Catharsis et spectacle tragique : la fonction socialement stabilisatrice de la tragédie grecque

De quelle façon la tragédie entrait-elle en résonance avec les institutions civiques ? De quelle façon assumait-elle une fonction stabilisatrice à l’égard de l’État ? * Destiné à tous ceux qui s’intéressent à la tragédie grecque – amateurs ou spécialistes, étudiants, enseignants, gens de théâtre – ce livre est une introduction fascinante à tous les aspects du spectacle tragique. En voici un extrait.

À quoi ressemblait le théâtre d’Athènes au Ve siècle av. J.-C. ? Quelles possibilités de jeu offrait-il pour la mise en scène des tragédies grecques ? Comment le chœur et les personnages incarnaient-ils dans cet espace – par la voix, le geste, le chant, la danse – les drames représentés lors des Grandes Dionysies ? Est-il possible, et jusqu’à quel point, de reconstituer la mise en scène originelle des tragédies d’Eschyle, Sophocle et Euripide ?
Voilà quelques-unes des questions auxquelles répond, de façon claire, précise et solidement documentée, l’ouvrage de Vincenzo Di Benedetto et Enrico Medda, La tragedia sulla scena (1re édition 1997), dont Christine Mauduit propose ici une traduction française. > Lire la suite de la présentation du livre + sommaire

EXTRAIT • La fonction socialement stabilisatrice du spectacle tragique

Les représentations tragiques étaient organisées à Athènes par l’État. Immédiatement après avoir pris possession de sa charge, l’archonte (l’archonte par excellence, celui que l’on a appelé l’archonte éponyme) proclamait que les biens de chaque citoyen resteraient intacts jusqu’à la fin de sa magistrature ; puis il établissait qui devaient être les trois chorèges pour les représentations de tragédies (cf. Ire  partie, chap.  I, §  1). Ces informations nous sont données par Aristote, Constitution des Athéniens, LVI, 2-3.

De quelle façon la tragédie entrait-elle en résonance avec les institutions civiques ? De quelle façon assumait-elle une fonction stabilisatrice à l’égard de l’État ?
Plusieurs facteurs entraient en jeu à ce sujet.

Un élément stabilisateur était constitué par le simple fait que les citoyens athéniens, à des occasions déterminées, assistaient à un spectacle (tragique, comique ou d’une autre nature) et se divertissaient. Le fait de se divertir provoquait un allègement des tensions et avait donc déjà un effet stabilisateur sur le plan social. Dans l’Antiquité, rappelons-le, la fête consistait à se rassembler pour participer à des expériences communes, ce qui avait comme conséquence un resserrement des liens de la communauté. Le dieu qui était célébré dans la fête aimait ses fidèles et il faisait du bien à ceux qui le révéraient.

Un autre fait important était qu’à travers les spectacles tragiques et les fêtes de Dionysos à l’occasion desquelles ils avaient lieu, s’effectuait la perpétuation, en elle-même rassurante, d’un patrimoine collectif. C’était un patrimoine de rites, de procédures cultuelles, et aussi de mythes qui étaient transmis et qui faisaient partie de l’imaginaire collectif (mais ce sujet est plus complexe et implique plus profondément des modèles culturels archaïques et primitifs; nous en parlerons au chap. 2). Entre en jeu plus particulièrement ici la forme littéraire de la tragédie : une fois que les concours tragiques avaient été institués, avec leur cadence annuelle, la forme littéraire de la tragédie était elle-même devenue une partie de la vie et de la conscience de la communauté, et une attente avait été créée pour qu’elle se perpétue.

En outre, dans la mesure où les mythes tragiques se situaient dans un lointain passé, le spectacle tragique comportait un approfondissement de la conscience « historique » de la collectivité et un renforcement –  lui aussi stabilisateur  – du sens de sa propre identité. Et ce en particulier quand il s’agissait de mythes impliquant Athènes; mais même quand il s’agissait de mythes relatifs à d’autres cités (Thèbes, Argos,  etc.), le public athénien était indirectement invité à se confronter à son propre passé.

De plus, dans la mesure où étaient représentés sur la scène des événements funestes, le spectacle tragique avait aussi pour effet de pousser le public à se confronter au thème de la mort, ce qui entraînait inévitablement une réflexion sur la labilité des choses humaines et, en principe, une évacuation des tensions en jeu (mais des forces contraires pouvaient aussi intervenir: cf. chap. 3).

Ce repérage d’une fonction socialement stabilisatrice de la tragédie peut s’opérer aussi à partir de la théorie aristotélicienne de la catharsis. Aristote parle de la catharsis tragique dans la Poétique, 1449  b  24-28 : un passage où, dans sa célèbre définition de la tragédie, Aristote inclut aussi le fait que, « à travers la compassion et la peur [eleos et phobos], elle accomplit la purification de telles émotions». Ce passage de la Poétique est corrélé au livre VIII de la Politique, 1341 b 32 sqq.*

La catharsis aristotélicienne ne doit pas être comprise comme un processus d’élévation morale, ni comme un processus de sublimation conduisant à un détachement par rapport aux choses du monde. Le terme grec de katharsis utilisé par Aristote doit être entendu au sens d’«élimination de l’impureté » et il est lié à l’usage médical du mot, qui s’emploie pour parler des effets d’une purge ou des menstruations. Le fait d’assister au spectacle tragique – selon la théorie aristotélicienne – provoque la montée des émotions de compassion et de peur, en relation avec les événements dans lesquels étaient impliqués les personnages de la tragédie. Mais du fait que ces événements avaient une fin (avec laquelle s’interrompait l’illusion théâtrale), la compassion et la peur cessaient. Le résultat était qu’on ne retournait pas à la situation antérieure au début de la représentation, mais que se produisait une purification, une katharsis des potentialités émotionnelles déjà présentes chez le spectateur et que le spectacle tragique avait amené à se manifester: il s’ensuivait un effet de relâchement, d’allègement, accompagné de plaisir (hēdonē : cf. en particulier Poet. 1453  b  11-13, et aussi Pol. VIII 1342 a 14-15). De cette façon déjà, Aristote parvenait à un approfondissement de l’élément du divertissement, un élément qui n’est pas dénué, en lui-même, d’un aspect social. Mais Aristote développait un discours plus spécifique, dans la mesure où il faisait entrer en jeu (cf. Pol. VIII 1342 a 18 sqq.) une division bipartite de l’auditoire, en deux catégories sociales différentes. Et il n’est pas douteux que le relâchement de la tension devait avoir des conséquences sociales positives, dans la mesure où le travailleur était ainsi mis en condition de mieux s’engager dans son travail.

Jusqu’à présent, pour repérer, avec l’aide d’Aristote, les effets socialement stabilisateurs qui pouvaient dériver du spectacle tragique, nous nous sommes référés à la tragédie dans sa généralité, en tant que spectacle d’événements funestes, représentés sur la scène. Mais d’autres problèmes se posent à ce sujet.

Le problème de fond est le suivant. La tragédie remplissait une fonction stabilisatrice, alors que la forme tragique était en elle-même conflictuelle, et d’une conflictualité en elle-même réfractaire aux médiations (cf. chap.  5, §  2). La chose peut s’expliquer en tenant compte de deux niveaux différents, à savoir que, par le fait même d’être représentés – dans un théâtre et en une occasion bien précise –, les événements tragiques se chargeaient d’une valeur – de relâchement des tensions  – qui allait au-delà des caractéristiques qui les distinguaient en propre.

Il convient aussi de se demander, dans le même ordre d’idées, si l’accord de fond entre le spectacle tragique et les exigences de base de la communauté supposait aussi un lien entre le poète tragique et les initiatives politiques de l’Athènes de son temps; et si le poète tragique avait lui-même l’intention de transmettre à son public un message éthico-politique. Nous parlerons de ces questions dans les chapitres suivants.

*[Extrait des notes et discussions de la fin du chapitre] Pour comprendre de quelle façon, selon Aristote, la catharsis se réalise à travers le spectacle tragique (Poét. 1449 b 24-28), il convient de rappeler ce qu’Aristote dit en Pol. VIII 1342 a 7 sqq. à propos de ceux qui sont pris par l’« enthousiasme » en écoutant des chants sacrés d’une certaine nature. D’après Aristote, l’enthousiasme, à un certain point, prend fin, et les sujets se calment comme s’ils avaient été soignés et purgés. Donc, à  travers la  manifestation concrète de l’« enthousiasme », le sujet s’en libère aussi, dans la mesure où – doit-on comprendre – ces potentialités émotionnelles qui étaient présentes en lui ont trouvé un exutoire. Il faut supposer un procédé analogue pour le spectacle tragique : les spectateurs éprouvent compassion et peur, mais une fois que la représentation cesse, ces émotions prennent fin et le sujet ne retourne pas à son état originel; au contraire, il va mieux, il a expérimenté un soulagement, en ce que ses potentialités émotionnelles (moins intenses, certes, que celles correspondant à l’« enthousiasme» mais comparables à elles) ont trouvé un exutoire.

Extrait de la troisième partie : LA TRAGÉDIE GRECQUE ET SON PUBLIC, pages 335-339, traduction de Christine Mauduit.


Préface à la traduction française

Quand, il y a vingt-cinq ans, nous nous lancions, Vincenzo Di Benedetto et moi, dans le projet de ce livre, nous nous étions fixé un objectif simple et bien défini: celui de fournir à nos lecteurs une moisson d’informations, aussi fiables et aussi claires que possible, sur ce que nous savons de la mise en scène des tragédies grecques antiques, sans jamais dissimuler le caractère problématique d’un grand nombre de données et les difficultés qui s’attachent à une telle reconstruction, mais avec la conviction qu’il était possible de tirer des tragédies conservées des conclusions importantes pour la compréhension de la pratique théâtrale antique et pour l’interprétation même des œuvres dramatiques.

Les destinataires que nous avions en vue pour notre travail n’étaient pas seulement les antiquisants; nous voulions nous adresser, plus largement, à tous ceux qu’intéresse l’histoire du théâtre, ainsi qu’à ceux qui le pratiquent, concrètement. Sans nous occuper des problèmes relatifs à la mise en scène contemporaine des tragédies grecques, nous étions convaincus –  et l’auteur de ces lignes l’est encore aujourd’hui – qu’une information correcte sur la réalité historique de l’expérience théâtrale antique n’était pas sans intérêt pour nourrir la culture théâtrale en un sens plus large.

Je crois pouvoir dire aujourd’hui que le résultat de l’entreprise nous a payés de nos efforts. Le livre a reçu un bon accueil non seulement auprès des antiquisants, en contribuant à la formation de quelques générations d’étudiants, mais aussi auprès d’un public plus vaste. Vincenzo Di Benedetto, qui nous a quittés en  2013, l’a toujours considéré comme l’un de ses travaux les plus réussis et en 2005, revenant sur l’ensemble de ses études consacrées à la tragédie grecque, il écrivait que la troisième partie du livre « peut être considérée comme l’expression ultime, pour ce qui concerne les concepts de base et les lignes de force de la recherche, de mon long travail sur la tragédie grecque ».

Une très agréable surprise, qui dépassait nos attentes initiales, a été de découvrir que le livre avait suscité de l’intérêt au-delà des frontières de notre pays. En particulier, le resserrement progressif des liens de collaboration et d’amitié avec de nombreux collègues français m’a permis de constater que beaucoup d’entre eux avaient apprécié notre travail et renvoyaient souvent leurs étudiants à la lecture de nos pages. Dans ce contexte, un moment décisif a été la rencontre avec Christine Mauduit, professeur à l’École normale supérieure de Paris, qui, en 2014, m’a proposé de venir passer une période de recherche comme professeur invité à l’ENS; j’ai donné, à cette occasion, quelques séminaires portant sur des éléments textuels et scéniques de l’Agamemnon d’Eschyle. Ce séjour a représenté le début d’une belle collaboration – toujours active aujourd’hui –, qui nous a permis de développer certains des éléments communs à notre approche du théâtre grec. Sa proposition de travailler à une traduction française de La tragedia sulla scena ne pouvait donc susciter qu’une réponse enthousiaste de ma part: c’est une chance rare d’avoir une traductrice qui soit aussi une spécialiste de premier plan, et je n’aurais pas pu espérer placer notre livre en de meilleures mains pour le proposer aux lecteurs français.

Au cours du travail de traduction, nous avons constamment échangé, pour résoudre ensemble les inévitables problèmes qui se posaient lors du passage d’une langue à l’autre. Nous avons décidé, d’un commun accord, de ne pas procéder à une mise à jour du livre fondée sur l’état actuel de la recherche. Les vingt-trois années qui se sont écoulées depuis sa publication ont vu fleurir une très riche bibliographie, qui a fait faire des progrès considérables à nos connaissances. Se confronter à une telle bibliographie aurait imposé de réécrire certaines parties en dénaturant la forme originelle du travail. Une autre décision commune a été de laisser de côté les «Tre brevi cenni finali » situés à la fin du livre, qui développaient des points de polémique internes au contexte italien et désormais dépassés, et de limiter la mise à jour bibliographique à l’indication, en appendice, des quelques ouvrages les plus significatifs. Ajoutons que le rejet dans les notes de certains développements secondaires a entraîné quelques changements de numérotation par rapport à l’annotation originelle.

Le livre a désormais trouvé sa place dans le débat critique ; certaines des thèses qui y sont soutenues ont été unanimement acceptées, d’autres, moins, comme il est normal s’agissant de sujets difficiles, sur lesquels les sources sont rares et souvent évasives. C’est le cas de notre reconstruction de la skēnē comme une structure légère et aisément modifiable, qui, dans L’Orestie par exemple, pouvait être entièrement escamotée pour laisser place à un drame novateur – Les Euménides – situé dans deux espaces intérieurs, et de notre refus de l’ekkyklēma, une machine que nous considérions comme impossible à documenter pour le Ve  siècle av. J.-C. La suite de mes recherches n’a pas ébranlé ma conviction sur le premier point, tandis que, sur le second, j’ai aujourd’hui une position plus nuancée, qui n’aurait peut-être pas été partagée par Vincenzo Di Benedetto. Mais ce ne sont pas les points de détail qui comptent: je ne crois pas déraisonnable de penser que notre livre, dans sa conception d’ensemble, peut continuer à remplir sa fonction.

Il me reste à remercier de tout cœur Christine Mauduit pour son travail extrêmement soigné, et Caroline Noirot, présidente du directoire des éditions Les Belles Lettres, pour avoir accepté d’accueillir la traduction de notre livre dans l’une de ses collections. Puisse cette traduction faire découvrir à de nouveaux lecteurs l’émouvante expérience du spectacle tragique antique.

Pise, 25 décembre 2020
Enrico Medda


VINCENZO DI BENEDETTO , ENRICO MEDDA
La Tragédie sur la scène
La tragédie grecque comme spectacle théâtral

Traduit de l’italien par Christine Mauduit

14 x 21 cm • 460 pages • Index, bibliographie

27 € – Paru en mai 2022


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