Le « phénomène Pessoa » en deux volumes de proses publiées de son vivant

Précédemment parues il y a dix ans aux éditions de la Différence, voici rééditées en semi-poche les deux volumes des proses de Fernando Pessoa publiées par lui-même de son vivant.

« Je suis tout entier un désordre tranquille »
Dans la forêt de l’absence, août 1913

Né en 1888 à Lisbonne, Fernando Pessoa passe son enfance à Durban. De retour au Portugal en 1905, il exerce divers métiers (typographe, critique littéraire, traducteur) et explore, caché sous les masques de personnalités hétéronymes qu’il a créés, différentes voies littéraires, en premier lieu la poésie. Il fonde en 1915 la revue Orpheu. Méconnu de son vivant, il meurt en 1935. La découverte posthume de son oeuvre considérable, dont Le Livre de l’intranquillitéBureau de tabac et Ode maritime, en fera la grande voix de « l’Âme portugaise », et l’une des plus vibrantes de la littérature.

Toutes les proses publiées du vivant de Fernando Pessoa en deux volumes

« Dans la présentation des textes constituant ce volume, nous avons adopté, à une exception près, l’ordre chronologique : les onze fragments du Livre de l’Intranquillité, publiés par Pessoa entre 1929 et 1932, sont réunis, ce critère se justifiant, croyons-nous, dans la mesure où, lus à la suite, ils pourront donner au lecteur une idée approximative du style de la version finale de l’œuvre telle que Pessoa pensait la publier.
Le choix de l’ordre chronologique est, nous semble-t-il, la manière la plus efficace de résister à la tentation d’essayer de classer les textes selon des critères thématiques. Les proses publiées par Pessoa ne sauraient être rangées dans des cadres précis. Il y a en elles, sous-jacent, tout un système de vases communicants, de connexions, de références croisées, qui fait qu’un texte apparemment littéraire peut avoir des connotations politiques ou sociologiques et vice-versa. » José Blanco, extrait de l’introduction, Chronique de la vie qui passe.

Le volume I, Chronique de la vie qui passe, rassemble les 35 premiers textes en prose publiés de 1912 à 1922 par Fernando Pessoa (dont Le Marin, ou encore Le Banquier anarchiste) accompagnés d’une introduction et d’une chronologie sélective très éclairantes par José Blanco, et se refermant sur des notes contextualisant chaque texte. Le volume II, Comment les autres nous voient, contient les textes 36 à 77 (dont Le “Duce” Mussolini est un fou, ou encore L’Interrègne. Défense et justification de la Dictature Militaire au Portugal, également accompagnés de notes en fin de volume et d’un index des noms cités.
À l’exception des textes 9 et 60, traduits par Dominique Touati; 34, traduit par Joaquim Vital; 19, 20, 30, 31, 42, 46, 50, 51, 54, traduits par Parcídio Gonçalves, l’ensemble des Proses, la chronologie et les notes en fin de volume ont été traduits par Simone Biberfeld. Les ajouts à la chronologie et les notes complémentaires ont été traduits par Parcídio Gonçalves. La préface de la deuxième édition que nous reproduisons ici a été traduite par Parcídio Gonçalves.


Chronique de la vie qui passe … [1]

Des convictions profondes, seuls en ont les êtres superficiels.

Récemment, dans la poussière de quelques campagnes politiques, on a vu resurgir cette grossière habitude de polémistes, qui consiste à reprocher à quelqu’un de changer de parti une ou plusieurs fois, ou de se contredire fréquemment. Les gens du commun, qui ont coutume d’avoir des opinions, continuent à utiliser cet argument comme s’il était péjoratif. Peut-être n’est-il pas trop tard pour définir, sur un sujet aussi délicat des rapports intellectuels, la véritable attitude scientifique.

S’il est un fait étrange et inexplicable, c’est bien qu’une créature douée d’intelligence et de sensibilité reste toujours assise sur la même opinion, toujours cohérente avec elle-même.

Tout se transforme continuellement, dans notre corps aussi, et par conséquent dans notre cerveau. Alors comment, sinon pour cause de maladie, tomber et retomber dans cette anomalie de vouloir penser aujourd’hui la même chose qu’hier, alors que non seulement le cerveau d’aujourd’hui n’est déjà plus celui d’hier, mais que même le jour d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier? Être cohérent est une maladie, un atavisme peut-être ; cela remonte à des ancêtres animaux, à un stade de leur évolution où cette disgrâce était naturelle.

En outre la cohérence, la conviction, la certitude, sont des démonstrations évidentes — et si souvent inutiles — d’un manque d’éducation. C’est manquer de courtoisie envers les autres que d’être devant eux toujours le même ; c’est les ennuyer, les gêner par notre défaut de diversité.

Un être doté de nerfs modernes, d’une intelligence sans œillères, d’une sensibilité en éveil, a le devoir cérébral de changer d’opinion et de certitude plusieurs fois par jour. Il doit avoir non pas des croyances religieuses, des opinions politiques, des prédilections, mais des sensations religieuses, des impressions politiques, des élans d’admiration littéraire.

Certains états d’âme de la lumière, certaines attitudes du paysage sont en droit, surtout s’ils sont excessifs, d’exiger de celui qui se trouve devant eux des opinions politiques, religieuses et artistiques déterminées, celles qu’ils suggèrent et qui changeront, bien entendu, selon les variations de cet aspect extérieur. L’homme discipliné et cultivé fait de sa sensibilité et de son intelligence les miroirs du milieu ambiant transitoire ; il est républicain le matin, monarchiste au crépuscule ; athée sous un soleil éclatant et catholique transmontain à certaines heures d’ombre et de silence ; et ne jurant que par Mallarmé à ces moments de la tombée de la nuit sur la ville où éclosent les lumières, il doit sentir que tout le symbolisme est une invention de fou quand, solitaire devant la mer, il ne sait plus que l’Odyssée.

Des convictions profondes, seuls en ont les êtres superficiels. Ceux qui ne font pas attention aux choses ne les voient guère que pour ne pas s’y cogner, ceux-là sont toujours du même avis, ils sont tout d’une pièce, et cohérents. Ils sont du bois dont se servent la politique et la religion, c’est pourquoi ils brûlent si mal devant la Vérité et la Vie.

Quand nous éveillerons-nous à la juste notion que politique, religion et vie en société ne sont que des degrés inférieurs et plébéiens de l’esthétique — l’esthétique de ceux qui ne sont pas encore capables d’en avoir une? Ce n’est que lorsqu’une humanité libérée des préjugés de la sincérité et de la cohérence aura habitué ses sensations à vivre indépendantes, qu’on pourra atteindre, dans la vie, un semblant de beauté, d’élégance et de sérénité.

Extraits des pages 193-195 du volume I, Chronique de la vie qui passe


J’aime dire

J’aime dire. Je dirai même plus : j’aime faire des mots. Les mots sont pour moi des corps palpables, des sirènes visibles, des sensualités incarnées. Sans doute parce que la sensualité réelle n’a pour moi aucune espèce d’intérêt — ni mental, ni onirique —, le désir chez moi s’est transformé en cela même qui, intérieurement, me crée des rythmes verbaux ou les écoute chez autrui. Je frémis dès qu’une chose est bien dite. Telle page de Fialho, telle page de Chateaubriand, font fourmiller toute ma vie à travers toutes mes veines, me font exulter, dans un tremblement calme, d’un plaisir inaccessible que je suis en train de goûter. Telle page de Vieira, même, dans sa froide perfection d’ingéniosité syntaxique, me fait tressaillir comme une branche sous l’effet du vent, dans un délire passif de chose manipulée.

Comme tous les grands passionnés, je savoure les délices de la perte de soi où la jouissance de l’abandon se vit entièrement. Ainsi, fréquemment, j’écris sans vouloir penser, dans un état de rêverie externe, abandonné aux caresses que me font les mots, comme un petit enfant dans leurs bras. Ce sont des phrases dépourvues de sens, qui s’écoulent, morbides, dans une fluidité d’onde sentie, une amnésie de ruisseau où les eaux se mélangent et s’indéfinissent, devenant toujours autres, se succédant à elles-mêmes.

Ainsi, les idées, les images, tremblantes dans leur expression, passent devant moi en cortèges sonores de soieries déteintes où vacille un clair de lune d’idée, moucheté et flou.

Extraits des pages 217-218 du volume II, Comment les autres nous voient


Chez un grand nombre de ceux qui écrivent, (…) soit écrire n’est qu’une façon de véhiculer des idées, et ils sont philosophes, pas écrivains; soit la littérature est un métier qu’ils exercent, et ils ne sont pas des artistes, mais des artisans; soit ce qu’ils écrivent est consciemment un divertissement de leur esprit, écrit pour que les autres s’amusent avec ce qui a diverti l’auteur.

Je ne parle pas de ceux qui écrivent pour une autre raison que ces trois-là, en croyant qu’ils sont de vrais écrivains. Ceux-là, qui sont la majorité, ne sont rien.


En librairie le 3 mars 2023

En librairie le 2 juin 2023

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