent en acheteurs ou en vendeurs, poussés par le goût des affaires et l’appât d’un bénéfice, tandis qu’il y a une catégorie de gens et précisément les plus distingués, qui ne recherchent ni applaudissements ni bénéfices, mais sont venus en spectateurs et examinent curieusement comme les choses se passent ; il en était de même de nous : comme si nous étions partis de quelque cité, pour prendre part à certaine foire très suivie, ainsi nous étions partis d’une autre vie et d’une autre nature pour notre vie actuelle, où les uns s’attachaient à la gloire, les autres à l’argent, tandis que certains individus, disséminés dans le monde, négligeaient tout le reste pour observer curieusement la nature : c’étaient ceux- là qui se qualifiaient de passionnés pour la sagesse, car tel est le sens de philosophe ; et de même que là- bas, l’attitude la plus distinguée était celle du spectateur qui ne cherche aucun profit personnel, ainsi dans la vie la contemplation et l’étude de la nature l’emportent de beaucoup sur tous les autres genres d’activité.
Héraclide du Pont , fr. 88 Wehrli = fr. 85 Schütrumpf (apud Cicéron , Tusculanes, 5, 8-9) ; trad. J. Humbert, Paris, les Belles Lettres, 1968.
Deux explications doivent être immédiatement apportées au texte : 1. à en juger par les parallèles, la comparaison renvoie très probablement non à n’importe quel concours, mais aux concours panhelléniques par excellence qui depuis 776 av. J.-C. se tenaient tous les quatre ans à Olympie. Il faut mentionner dans ce contexte qu’entre le sanctuaire olympique de Zeus dans le Péloponnèse et les lieux où s’exerçait l’activité de Pythagore en Italie du Sud, il existait une relation particulièrement étroite au VIe siècle av. J.-C. – à cette époque, aucune cité ne présente autant de vainqueurs olympiques que Crotone. 2. L’aspect linguistique de la création verbale pour Héraclide pourrait avoir été que le mot sophos, qui désigne en grec d’abord tout type d’aptitude pratique, en particulier musicale, puis est ensuite employé et transféré dans le sens de « bon sens, sagesse », était probablement déjà énoncé dans la question de Léon : « Dans quel art (technè) es- tu habile (sophos) ? » ; il aurait interrogé Pythagore et obtenu la réponse qu’il n’était en rien un technè- sophos, mais plutôt un philo- sophos.
Héraclide, à qui se rapportent la plus grande partie des témoignages antiques (qu’ils soient directs ou indirects), est aussi une source indiquée par Diogène Laërce dans le préambule de ses vies des philosophes :
Le premier à avoir utilisé le nom de philosophie et, pour lui- même, celui de philosophe, fut Pythagore, alors qu’il discutait à Sicyone avec Léon, le tyran de Sicyone – ou bien de Phlionte, comme le dit Héraclide le Pontique dans son traité Sur la femme qui ne respire plus ; car il considérait que [nul homme] n’est sage, si ce n’est un dieu.
Héraclide du Pont, fr. 87 Wehrli = fr. 84 Schütrumpf (apud Diogène Laërce , 1, 12) ; trad. R. Goulet, légèrement modifiée, Paris, Livre de poche, 1999.
Au contraire de ce que dit Cicéron, la cité de Sicyone, au nord de Phlionte, est ici le lieu de la discussion et Léon apparaît seulement en deuxième position comme tyran des Phliasiens. Puisque Cicéron ne laisse transparaître à cet égard aucune once de doute et puisque Phlionte est mentionnée aussi, il faut supposer que Sicyone n’était pas évoquée dans Héraclide(la véritable citation d’Héraclide se serait donc limitée aux « Phliasiens »).
Cependant, chez Cicéron la nouveauté réside surtout dans son explication de l’invention du mot par l’indication que dieu seul est sage. Cette phrase représente une des raisons principales du scepticisme de certains au sujet de la transmission antique et ils supposent que le récit étiologique aurait été créé par l’Académie platonicienne. Dans les faits, il est caractéristique chez Platon de réserver l’attribut « sage » pour le divin et de comprendre la philosophie comme un « effort vers la sagesse », une position intermédiaire entre sophia et amathia (« ignorance, stupidité »). Il semble néanmoins extrêmement douteux que cet ajout soit véritablement d’Héraclide. Mis à part que les sources, comme nous l’avons noté, se rapportent peut- être seulement aux « Phliasiens », l’explication s’accorde mal avec la trame argumentative de l’anecdote. Dans une comparaison encomiastique des vies, lors d’un rassemblement aux concours olympiques, le philosophe correspond au troisième groupe des participants dont le but de regarder pour en apprendre davantage est sans doute atteint. Comment le philosophe pourrait- il en être fondamentalement privé ? De plus, le contexte plus large du dialogue, autant qu’on puisse le déduire des fragments, va à l’encontre de l’authenticité de l’ajout. Chez Héraclide, le disciple d’Empédocle, Pausanias, semble avoir relaté la résurrection d’une femme allongée immobile depuis des jours, apparemment morte, par son maître. Tandis que la « médecine scientifique » la considérait décédée dans les faits, Empédocle reconnut – probablement à partir de sa simple connaissance de l’essence des choses – que son âme avait simplement quitté pour un temps son corps dans l’extase. La résurrection miraculeuse de la femme était probablement décrite comme le couronnement triomphal de l’œuvre de toute une vie pour Empédocle, qui déboucha directement sur l’enlèvement et la divinisation du thaumaturge philosophe de la nature. Pythagore devait avoir été introduit comme le maître et le prédécesseur d’Empédocle qui avait tout comme lui atteint les plus hautes frontières de la perfection, au- delà de l’homme. Dans ce contexte, la modeste définition de la philosophie comme effort permanent pour atteindre quelque chose de finalement inatteignable est peu concevable. Au contraire, il devrait s’agir d’une explication plus tardive, d’un ajout platonicien.
À l’inverse, il n’est naturellement pas possible de conclure rapidement que la description d’Héraclide est entièrement fiable. Comme on n’en attend pas moins de ce genre littéraire, le dialogue de ce talentueux écrivain, qui servit d’ailleurs de modèle important à Cicéron pour son propre dialogue, aura développé aussi une dynamique mimétique propre en mélangeant histoire et fiction. Dans le cas de Pythagore, la manière de faire d’Héraclide se retrouve par exemple dans le traitement de la réincarnation qu’il semble « avoir élaboré à partir d’autres légendes, où on trouve au moins Euphorbe[…] en prenant en compte des traditions indépendantes ». Quelque chose de correspondant devait probablement exister pour son explication de l’invention du mot « philosophie » : ce n’est ni quelque chose de librement inventé ni quelque chose de totalement authentique. La tâche la plus difficile consiste à extraire autant que possible la plus ancienne pelote historique du sac de nœuds narratif d’Héraclide.
La localisation de la conversation à Phlionte ou Sicyone fait l’objet de doutes considérables. Les sources antiques n’informent pas d’un séjour de Pythagore dans ces deux cités au nord du Péloponnèse. À l’inverse, il est attesté qu’après la révolte anti-pythagoricienne en Italie du Sud, elles devinrent les nouveaux centres du pythagorisme en Grèce dans la seconde moitié du Ve siècle av. J.-C. Les communautés locales auraient eu tout intérêt à établir une connexion ancienne entre leur cité et le maître. Le dialogue entre Léon et Pythagore a aussi l’allure d’une fiction. La confrontation entre un sage et un autocrate est un topos narratif à multiples variations dans l’Antiquité (voir plus bas pour Solonet Crésus chez Hérodote). L’impression de fiction de cet élément est encore renforcée par le fait que Léon est inconnu en dehors de cet épisode (le nom apparaît néanmoins parmi les pythagoriciens présumés de l’adresse des écrits du philosophe de la nature Alkméon de Crotone et dans le catalogue des pythagoriciens de Jamblique qui remonte probablement à Aristoxène). En outre, chez un disciple de Platon, la tripartition des hommes entre serviteurs de l’argent, chercheurs de gloire et philosophe attire l’attention, puisque dans la République de Platon si l’une des trois parties de l’âme domine, la désirante, l’irascible ou celle dotée de raison, on déduit alors trois types principaux d’hommes : le type du profiteur, le type du vainqueur et le type de celui qui aime la sagesse. Cependant, Platon pourrait sur ce point également inclure une tradition plus ancienne, ce d’autant plus que les trois biens : l’argent, la réputation/l’honneur et les activités de l’esprit apparaissent chez lui en dehors de la doctrine de l’âme. Hérodote connaissait déjà une distinction comparable entre trois groupes de personnes et dans l’ancienne poésie lyrique grecque et la philosophie présocratique se trouvent de nombreux exemples qui montrent qu’on avait réfléchi aux différents motifs des actions humaines bien avant Platon.
Puisque dans l’ancienne Académie et chez les péripatéticiens on discutait abondamment de savoir lequel des deux types de vie – la vita activa dévouée à la politique et aux activités pratiques et la vita contemplativa entièrement dévolue à la connaissance et à la réflexion philosophique – était supérieur, on a cru reconnaître dans l’éloge d’Héraclide la contemplation désintéressée du monde comme une occupation de loin supérieure à toute autre une preuve de l’origine académique de l’épisode. Cependant, on a moins prêté attention au fait que l’historia, l’exploration contemplative et la recherche sur la nature de toute chose, était déjà considérée des décennies avant Platon comme l’idéal de vie véritable des philosophes de la nature présocratique s à laquelle ces derniers rapportaient tout. Le tragédien Euripide (485/480 – 406 av. J.-C.) a donné à cette attitude une expressivité saisissante :
Heureux celui qui possède
La connaissance issue de l’enquête (historia )
Et n’est ni hostile envers ses citoyens
Ni n’est prompt à agir injustement
Mais qui contemple plutôt l’ordre (kosmos) qui jamais ne vieillit
De la nature immortelle, comment elle s’organisa,
De quelle façon et par quels moyens.
Chez de tels hommes, jamais on n’incline
À des actions honteuses.
Euripide, fr. 910 Nauck, 2e édition (apud Clément d’Alexandrie, Stromates, 4, 25, 155) avec émendation de Willamowitz au vers 7.
Ces vers résonnent comme si Euripide voulait promouvoir la compréhension d’une forme de vie, qui pour le citoyen moyen était perçue comme une menace et une provocation, et surtout la lier au nom du philosophe de la nature Anaxagore dont la thèse célèbre, disant que le soleil n’était rien d’autre qu’un bloc de terre enflammé, était faite pour heurter la sensibilité religieuse des contemporains (le soleil était pris pour une divinité). Dans sa tragédie entièrement perdue, Antiope, ce même auteur tragique semble avoir pris pour sujet l’opposition si intensément discutée plus tard entre une vie musico- intellectuelle, tournée vers la sophia, qui semblait « inutile » et paresseuse à ceux qui ne la connaissaient pas, et la vie politico- pratique des frères thébains Zèthos et Amphiôn employés comme prototypes thématiques de ces deux formes de vie.
Même l’image colorée, comiquement déformée, des intellectuels contemporains apparaissant sous le masque de Socrate qu’Aristophane présentait dans sa pièce les Nuées, jouée en 423 et remaniée entre 420 et 417, est bien plus proche sur de nombreux points de l’existence philosophique esquissée dans les fragments d’Héraclide. À l’exception de la rhétorique sophistique qui, par ailleurs, devient vraiment importante dans la deuxième partie de la comédie , les résidents du « Pensoir » ne font rien d’autre que pratiquer la « contemplation, avide de savoir la nature des choses » (Héraclide ). Au centre de leurs efforts se trouvent des phénomènes cosmologiques, astronomiques et météorologiques pour lesquels ils cherchent des explications « scientifiques ». Dans ce contexte, il n’est pas dénué d’intérêt qu’Aristophane ait donné à cette façon de vivre quelques traits indéniablement orphico- pythagoriciens, en particulier le devoir de garder le secret sur l’enseignement et un mode de vie ascétique.
En revanche, le mot theôria (« observation, contemplation ») qui décrit l’activité philosophique chez Héraclide et dans l’Académie est tout d’abord employé pour désigner les envoyés d’une cité ou d’un groupe qui participent à une fête religieuse tenue dans une autre cité ou font un pèlerinage auprès d’un oracle. Cet usage du mot reste en vigueur plus tard également, si bien que la différence était toujours plus facile à faire entre les festivaliers qui venaient, en effet, voir beaucoup de choses à Olympie– les bâtiments luxueux et les œuvres d’art en plus de la cérémonie religieuse et des concours athlétiques – et les « observateurs » (theôroi) du Tout perçu comme merveilleusement ordonné. Finalement, le concept s’harmonisa au cours du temps avec le mot d’usage « vue/observation » (thea) et cela peut être en lien avec le fait que les légations des concours représentaient probablement pour les Grecs l’occasion la plus importante de voir des lieux étrangers à l’origine. Cependant, à la différence de thea, theôria conservait au départ la connotation d’un changement de lieu. Ainsi, on trouve chez Hérodote que l’homme d’État et « sage » athénien Solon (vers 640 – 560-559 av. J.-C.) serait parti en voyage durant dix ans après que ses lois ont été décrétées, « au nom de la theôria » – ou, si l’on suit la traduction de Walter Margs « pour voir et apprendre ». Le voyage mena Solon en Égypte et à Sarde, où Hérodote lui fait rencontrer le roi Crésus– un exemple ancien du topos qui revient chez Héraclide de l’entrevue entre un puissant et un sage. Le Crésus d’Hérodote caractérise Solon de la façon suivante au début de la conversation :
Mon hôte d’Athènes, le bruit de ta sagesse (sophiès), de tes voyages est arrivé jusqu’à nous ; on nous a dit que le goût du savoir (philosopheôn) et la curiosité t’ont fait visiter maint pays pour voir et apprendre (theôriès heineken).
Hérodote , 1, 30, 2 ; trad. Ph.-E. Legrand, légèrement modifiée, Paris, Les Belles Lettres, 1946, p. 47.
Voyager au hasard et vouloir voir beaucoup de choses avec une saine curiosité : c’est évidemment une condition supposée préalable pour atteindre la sophiè. Nous nous rappelons que Pythagore, selon la tradition antique, a beaucoup roulé sa bosse. Toutefois, chez Hérodote, theôria et philosophia sont très étroitement connectées. De plus, la manière évidente dont Hérodote parle d’un « philosophe » montre que le mot peut difficilement avoir été inventé dans les années 20 du Ve siècle av. J.-C. – la date de publication supposée des œuvres historiques d’Hérodote – mais qu’il était déjà en usage depuis un moment. Il y a de bonnes raisons d’accepter qu’il fût déjà employé par Héraclite: « les hommes qui aiment la sagesse (philosophoi) doivent en effet être avisés de beaucoup de choses (historas) », lit- on dans un fragment dont la forme originale est relativement disputée. L’énoncé contient peut- être une pique adressée aux pythagoriciens, dont le fondateur se distinguait par une historia particulièrement intensive, mais stérile, selon Héraclite.
Dans les plus anciens témoignages remontant au vivant de Pythagore se dessine un lien entre la recherche contemplative du monde (historia , theôria ) et l’effort particulièrement intensif pour atteindre la sagesse, la philo- sophia, qui semble attesté au cœur de l’explication d’Héraclide . En outre, le témoignage de ce dernier convient excellemment au profil personnel du charismatique très sûr de lui : au contraire de ce que suggère la définition platonicienne du mot, ce n’est pas la modestie personnelle qui aurait permis à Pythagore, qui était doté de capacités uniques, et qui était célébré par ses adeptes comme un être intermédiaire entre les dieux et les hommes , de se définir lui- même comme un philosophos. Au contraire, ce qui fut déterminant c’était peut- être son besoin de distinguer son propre bon sens supérieur et sa raison de celle des nombreuses autres « capacités expertes » – c’est le sens original de sophia – et peut- être aussi pour se démarquer des « sages » plus anciens qui n’avaient pas atteint la même sommité et qui devaient déjà être nommés chez Héraclide dans la section précédant immédiatement cet épisode. Au sujet de la formation des mots, philo- sophos n’est de toute façon pas une comparaison dépréciative par rapport à sophos en grec, mais plutôt une gradation : le philosophe est celui qui entretient un contact extrêmement intensif avec la sophia, qui l’aime vraiment et par- dessus tout. Le choix de la theôria pour décrire également sa propre occupation est éclairant avec la personnalité de Pythagore à l’arrière- plan : le mot, qui désigne d’abord les envoyés offi ciels à un festival ou les consultants d’un oracle, et qui conserve son sens sacré plus tard, ne paraît pas seulement adapté au mode de vie pythagoricien et à leur conception de « l’Apollon Hyperboréen ». Cela convient particulièrement pour la mise en scène propre à Pythagore lors des festivals, par laquelle il marque aussi son statut privilégié, ouvertement et à l’extérieur, de façon similaire à Empédocle et d’autres charismatiques, hommes et femmes, modernes. Et est- ce un simple hasard que, d’après la tradition la plus ancienne, ce fut le lieu des concours olympiques où Pythagore – certainement comme envoyé (theôros) de sa cité Crotone– se leva et montra aux spectateurs sa cuisse d’or?
Ainsi, ce n’est pas uniquement à cause de l’apparence de Pythagore qu’il paraît en partie probable que la description d’Héraclide soit essentiellement valable, et cela non seulement par sa propre désignation comme un philo- sophos promise à un grand avenir, mais aussi par sa description du mode de vie comme theôria remontant au fondateur charismatique d’une communauté politico- religieuse à Crotone.
Christoph Riedweg, Pythagore. Sa vie, son enseignement, sa postérité, traduit de l’allemand par Corentin Voisin, extrait des pages 183-194.