Un égoïste vertueux : Montaigne par Thierry Gontier

Partant des réflexions de Montaigne sur la relation à soi-même et aux autres, Thierry Gontier, l’un de ses meilleurs spécialistes, en analyse les conséquences morales et politiques.

Pour réhabiliter l’esprit libéral, il fallait bien notre renaissant le plus apprécié : Montaigne. Le dernier ouvrage de Thierry Gontier, l’un des meilleurs spécialistes du philosophe, décrit l’Égoïsme vertueux, pierre angulaire de cette « éthique » de l’action, aux confins du réel et des valeurs humanistes.
Cynthia Fleury, L’Humanité

Vices publics et vertus privées

Extrait du chapitre « Liberté républicaine et liberté privée », pages 225 -227

À l’exaltation de la liberté républicaine se substitue chez Montaigne une casuistique du privé et du public, chaque pôle de valeurs possédant sa légitimité propre et prescrivant ses exigences. Ce conflit se manifeste en premier lieu dans l’opposition entre la nécessité du salut public et la liberté privée. L’intérêt public prescrit légitimement un certain nombre d’exigences, mais, écrit Montaigne, « l’interest commun ne doibt pas tout requerir de tous contre l’interest privé […]. Toutes choses ne sont pas loisibles à un homme de bien pour le service de son Roy ny de la cause generalle et des loix » (III, 1, p. 802). D’un autre côté, la chose publique, même dans les temps chaotiques des guerres civiles, ne saurait être l’objet d’un simple mépris de la part de l’individu. Ainsi, par exemple, Montaigne fait sienne la loi de Solon obligeant les individus à prendre parti dans un conflit civil, et considère qu’il n’est « ny beau ny honneste de se tenir chancelant et mestis, de tenir son affection immobile et sans inclination aus troubles de son pays et en une division publique » (III, 1, p. 793). Une position de neutralité pourrait ici être prise comme une attitude d’indifférence comparable à l’apathéia des stoïciens, dont Montaigne pense qu’elle n’est ni possible ni souhaitable à l’homme. Ainsi écrit-il ne pas partager la complexion des sages qui « s’obstinent à voir resoluement et sans se troubler la ruyne de leur pays […]. Pour nos ames communes, il y a trop d’effort et trop de rudesse à cela » (III, 10, p. 1015).

Cela dit, il faut bien distinguer la neutralité indifférente condamnée par Montaigne de la modération qu’il prescrit en condamnant un engagement entier qui conduirait à s’oublier soi-même. Dans le chapitre « De la vanité », il cite ainsi son propre père comme modèle de dévouement, tant dans les affaires politiques que dans le gouvernement de sa maison, pour lequel il manifestait « une passionnée amour » (III, 9, p.  952). Ce « si bon père » (p.  951) estimait qu’une vie honnête était une vie entièrement consacrée au public. Mais Montaigne souligne encore une fois le saut entre deux générations que sépare la guerre civile. S’il se dit d’accord avec son père sur le principe (« Je suis de cet avis, que la plus honnorable vacation est de servir au publiq et estre utile à beaucoup » p. 952), il n’en revendique pas moins pour lui-même une conduite opposée : « Pour mon regard je m’en despars […]. Je me contente de jouir le monde sans m’en empresser, de vivre une vie seulement excusable, et qui seulement ne poise ny à moy ny à autruy » (III, 9, p.  952­953).

Le chapitre suivant, « De mesnager sa volonté », reprend cette thématique récurrente du mon père et moi. Montaigne écrit que son père s’est consacré à sa tâche de maire de Bordeaux jusqu’à s’oublier lui-même et y perdre la santé :

Il me souvenoit de l’avoir veu vieil en mon enfance, l’ame cruellement agitée de cette tracasserie publique, oubliant le  doux air de sa maison, où la  foiblesse des  ans l’avoit attaché long temps avant, et son mesnage et sa santé, et, en mesprisant certes sa vie qu’il y cuida perdre, engagé pour eux à des longs et penibles voyages. Il estoit tel ; et luy partoit cette humeur d’une grande bonté de nature : il ne fut jamais ame plus charitable et populaire [III, 10, p. 1005]

Montaigne professe son admiration pour cet exemple, mais il ne se règle pas sur lui. Il rejette l’idéal d’un sacrifice total au bien public, en ajoutant immédiatement : « Ce train, que je loue en autruy, je n’aime point à le suivre. »

On remarquera dans ces textes que Montaigne oppose à un principe non un autre principe, mais sa complexion personnelle, libre au sens où elle n’est pas soumise aux lois et aux coutumes. Sa conduite peut peut-être passer pour vertueuse, mais, précise-t-il, « ma vertu, c’est une vertu, ou innocence, pour mieux dire, accidentale et fortuite » (II, 11, p. 427). […]

Dans le portrait qu’Emerson a tracé de Montaigne en sceptique, il décrit celui-ci comme « le plus franc et le plus honnête des écrivains » ; il loue son « invincible probité ». Surtout, Montaigne refuse la « vie factice » pour aspirer à une vie authentique ; il ne souhaite pas « sortir de lui-même », mais reste « solide et robuste » en lui-même.

Ecouter cet extrait lu

THIERRY GONTIER

L’égoïsme vertueux
Montaigne et la formation de l’esprit libéral

Collection Penseurs de la liberté

  • Livre broché sous jaquette
  • 13.5 x 21 cm
  • 464 pages – Index – Bibliographie
  • Paru le 3 février 2023

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