Deux monuments des études machiavéliennes viennent de paraître aux Belles Lettres, sous la traduction et dans l’édition de Paul Larivaille.
« Nicolas, nous vivons à une époque où, si jamais l’on fut sage, il faut maintenant l’être. Je ne crois pas que votre philosophie puisse être jamais accessible aux fous, et les sages ne sont pas suffisamment nombreux : vous comprenez ce que je veux dire, même si je ne présente pas les choses aussi joliment que vous… »
Lettre de Filippo Casavecchia, commissaire de la République florentine à Barga, 17 juin 1509.
Roberto Ridolfi, Vie de Machiavel
La biographie de Machiavel due à Roberto Ridolfi dont on propose ici une traduction, publiée pour la première fois au printemps de 1954 et ensuite périodiquement revue, peaufinée, mise à jour et augmentée jusqu’à la septième et dernière édition, parue en octobre 1978, demeure encore, à ce jour, l’ouvrage le plus complet qui ait jamais été écrit sur la vie du grand Florentin. Certes, si la mort ne l’avait terrassé au début des années 1990, Ridolfi n’eût pas manqué, parmi la centaine d’articles ou d’ouvrages d’un poids variable consacrés bon an mal an à Machiavel depuis lors, de relever quelques avancées et de trouver matière, tantôt à enrichir ses notes de nouvelles discussions érudites, tantôt à modifier ou simplement nuancer certaines de ses affirmations. […]
Même si, à près de quarante ans de distance, un certain nombre de points mériteraient ainsi d’être discutés et/ou retouchés, rien, depuis 1978, n’a remis fondamentalement en question le dernier texte publié par Ridolfi. Telle qu’elle est, avec sa cinquantaine de pages supplémentaires d’ajouts et de remaniements par rapport à celle de 1972, la plus riche de toutes en « nouveautés », la septième édition reste un monument sans égal des études machiavéliennes. Et sa traduction dans notre langue s’imposait, ne fût-ce que pour offrir au public francophone un texte infiniment plus à jour et, si possible, plus fiable que la traduction de la première édition (Paris, Fayard, 1960). […]
Le texte est ici, comme il se doit, traduit dans son intégralité et –sauf lorsque tel ou tel type de construction fréquente en italien (inversion de l’ordre sujet/complément, par exemple) passait mal en français, ou dans certains cas, relativement rares, où telle ou telle coquetterie de langage n’avait pas d’équivalent dans notre langue – on s’est efforcé de conserver à la prose de Ridolfi la qualité littéraire qui lui avait été reconnue dès la publication initiale et que l’auteur s’était ensuite constamment appliqué à améliorer. En revanche, il a semblé opportun de réserver un traitement différent aux notes, dont le volume – de l’aveu même de l’auteur – avait déjà « doublé ou presque » de la première à la troisième édition et s’était encore considérablement accru au fil des éditions ultérieures. Il ne pouvait être question, bien sûr, d’amputer si peu que ce fût des notes, même longues, exposant des « nouveautés » lourdes de conséquences : telles les deux du chapitre IX concernant précisément la datation des Ghiribizzi et le débat sur l’identité de leur destinataire. Mais, estimant à tort ou à raison qu’un lecteur francophone du XXIe siècle qui aborde l’étude de Machiavel est désormais plus intéressé par les résultats acquis que par le détail des recherches et des discussions qui y ont conduit, on n’a pas hésité, toutes les fois que cela est apparu possible sans porter atteinte à leur fonction de support scientifique du texte, à abréger (avec l’indication Note Abrégée), ou résumer (avec l’indication Note Résumée) les notes de Ridolfi, et même – très rarement – à en supprimer. En compensation, considérant qu’un Français cultivé non-italianiste n’a pas les mêmes références culturelles qu’un Italien et, s’il peut spontanément identifier telle ou telle allusion à l’histoire de France ou citation sans références de quelque auteur français classique, ne sait pas forcément ni ce que représente dans l’histoire de Florence« la grande déroute de 1260 », ni d’où provient l’allusion anonyme aux guelfes qui ensuite « revinrent de toutes parts », le traducteur s’est efforcé – toutes les fois qu’il le jugeait nécessaire… et le pouvait ! – d’éclairer la lanterne de ses compatriotes par des notes de son cru (signalées par N.d.T.). […]
Enfin, on ne peut clore cette préface sans évoquer un problème ardu rencontré dès les premières lignes de l’ouvrage, et auquel il n’y avait d’autre issue que d’apporter des solutions aussi pratiques que possible pour le lecteur : celui que, pour des non-initiés, pouvaient représenter la complexité des rouages de la vie politique florentine et la spécificité d’un vocabulaire parfois intraduisible sans risquer soit, en rendant le sens, de se perdre en périphrases ou de tomber dans un anachronisme lexical fallacieux, soit, en traduisant littéralement, d’induire encore plus gravement en erreur des lecteurs pour qui le terme français correspondant a pris de longue date une tout autre signification. Pour ne prendre que deux exemples : on n’a pas jugé bon – contrairement à ce que n’ont pas craint de faire un ou deux auteurs éminemment respectables – de traduire popolano par le mot « bourgeois », qui, même s’il est loin d’être faux, pourrait engendrer parfois une perception anachronique des rapports sociaux ambiants ; comment par ailleurs, sans créer la confusion dans l’esprit du lecteur, traduire littéralement par « parlement » l’italien parlamento, dont le sens n’a en l’occurrence rien à voir avec celui du mot français ? Force a donc été d’en passer par une cote mal taillée, une solution boiteuse sans doute, mais commode : ont été traduits les mots et expressions qui ne prêtaient ni à l’anachronisme, ni à la moindre confusion sur ce qu’ils représentaient ; le reste de ce lexique politico-social très particulier a été conservé en italien, en italiques dans le texte. Lors de la première apparition de chacun de ces termes on a veillé, selon les cas, soit à le définir, soit à en expliquer le sens dans une note ; mais afin de n’avoir pas à multiplier notes et redites, le tout a été ensuite réuni dans un petit « Glossaire politique et social » à la fin de l’ouvrage.
Bref, on a fait ici tout ce qu’on a pu pour, sans trop en trahir la forme et le style, rendre accessible à un public francophone la substance d’un ouvrage qui n’a que très peu vieilli et qui reste, près de quarante ans plus tard, un moyen d’accès privilégié non seulement à la biographie, mais également à l’histoire de la pensée de Machiavel.
Paul Larivaille.
Extraits de la Préface du traducteur.
Entre premières leçons et premières expériences
Extrait du chapitre I – Les notes ont été ici retirées
L’Arno charriait encore les restes du bûcher qui avait consumé la dépouille de Savonarole, et une révolution, commencée dès l’arrestation du moine, s’était accomplie dans le calme au sein de la République florentine. Les magistrats piagnoni avaient tous été démis de leurs fonctions et remplacés par des hommes de la faction adverse. Les premiers à être destitués avaient été les membres des conseils des Dix et des Huit, ceux des Collèges de la Seigneurie ; puis, de proche en proche, jusqu’aux titulaires des plus humbles offices publics avaient dû céder la place à des gens qui ne s’étaient occupés du moine que pour lui apporter la contradiction ou s’en prendre à lui : et plus ouvertement ils l’avaient fait, mieux cela valait pour eux.
Au nombre des piagnoni exclus des chancelleries figurait – outre l’humaniste Ugolino Verino, auteur du poème De illustratione urbis Florentiae – cet Alessandro Bracci, ou Braccesi, chef de la seconde chancellerie envoyé par la République à la cour de Rome, où il s’était jusqu’au dernier moment évertué à détourner de son prophète les foudres pontificales, contraint parfois à de difficiles louvoiements entre une Seigneurie composée en majorité d’arrabbiati et le Conseil des Dix dominé par les piagnoni. En remplacement de cet homme, auteur de sonnets à la manière de Burchiello et bon versificateur latin, le Conseil des Quatre-vingts désigna un jeune homme obscur : Nicolas, fils de Bernard Machiavel.
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Je juge qu’il peut être vrai que la fortune soit l’arbitre de la moitié de nos actions, mais aussi qu’elle nous en laisse, à nous, gouverner l’autre moitié ou à peu près. XXV, 4
Machiavel, Le Prince
À l’occasion de leur centenaire, les Belles Lettres rééditent en version illustrée, tout au long de l’année 2019, des classiques flamboyants, épiques, philosophiques, indispensables à toute construction intellectuelle. Nous avons choisi ce mois-ci Machiavel, Le Prince, dans la traduction de Paul Larivaille, précédemment parue en bilingue dans notre Bibliothèque italienne. Elle est accompagnée de l’introduction de 63 pages par Paul Larivaille, d’une chronologie sommaire de la vie de Machiavel et des subtiles illustrations de Benjamin Van Blancke qui avait déjà signé chez nous la couverture de l’Avenir se prépare de loin. 30 contributions pour nos humanités.

En 1513, dans le dépouillement de sa propriété de Sant’Andrea in Percussina, Machiavel, évincé de la chancellerie de Florence, s’attelle à la rédaction de son désormais célèbre traité dédié au prince Julien de Médicis.
De la façon dont les princes ont à tenir leur parole
Extrait du chapitre XVIII
Combien il est louable, de la part d’un prince, de tenir sa parole et de vivre avec intégrité et non avec ruse, chacun le comprend : néanmoins, on voit par expérience, de notre temps, qu’ont fait de grandes choses les princes qui ont peu tenu compte de leur parole, et qui ont su par la ruse circonvenir les cervelles des hommes, et à la fin l’ont emporté sur ceux qui ont fait fond sur la loyauté.
[2] Vous devez donc savoir qu’il y a deux manières de combattre, l’une avec les lois, l’autre avec la force : [3] la première est propre à l’homme, la seconde aux bêtes ; [4] mais parce que bien des fois la première ne suffit pas, il convient de recourir à la seconde : et il est donc nécessaire à un prince de savoir bien user de la bête et de l’homme. [5] Ce point a été enseigné aux princes à mots couverts par les écrivains anciens, qui écrivent comment Achille, et beaucoup d’autres parmi les princes de l’Antiquité, furent donnés à élever au centaure Chiron, pour qu’il les instruisît sous sa discipline. [6] Ce qui ne veut dire rien d’autre – d’avoir pour précepteur un être mi-bête mi-homme –, si ce n’est qu’il faut à un prince savoir user de l’une et de l’autre nature ; et que l’une sans l’autre n’est pas durable.
[7] Étant donc dans la nécessité de savoir bien user de la bête, un prince doit, parmi les bêtes, prendre le renard et le lion, parce que le lion ne sait pas se défendre des rets, et le renard ne peut se défendre contre les loups. Il faut donc être renard pour découvrir les rets, et lion pour effrayer les loups : ceux qui se contentent simplement d’être lions n’y entendent rien. [8] Voilà pourquoi un prince prudent ne peut, ni ne doit tenir sa parole, quand la tenir se retourne contre lui, et que se sont éteintes les raisons qui la lui avaient fait donner ; [9] et si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon, mais parce que ce sont de tristes sires et qu’ils ne vous tiendraient pas la leur, vous non plus n’avez pas à leur tenir votre parole. Et jamais à un prince n’ont manqué des raisons légitimes pour farder le manquement à sa parole. [10] De cela on pourrait donner une infinité d’exemples modernes et montrer combien de paix, combien de promesses ont été rendues vaines et sans effet par le manque de parole des princes : et qui a su le mieux user du renard, a le mieux réussi. [11] Mais cette nature, il est nécessaire de la savoir bien farder, et d’être grand simulateur et dissimulateur : et les hommes sont si simples, et ils obéissent tant aux nécessités de l’heure, que celui qui trompe trouvera toujours qui se laissera tromper. [12] Parmi les exemples de fraîche date, il en est un que je ne veux pas taire : Alexandre VI ne fit jamais rien d’autre, ne pensa jamais à rien d’autre qu’à tromper les hommes, et toujours il trouva matière à le faire, et il n’y eut jamais homme qui assurât avec plus d’efficacité et avec de plus grands serments affirmât une chose, et qui tînt moins parole ; néanmoins ses tromperies lui réussirent toujours selon ses vœux, parce qu’il connaissait bien ce chapitre de la vie du monde.
Ecouter la suite, lue par un comédien, sur notre site internet
