Friedrich Schlegel, le Winckelmann de la poésie grecque

Une nouvelle traduction intégrale, introduite et annotée de L’Etude de la poésie grecque de Friedrich Schlegel vient de paraître, accompagnée de la réédition de la magistrale Histoire de l’art dans l’Antiquité de Johann Joachim Winckelmann. Explications.

L’Étude de la poésie grecque fut rédigée par Schlegel en 1795 et parut en 1797. C’est un document de référence dans lequel son auteur tentait de parler d’une manière neuve de la civilisation hellénique dont Winckelmann avait montré la richesse pour les Modernes. Ce que ce dernier avait fait pour les arts plastiques, Schlegel se proposait de le faire pour les textes littéraires.
Nous publions aujourd’hui ce texte fondamental, premier jalon du mouvement romantique, dans une nouvelle traduction annotée par Alain Muzelle, alors qu’est rééditée L’Histoire de l’art dans l’Antiquité de Winckelmann avec une préface inédite d’Elisabeth Décultot par les Editions Klincksieck, une maison des Belles Lettres.
Dans la riche introduction à L’Etude de la poésie grecque, son traducteur Alain Muzelle expose les prémices critiques du premier romantisme allemand en rapprochant les apports des deux hommes à leurs domaines respectifs. En voici un extrait.


En 1795, à l’âge de vingt-trois ans, le jeune Friedrich Schlegel achève L’Étude de la poésie grecque, ouvrage théorique qui, la publication ayant été retardée par la maison d’édition pour des raisons techniques, ne paraîtra en réalité qu’au début de l’année 1797 chez l’éditeur Michaelis. Cet ouvrage est considéré à juste titre comme le plus important des textes critiques de sa première période créatrice, dédiée à l’étude de différents aspects de la civilisation antique, principalement hellénique. Schlegel l’avait conçu originellement pour être la première partie d’un ensemble plus vaste consacré à l’histoire de la poésie ancienne, grecque et romaine. Mais comme souvent chez Schlegel, ce projet ne fut jamais mené à son terme. […]

Ce texte porte tout d’abord témoignage de l’intérêt passionné que Friedrich Schlegel nourrit pour l’Antiquité grecque durant les premières années de ses activités littéraires, soit à partir de 1789 alors que, stimulé par l’exemple de son frère August Wilhelm, son aîné de cinq ans, il se lance à corps perdu dans l’apprentissage des langues et de la culture des Anciens. En cela, il est bien représentatif de son époque et de son pays, puisque les intellectuels, penseurs et artistes germaniques en cette fin de XVIIIe siècle entretiennent une relation privilégiée avec la Grèce antique, par opposition aux Français par exemple pour qui la culture romaine reste prépondérante, ce qui se retrouve notamment dans le grand usage que font les révolutionnaires des symboles et du nom des institutions de la Rome républicaine. Face à une France façonnée par l’esprit latin, les Allemands de la même époque se considèrent eux volontiers comme les élèves, voire les héritiers de la culture et particulièrement de la poésie des Hellènes. En 1802 encore, lorsqu’il arrive dans le Paris du Consulat avec un projet de collaboration franco-allemand auquel personne dans les cercles français du pouvoir ne prêtera attention, Friedrich Schlegel répartit de façon significative les rôles entre les deux pays qu’il entend rapprocher : d’un côté la puissance politique des Français qu’il compare à celle des Romains ; de l’autre, les Allemands qui peuvent à ses yeux jouer dans le contexte postrévolutionnaire le rôle des Grecs apportant une culture supérieure à leurs conquérants militaires.

Cette spécificité germanique, et celle de Friedrich Schlegel donc, s’explique en grande partie par l’énorme influence qu’exerça en Europe, et tout particulièrement outre Rhin, dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, l’œuvre de Johann Joachim Winckelmann (1717-1768) théoricien, archéologue et historien de l’art d’origine et de formation allemandes, mais installé à Rome à partir de l’année 1755. On pense à ses Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques (Gedanken über die Nachahmung der griechischen Werke) et surtout à sa monumentale Histoire de l’art antique (Geschichte der Kunst des Altertums) publiée à Dresde en 1764 et qui fait de lui un des pères incontestés de l’école néoclassique.

Malgré toute l’admiration que Schlegel porte à Lessing et à son intense activité de critique, Winckelmann est le seul théoricien qu’il ait jamais considéré comme un véritable maître à penser et dès son plus jeune âge il est habité par l’ambition de jouer pour la poésie grecque le rôle que Winckelmann avait joué pour l’art des anciens Grecs. D’une certaine façon, il aspire à devenir ce Winckelmann de la poésie que réclamait Herder dès 1767 dans ses Fragments sur la littérature allemande moderne. L’Étude de la poésie grecque témoigne de cette ambition et de cette filiation volontaire.

Schlegel adopte tout d’abord une approche des textes qui n’est pas sans rappeler celle que promeut Winckelmann pour les œuvres d’art antiques. On sait que ce dernier, puisqu’il ne lui est alors pas possible de se rendre en Grèce occupée encore par les Turcs, décide de s’installer à Rome afin de pouvoir établir un contact visuel direct avec les sculptures qu’il se propose d’étudier. Il entend rompre ainsi avec les pratiques de ses prédécesseurs qui souvent puisaient leurs connaissances dans les écrits antérieurs consacrés à leur objet d’étude, de telle sorte qu’ils parlaient d’œuvres qu’ils n’avaient en fait jamais vues. Comme le remarque Herder à juste titre en 1767, ce n’est qu’à Rome que Winckelmann pouvait véritablement devenir lui-même, c’est-à-dire le créateur de l’histoire moderne de l’art.

Ce que représente Rome pour Winckelmann, les textes vont le représenter pour Schlegel. Ces textes sur lesquels il fonde ses analyses, non seulement il les a lus en version originale grâce à sa grande maîtrise du grec ancien, qu’il a acquise sous la férule d’August Wilhelm, mais il veille toujours à les replacer dans leur contexte poétique spécifique afin de mieux pouvoir appréhender le caractère qui leur est propre ainsi que leur valeur générique. Une telle entreprise présuppose donc l’acquisition d’une connaissance aussi complète que possible de la littérature des Grecs anciens dans son ensemble, ce qui rappelle le travail monumental auquel se livre Winckelmann lorsqu’il s’attelle à la composition de son ouvrage majeur, son Histoire de l’art antique. D’entrée donc, le jeune Schlegel pose les principes de ce qui deviendra sa méthode critique en refusant d’aborder chaque œuvre isolément, mais en tenant compte du contexte dans lequel elle est écrite, ce qui correspond à sa conception organique d’une littérature qui se développe en suivant ses propres règles, chaque œuvre trouvant la place qui lui revient dans cette croissance générale. Et il ne limite pas ses analyses au seul domaine littéraire puisqu’il prend soin également de replacer la création poétique d’une époque dans son contexte politique et plus largement culturel. Ainsi va-t-il souligner que ce qu’il considère comme la plus haute expression du génie grec, la tragédie attique du Ve siècle avant Jésus-Christ, correspond, logiquement à ses yeux, avec l’apogée, à cette époque, de la démocratie athénienne et du goût littéraire du public pour lequel le poète compose.

Pour Winckelmann, l’art des Hellènes, c’est-à-dire essentiellement la statuaire qui seule quasiment était connue des historiens au XVIIIe siècle, si l’on excepte les vases peints et les quelques ruines de temples dans le Sud de l’Italie et en Sicile, se caractérise par son développement naturel, que favorisent selon lui des conditions géographiques particulièrement favorables, permettant entre autres le développement harmonieux des corps, en particulier des corps masculins que les artistes, puisque les athlètes s’entraînaient nus dans les gymnases, pouvaient librement étudier avant de tendre vers une représentation idéale de la réalité observée. Une telle dimension naturelle implique que l’art est soumis comme la nature à un développement cyclique, passant de la naissance au plein épanouissement puis au déclin. Ainsi Winckelmann va-t-il distinguer dans l’histoire de l’art grec quatre grands styles qui se suivent chronologiquement, le style ancien, le style élevé, le beau style, point culminant de l’expression artistique des Grecs, puis pour finir celui des imitateurs qu’il trouve chez les artistes de l’époque hellénistique.

Friedrich Schlegel va reprendre pour son objet d’étude, en les transposant, ces conceptions de Winckelmann et appliquer à la littérature les idées que ce dernier développait à propos des arts plastiques. Tout comme ces derniers, la poésie, pour reprendre les mots du jeune critique, s’est développée sur le sol de Grèce « pour ainsi dire à l’état sauvage » et son développement « ne fut que le développement le plus libre de l’aptitude la plus heureuse ». La poésie des Grecs est d’origine naturelle et elle se voit donc soumise, elle aussi, au développement cyclique propre aux créations de nature. Et là encore, ce sont quatre écoles qui se succèdent depuis les origines jusqu’au déclin final, même si nous assistons en réalité à l’établissement d’une triade générique. Aux origines, l’école ionienne, définie comme « l’époque héroïque de l’art mythique », voit la naissance et le développement de l’épopée, poésie de nature, considérée par Schlegel comme l’expression la plus parfaite de ce genre poétique. Puis vient l’école dorique où s’invente la poésie lyrique, unique en son genre dans l’histoire littéraire européenne, et avec l’école athénienne qui voit s’épanouir la poésie dramatique, comédie et tragédie, on atteint l’apogée de la poésie grecque. La quatrième école enfin, l’école alexandrine, correspond au déclin hellénique avec sa poésie savante, « compilations de fragments décousus », privées de toute nouvelle invention.

Cependant, Schlegel n’est pas uniquement l’élève de Winckelmann. Le tableau qu’il dresse de la poésie grecque dans son premier ouvrage d’importance se caractérise également par des analyses originales dont la nouveauté frappa nombre de ses contemporains.

Le fait qu’à ses yeux l’épopée trouve sa place naturelle dans les premiers temps d’une culture, que celle-ci se développe dans les contrées nordiques de l’Europe ou sur les bords de la Méditerranée, et que les poèmes grecs atteignent avec Homère la plus grande perfection jamais atteinte dans ce genre poétique, conduit le jeune critique à condamner comme vaines toutes les tentatives des littératures modernes de recréer pour leur compte ce type de poème, car elles ne sauraient retrouver l’indispensable fraîcheur des commencements mythiques. Déjà Virgile n’est-il considéré par Schlegel que comme le meilleur des Alexandrins, ce que l’on ne saurait considérer comme un véritable compliment. Une pareille condamnation conduit en réalité à prendre ouvertement, et non sans provocation consciente, le contrepied des thèses défendues par les Académies modernes qui plaçaient encore au XVIIIe siècle l’épopée parmi les formes majeures de représentation littéraire dans la hiérarchie des genres poétiques.

Le regard que porte Friedrich Schlegel sur la poésie dramatique, dans laquelle culmine à ses yeux l’invention grecque durant le cinquième siècle en Attique, est lui aussi novateur. Dans la tragédie athénienne, la forme poétique grecque la plus parfaite, ce n’est plus désormais avec les œuvres d’Euripide que le genre connaît selon le jeune critique ses plus grands accomplissements. Au contraire débute avec lui le déclin de la tragédie, dont le but suprême n’est plus désormais de produire de la beauté, mais de susciter les passions des spectateurs. L’étoile du troisième grand tragique, qui avait tant brillé sur le théâtre classique français, notamment chez Racine, mais aussi chez Voltaire, et trouvait encore de grands défenseur en Lessing et en Goethe, commence désormais à pâlir, au profit pour l’heure de Sophocle dont Schlegel fait un éloge particulièrement enthousiaste, en affirmant que dans la sensibilité de ce représentant de la beauté suprême fusionnent « l’ivresse divine de Dionysos, la profonde inventivité d’Athéna et la délicate pondération d’Apollon. » Que Schlegel ouvre ainsi la voie qui conduira à Nietzsche, le contempteur d’Euripide, mais aussi l’admirateur d’Eschyle, nous semble aujourd’hui évident.

Dans le domaine de la comédie, le jeune critique n’est peut-être pas totalement novateur lorsqu’il caractérise positivement les œuvres théâtrales d’Aristophane, majoritairement décriées par la critique académique, notamment dans la France classique. En effet, l’intérêt du jeune Stürmer Goethe pour le dramaturge athénien, que l’on peut rapprocher de son goût pour la farce, trouve tout particulièrement son illustration dans la courte pièce qu’il écrit en 1780 en adaptant les Oiseaux, une des plus grandes œuvres du Grec. Néanmoins, c’est bien à une totale réhabilitation de l’auteur comique, auquel il était de tradition de reprocher ses obscénités, qu’entend se livrer Schlegel. En le présentant comme le plus grand représentant, l’esprit même de la grande comédie antique, il prend consciemment le contrepied de la tradition critique classique. Loin de s’attarder sur les crudités de langage sans cesse reprochées au dramaturge, il loue sa malice, qu’il qualifie d’enjouée, et reconnaît dans son exubérance anarchique qui se permet toutes les audaces, notamment l’usage de la parabase, l’expression de la plénitude orgiaque d’une existence surabondante. Cette importance qu’ont aux yeux de Schlegel dès 1795 les œuvres du poète comique athénien témoigne d’une certaine continuité de sa pensée par-delà les ruptures toujours mises en avant par la critique, car elle n’est pas sans préparer ce qui quelques années plus tard constituera un des points importants de sa théorie romantique, la promotion d’une poésie qui cache son ordre profond sous une structure chaotique apparente. […]

Alain Muzelle, introduction à L’Etude de la poésie grecque de Friedrich Schlegel.


FRIEDRICH SCHLEGEL

L’Étude de la poésie grecque

Nouvelle traduction, introduction et annotations d’Alain Muzelle

Bibliothèque allemande – Livre broché, couverture à rabats – 12.5 x 19.3 cm – XXXVI + 172 pages – Bibliographie


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