L’apport de l’Inde fondamentale de Louis Renou : entretien avec Charles Malamoud

« Je suis entré en indianisme au milieu des années 50 du siècle dernier. J’avais une formation « classique » (français, latin, grec) et c’est tout naturellement par l’étude du sanscrit et des textes composés dans cette langue que j’ai abordé l’Inde. J’ai eu le bonheur d’avoir pour maître un esprit exceptionnel, Louis Renou. » ENTRETIEN avec Charles Malamoud

Charles Malamoud est directeur d’études émérite à l’Ecole pratique des hautes études, section sciences religieuses. Elève de Louis Renou, ses travaux portent sur le Veda et la pensée brâhmanique dans son ensemble.
Nicolas Filicic, éditeur aux Belles Lettres, notamment responsable de la Série indienne, s’est entretenu avec lui à l’occasion de la parution en librairie de L’Inde fondamentale, de Louis Renou.


L’Inde fondamentale a paru pour la première fois en 1978 aux éditions Hermann : pourquoi alors avoir préparé ce recueil d’articles de Louis Renou et comment avez-vous procédé dans le choix ?

Je suis entré en indianisme au milieu des années 50 du siècle dernier. J’avais une formation « classique » (français, latin, grec) et c’est tout naturellement par l’étude du sanscrit et des textes composés dans cette langue que j’ai abordé l’Inde. J’ai eu le bonheur d’avoir pour maître un esprit exceptionnel, Louis Renou. Sur les raisons et les formes de mon admiration j’ai tenté de m’expliquer dans la notice nécrologique que j’ai écrite pour l’Indo-iranien Journal : tout ce que je sais sur l’Inde, tout ce que j’ai pu écrire et enseigner sur l’Inde prend appui sur l’œuvre de Louis Renou.

Rien de ce qui a trait à l’Inde d’expression sanscrite ne lui était étranger, mais ses domaines de prédilection étaient le Veda (et plus spécialement le Veda le plus ancien, celui des hymnes du Ṛgveda et de l’Atharvaveda) et le Vyākaraṇa, la science grammaticale exposée par Panini et son école. Pour hasarder une généralisation qui, paradoxalement, peut être réductrice, je pense que ce qui intéressait le plus profondément et le plus constamment Renou était la réflexion indienne sur les modalités et la puissance de la parole. Pour ma part, quand j’ai été moi-même en situation d’écrire et d’enseigner, c’est sur le rapport entre rite et parole, tel qu’il se dégage des Brāhmaṇa, c’est-à-dire de la partie en prose du Veda, que je me suis concentré.

Il se trouve cependant que mon auditoire à l’EPHE, à partir de 1970, est devenu très composite : à côté des sanskritistes sont venus prendre place, je ne sais comment ni pourquoi, des philosophes et des anthropologues dont les « terrains » étaient très divers. Par leur intermédiaire, j’ai fait la connaissance de Tzvetan Todorov et aussi de deux africanistes, Pierre Smith et Dan Sperber, qui m’ont pris en amitié. Lisant dans mes articles les nombreuses citations que je faisais de Renou, ils m’ont proposé de faire une anthologie commentée des écrits de mon maître. Dan Sperber, notamment, avait ses entrées chez Hermann. Le directeur de la maison Hermann était alors Perre Beres, personnage flamboyant qui du reste connaissait personnellement Renou. Il a accepté avec enthousiasme l’idée de cette anthologie. Mais il avait ses exigences : les textes retenus devaient être des articles autonomes, non des chapitres d’ouvrages. Ces articles devaient pouvoir intéresser un public plus large que celui des spécialistes du sanscrit, les notes devaient être regroupées en fin de volume. Pour ce qui est de la transcription des termes sanscrits, il me fallait trouver un substitut aux signes diacritiques. Quant à la teneur des articles, je ne devais pas me limiter au Veda, mais donner aussi une idée de ce que Renou avait à dire sur d’autres domaines de la pensée et de la civilisation indiennes.  Je me suis efforcé de satisfaire à ces exigences. Remarquons que sur les dix-sept articles regroupés dans ce volume, sept avaient été publiés dans des revues non spécialisées dans l’indianisme : Diogène, Critique, Le Journal de Psychologie.

Vincent Eltschinger et Isabelle Ratié viennent de publier Qu’est-ce que la philosophie indienne ? chez Folio, dans lequel ils ont décidé de ne pas présenter une juxtaposition de traditions doctrinales indiennes mais une réflexion philosophique à l’œuvre, susceptible de traverser les époques et d’alimenter la réflexion philosophique non-indienne, notamment occidentale. On lit entre les lignes de votre introduction que c’était également l’ambition de votre choix pour L’Inde fondamentale. Dans quel sens et sur quels aspects en particulier ?

Je ne me suis pas encore procuré le livre dont vous me parlez, je ne peux donc répondre directement à votre question. Mais ce que j’ai pu lire de leurs auteurs me donne à penser qu’ils ont certainement atteint le but qu’ils s’assignaient. S’agissant de Renou et de sa manière d’envisager la philosophie indienne, ou le rapport de l’Inde à la philosophie, je voudrais faire la remarque que voici : dans ce volume, les études que l’on pourrait qualifier de philosophiques sont regroupées dans la section II, intitulée « Notions fondamentales ». Elles portent sur des termes qui, avant de désigner des concepts philosophiques portent tous, dans leur acception védique, sur des aspects de l’agencement et du désagencement. Il ne s’agit pas ici de l’âme et du corps, de la structure du cosmos ou de la destinée humaine. Il s’agit avant tout de réfléchir à la façon dont les poètes et les penseurs du Veda décrivent le surgissement de la parole poétique ou rituelle.

Dans les études réunies ici la philosophie indienne est envisagée dans ses commencements védiques. Elle consiste avant tout en une réflexion sur les pouvoirs de la parole poétique (avec sa modalité de silence) dans ses rapports avec le geste rituel. Tel est le cadre général d’études qui portent sur le surgissement et les premières élaborations de notions qui en effet se développeront dans l’âge classique sous forme de théories de la connaissance et de l’action et donneront naissance à des systèmes proprement philosophiques, au sens européen du terme, et qu’on appelle en Inde des darśana, « vues ».

Nous avons republié récemment les traductions par Émile Senart de la Brihad-aranyaka-upanishad et de la Chandogya-upanishad, textes très importants mais aussi très déconcertants pour le lecteur occidental. En quoi la lecture de L’Inde fondamentale peut-elle aider à la lecture de ces textes ?

Les grandes Upanisad anciennes que vous mentionnez sont des textes difficiles parce qu’ils se présentent à la fois comme discursifs et porteurs de vérités révélées. Je pense en effet que les études de L’Inde fondamentale sur la notion de bráhman, de nirṛti, de māyā, la réflexion sur le langage qu’elles impliquent nous aident à comprendre ces grands textes si déconcertants que sont les Upanishads les plus amples.

Nous venons de publier un livre de Vincent Lefèvre sur Le Génie de l’art indien dans lequel tout un chapitre est consacré à l’iconographie et à la question de l’aniconisme. Dans L’Inde fondamentale, un article s’intéresse à la représentation des dieux et met en évidence des aspects bien particuliers, complémentaires du propos de Vincent Lefèvre. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Le livre de Vincent Lefèvre est précieux pour trois raisons principales, très inégales : 1) Il décrit avec finesse et précision tout ce qui relève de la matérialité de l’œuvre d’art (plastique). 2) Il insiste sur le fait que l’espace artistique indien ne se limite pas à l’Inde. Il y a une « Inde extérieure » dans l’Asie du Sud-Est qui est tout aussi indienne que l’Inde proprement dite. 3) Il mentionne souvent, avec déférence et précision, l’œuvre de Bruno Dagens. Je suis fier d’avoir été, dans mes années strasbourgeoises, celui qui l’a initié au sanscrit.

D’autre part, Vincent Lefèvre passe en revue les textes littéraires de l’Inde ancienne où sont décrites ou évoquées des peintures ou des sculptures. Bien entendu cet examen ne saurait être exhaustif. Et je pense que la réflexion sur l’aniconisme védique devrait être poussée plus avant et tenir compte de ce qu’en dit Renou, trop brièvement, il est vrai, au chapitre « Les images des dieux dans la littérature de l’Inde ancienne », p. 175 de L’Inde fondamentale.

Les deux derniers articles du recueil évoquent longuement l’Arthashastra dont nous avons republié la traduction partielle commentée de Marinette Dambuyant. Dans un entretien avec Frédéric Fruteau de Laclos en 2017, vous disiez que « les notes explicatives de Marinette Dambuyant sont un chef-d’œuvre d’intelligence ». Puis-je vous demander pourquoi ? 

Sur la vie et l’œuvre de Marinette Dambuyant, philosophe, disciple et amie d’Ignace Meyerson, connue surtout pour avoir été pendant des décennies la cheville ouvrière du Journal de Psychologie, je renvoie à l’excellente étude de Noemí Pizarroso López dans la Revue d’histoire des sciences humaines n° 35, 2019. Résistante pendant l’occupation, déportée en Allemagne, Marinette Dambuyant a rédigé dès son retour une étude bouleversante et très pénétrante sur le « moi » dans les camps de concentration.

Elle est entrée dans le cercle des indianistes par son anthologie de l’Arthashastra, publiée chez Marcel Rivière en 1971 et reprise dans la « Série indienne » des Belles Lettres en 2022. Elle prend appui sur le travail de R. P. Kangle : édition du texte (Bombay 1960), traduction en anglais (1963) et volume de commentaires (1965). Renou lui-même a consacré à cet ouvrage de Kangle un article paru dans le Journal des Savants en 1966 et reproduit dans L’Inde fondamentale. Ce qui fait le prix de l’anthologie de Marinette Dambuyant, ce sont ses commentaires et son introduction : comment caractériser l’économie et le système politique de l’État décrit par Kautilya ? Elle est amenée à évoquer la notion de « mode de production asiatique » qui a fait dans le milieu des historiens marxistes l’objet de débats passionnés dans les deux premiers tiers du xxe siècle.


LOUIS RENOU

L’Inde fondamentale

Textes réunis et présentés par Charles Malamoud

Un grand classique qui permettra au lecteur occidental, même non spécialiste, de se familiariser avec les aspects essentiels de la culture indienne.

Livre broché – 272 pages – Index, Bibliographie, Glossaire

Paru le 2 juin 2023

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