Une nouvelle lecture d’Empédocle : Soleil et connaissance, de Rossella Saetta Cottone

Ce livre propose une nouvelle lecture d’Empédocle dans laquelle la pensée sur les lois de l’Univers est indissociable d’une pensée de la connaissance par les images qui trouve sa réalisation dans la poésie. En voici l’avant-propos et un extrait.

Cet ouvrage porte sur l’un des premiers physiciens de la Grèce antique, Empédocle d’Agrigente (Ve siècle av. J.-C.), qui était aussi un poète reconnu de ses contemporains. Il propose une reconstitution originale de sa pensée sur le cosmos et sur la connaissance, en se fondant d’une part sur une lecture des opinions des anciens doxographes et d’autre part sur l’étude philologique de ses vers. Le présupposé de départ de cette étude est que la forme poétique du poème Sur la nature a un rôle fondamental dans la transmission de son contenu et qu’il faut en tenir compte davantage que cela n’est pas fait aujourd’hui, notamment chez des historiens trop influencés par l’interprétation d’Aristote.

La reconstitution de la cosmologie d’Empédocle qui est proposée ici renoue avec certaines idées avancées en son temps par Simon Karsten, le premier éditeur moderne d’Empédocle (Amsterdam, 1835), tout en reprenant l’étude de la doxographie faite par Paul Tannery (1887). Il doit également beaucoup à l’édition de Jean Bollack (1965-1969) notamment pour ce qui concerne la qualité poétique de l’œuvre d’Empédocle.

Depuis presque deux siècles, la cosmologie d’Empédocle est au centre d’un débat philologique intense qui touche notamment la reconstruction du « cycle » – le mouvement de la matière cosmique qui donne naissance au monde, censé être récurrent – et l’analyse de la relation entre les puissances de l’Amour et de la Haine responsables du devenir. Ainsi, selon certains interprètes, le cycle empédocléen doit être compris comme un retour au même, de la Sphère à la Sphère, produisant un seul monde, le nôtre, par l’action combinée de l’Amour et de la Haine ; alors que pour d’autres le cycle oscillerait entre l’unité de la matière dans la Sphère et un état de séparation absolue, tout en donnant vie à deux mondes opposés grâce à la domination alternée des deux puissances.

Cet ouvrage propose une nouvelle reconstruction de la cosmologie d’Empédocle, fondée sur l’opposition polaire entre la Sphère et le Soleil, entre l’unité de la matière originaire et notre monde. Ce faisant, il met en question la pertinence du schéma cosmologique qui conçoit le devenir comme un retour au même, et il lui préfère le second schéma selon lequel le devenir chez Empédocle est compris entre deux pôles opposés. Cependant, à la différence des tenants de cette lecture, qui pensent que le pôle opposé à la Sphère serait un état de séparation maximale de la matière, dominé par la Haine, il soutient que l’état opposé à la Sphère est notre monde, dominé par le Soleil. Plus en profondeur, on considère ici que la polarité Sphère-Soleil décrit le rapport entre ce qui est éternel (la matière cosmique) et ce qui est contingent (le devenir) dans les termes d’une opposition entre ce qui ne pouvant pas être perçu appartient au domaine de l’invisible, et ce qui est perceptible et visible, de sorte que la théorie physique d’Empédocle implique une réflexion sur la connaissance. Par ailleurs, le schéma cosmologique que l’on propose exclut l’idée d’une double zoogonie chez Empédocle et a fortiori celle d’une récurrence. En même temps, la mise en évidence d’une polarité Sphère-Soleil dans la physique empédocléenne conduit à ne pas exclure toute idée de récurrence : si le processus cosmogonique décrit par l’Agrigentin mène de la Sphère au Soleil, le processus inverse relève de la connaissance, correspondant à la mise en relation de l’image visible du Soleil avec celle, totalement spéculative, de la Sphère originaire. À partir de là, Empédocle élabore une gnoséologie centrée sur le rôle des images, qui trouve son fondement dans une physiologie des sensations à travers une réflexion sur la fonction médiatrice de la poésie. Ce faisant, l’Agrigentin fournit peut-être un modèle à Platon pour penser la relation entre le monde sensible et les Formes intelligibles. Cependant, chez Empédocle la poésie a un rôle à jouer. Ce n’est certes pas un hasard si l’Agrigentin a été, en même temps qu’un philosophe à la pensée originale, un grand poète voire un Homère de la nature comme le disait Jean Bollack.

Pour pouvoir appuyer cette nouvelle reconstruction, le livre se fonde sur une analyse philologique des « reprises » ou « ritournelles » typiques de la poésie d’Empédocle, dans l’idée qu’elles reflètent, sur le plan de la langue poétique, le système de relations à la base de sa cosmologie.

La réception athénienne d’Empédocle au cœur de la deuxième partie de l’ouvrage permet de supporter la nouvelle reconstruction de sa doctrine proposée ici, tout en indiquant certaines lignes de fuite qui mènent de sa pensée aux premières théories poétiques et esthétiques élaborées dans les milieux sophistiques. Le pivot de cette analyse est une étude des personnages d’intellectuels tels Euripide, Socrate et Agathon entre comédie et dialogue platonicien.

Il peut sembler étrange, mais ce travail sur Empédocle m’a été suggéré par un poète de comédies : Aristophane. En étudiant ses Nuées, j’ai cru comprendre que la dramaturgie singulière du chœur qui donne son titre à la pièce tirait son inspiration d’une pensée philosophique emprunte de pitié envers la nature, solidaire d’une pratique poétique savante, capable d’orienter le destin des humains vers une forme de salut. Ces ingrédients désignaient d’emblée les spéculations des anciens orphiques, dont les recherches récentes ont permis de mieux cerner les contours ainsi que la diffusion dans des aires éloignées du monde grec. Cependant, Aristophane semblait plutôt vouloir se confronter avec une personnalité bien précise, un faiseur de poésie comme lui plus qu’un interprète, un homme du métier que le souci pour la transmission et pour l’éducation des citoyens rapprochait d’Empédocle – le démocrate illuminé – et éloignait des orphiques.

Afin de mieux cerner les enjeux du dialogue poétique entre Aristophane et Empédocle, j’ai donc été amenée à reconsidérer le débat savant sur l’œuvre de l’Agrigentin, qui est la mieux connue parmi celles des penseurs dits « présocratiques » – définition qui peut paraître déroutante à la lumière du point de départ de ma recherche, car comme tout le monde s’en souvient, les Nuées d’Aristophane mettent en scène le personnage de Socrate au milieu d’une foule d’intellectuels, ceux justement que l’on a pris l’habitude d’appeler « présocratiques ».

Ayant remonté à la source, dans un parcours à rebours, j’ai pu revenir à Aristophane, tout en prolongeant mon enquête à travers les dialogues de Platon qui mentionnent nommément le poète comique, afin de retrouver les traces éventuelles de son intérêt pour Empédocle. Une trace parmi toutes : depuis longtemps on disait que le discours du personnage d’Aristophane dans le Banquet de Platon est empédocléen, mais empédocléen comment ? Pour répondre à cette question, j’ai dû recroiser le personnage de Socrate, non totalement débarrassé de ses habits de comédie et pourtant profondément différent de son modèle comique, ainsi que les personnages d’Euripide et d’Agathon. Ce parcours pourrait être décrit comme un voyage imaginaire fait d’allers et retours, des gradins du théâtre d’Athènes à la Sicile, puis de la Sicile à Athènes et finalement à nouveau vers la Sicile. Je n’aurai pas pu l’accomplir sans le soutien de Caroline Noirot, directrice des Belles Lettres. Ma recherche a bénéficié de l’aide matérielle et des conseils bienveillants de collègues et amis : Claude et Alain Trautmann, Mayotte Bollack, Monique Trédé, Luan Reboredo, Jean-Claude Picot, Gérard Journée, Federica Montevecchi, Myrto Gondicas, Sylvana Chrysakopoulou et Lucas Djidou. Un remerciement particulier va à Monique Dixsaut qui a soutenu l’espoir de ce travail.

Note sur le contenu : à l’exception des pages sur Aristophane, qui reposent sur une version remaniée et développée d’études préexistantes (références en note de bas de page ad locum), l’essentiel de cet ouvrage est inédit. Une ébauche de ma lecture de la cosmologie d’Empédocle a été présentée dans une journée d’études sur « Le Soleil image du Bien » organisée par Anca Vasiliiu en mai 2015 (Saetta Cottone 2017/2018) mais la plupart des idées que j’ai soutenues à cette occasion ont dû être soit modifiées soit précisées ou encore approfondies. En décembre 2021, j’ai discuté l’interprétation des fr. 29 DK et 134 DK par Jean Bollack dans le colloque international « Jean Bollack : lectures d’un lecteur », organisé par les archives nationales de Berne et par l’Université de Fribourg, dont les actes vont paraître à la fin de 2023. Cette présentation a été l’occasion d’une mise au point importante pour la conclusion de ma recherche sur Empédocle.

Le texte de référence pour les fragments des présocratiques est celui de Diels (DK). Les éditions de référence pour les autres auteurs sont indiquées dans la section « Auteurs » de la bibliographie. Sauf indication contraire, les traductions sont de moi.

Rossella Saetta Cottone, avant-propos, pages IX-XIII.

Ecouter un extrait lu, dans notre bibliothèque sonore :

ROSSELLA SAETTA COTTONE
Soleil et Connaissance
Empédocle avant Platon

Collection Encre Marine

Livre broché, couverture à rabats
17 x 24 cm – 312 pages
Paru le 2 juin 2023
En librairie et sur notre site internet

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