Comment cuisiner vite et bien lorsqu’on a des Grecs à traduire ? Les astuces de Marie Delcourt, femme savante

Journaliste, humaniste, traductrice des Tragiques grecs dans la Pléiade, Marie Delcourt (1891-1979) s’est penchée sur un épineux problème au sortir de la Seconde Guerre Mondiale : comment gagner du temps dans son ménage sans renoncer à la qualité de son alimentation lorsqu’on a une intense activité professionnelle ou intellectuelle ? Enfin rééditée, cette malicieuse méthode de cuisine de 1947, en forme de manifeste pour le bon sens, n’a rien perdu de son sel.

Parce que faire à manger n’est pas que mitonner des petits plats photogéniques, Marie Delcourt a composé ce manuel de survie à l’usage des ménagères (femmes et hommes), qui quotidiennement après une journée harassante, souhaitent triompher de l’épreuve de la cuisine familiale : faire plaisir à tout le monde avec les moyens du bord et dans un temps imparti.
Écrite aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte de crise sanitaire et de bouleversement des mentalités, la Méthode de cuisine à l’usage des personnes intelligentes s’apprécie autant pour ses recettes simplissimes que pour ses traits d’esprit et son style. Féministe et avantgardiste, soucieuse de l’équilibre diététique et du partage des tâches domestiques, la cuisine de Marie a la saveur subtile de la malice assaisonnée de drôlerie, donnant également des recettes pour qu’enfants et conjoints gourmands mettent la main à la pâte.
Enfin rééditée, cette somme du bon sens culinaire, truffée de conseils pratiques notamment pour les intellos peinant à se mettre aux fourneaux, se dévore, se savoure et laisse son lecteur avec, en bouche, le goût délicieux de l’intelligence et de la liberté.
Préface d’Alexis Cuvers (1985).


« Les nombreux hommages rendus à Marie Delcourt sont unanimes : son œuvre, avec plus de trente ouvrages et une centaine d’articles, est aussi immense que variée. De la philologie à l’histoire des religions et à l’étude de l’humanisme, de la note érudite au livre de cuisine en passant par la poésie, les traductions, les chroniques dans le grand quotidien Le Soir et les monographies telles, pour ne citer que les plus célèbres, Œdipe ou la légende du conquérant, Hermaphrodite. Mythes et rites de la bisexualité dans l’Antiquité classique, Légendes et cultes de héros en Grèce, Stérilités mystérieuses et naissances maléfiques dans l’Antiquité classique, Les Grands Sanctuaires de la Grèce, Oreste et Alcméon…, Pyrrhus et Pyrrha… elle a embrassé des domaines très divers avec un appétit de savoir et une curiosité qui font d’elle, au sens premier, une humaniste. […]

Dédié à sa cuisinière et rédigé avec son amie Marie-Claire Hélin-Magnette, de l’UFW, l’ouvrage vaut davantage par sa préface, savoureuse, que par ses recettes, finalement assez banales. Il faut dire que l’ouvrage n’a pas pour objectif de transformer les « personnes intelligentes » en cordons-bleus, mais de les libérer de l’esclavage des repas domestiques quotidiens. Il n’est pas pour autant destiné aux seules femmes, mais aux « personnes intelligentes », une formulation qui sonne avant l’heure comme soucieuse de ne pas genrer son public – pourvu qu’il soit intelligent ! La préface, pleine d’espièglerie, enjoint de lire l’introduction où est posé, très sérieusement, « le problème des rapports de la cuisine et de la vie quotidienne », et expose l’organisation de l’ouvrage, et notamment les tableaux de la fin du volume avec leur liste de plats rapides à préparer « pour répondre au vœu de ma collègue Suzanne Leclercq, professeur de paléontologie à l’Université de Liège, que n’effraie rien de ce qui est préhistorique, mais que la cuisine décourage » ! L’introduction qui suit s’emploie, véritable « état de l’art », à critiquer sévèrement ses prédécesseurs et à justifier l’entreprise : il ne s’agira pas d’empiler des recettes avec pédanterie, mais de les définir et de les organiser rationnellement.

Tant pis pour les bas morceaux, qui réclament du travail, et vive les côtes de veau.

Sévère avec les chefs, « si imbus de leur sujet, si convaincus de la grandeur de leur sacerdoce, qu’ils trouvent tout naturel qu’une femme passe, tous les jours de sa vie et deux fois par jour, trois ou quatre heures à préparer un repas qui sera mangé en trente minutes », elle cite Balzac, pour qui le dîner est en province « l’avenir de la journée » et se réjouit d’en avoir un autre, d’avenir – fait de loisir, de lecture, de musique ; « que les maris qui ne peuvent se passer de pieds de porc à la Sainte-Menehould aillent en manger au restaurant et qu’ils remercient le ciel d’avoir épousé une femme raisonnable, qui sait se refuser à un esclavage abrutissant et garder ainsi quelque loisir » ! Tant pis pour les bas morceaux, qui réclament du travail, et vive les côtes de veau.

Ces réflexions sont suivies d’une bibliographie commentée débutant avec Brillat-Savarin, si bien qu’on a l’impression de lire une parodie malicieuse d’un ouvrage savant – en même temps que des réflexions bien trempées et tout à fait modernes. Citant Thomas More, elle anticipe l’avenir : bientôt, la société sera organisée de telle façon qu’on « ne verra plus, à chaque étage, dans chaque appartement, une femme vouée aux fourneaux, qu’elle ait ou non le goût et la capacité des choses gastronomiques », mais « les femmes mariées, semblables à celles d’Utopie, auront un métier à l’extérieur », tandis que les repas seront préparés dans des cuisines collectives – ou, à tout le moins, par l’ensemble de la famille. Sous ses abords techniques, cette méthode est un des textes les plus virulents de Marie Delcourt, qui appelle à s’attaquer « au parasitisme masculin ». »

Malika Bastin, Marie Delcourt, la « dame blanche » et la philologue in Femmes savantes, collectif sous la direction de Laure de Chantal, Les Belles Lettres, 2020.


Morceaux choisis de l’introduction à la Méthode de cuisine à l’usage des personnes intelligentes, de Marie Delcourt

« Nous exigeons qu’il y ait une  certaine proportion entre un plaisir gastronomique et l’ensemble de temps et de fatigue qu’il aura coûté. La  gourmandise a pris son rang qui n’est pas le premier, ni le dernier non plus, dans la série des choses désirables. « Le dîner, dit Balzac quelque part, est en province l’avenir de la journée. » Nos journées ont un autre avenir, qui est l’heure de loisir, de lecture, de musique, qui, la  besogne finie, clora la soirée. C’est pourquoi il y a des choses que nous renonçons à faire nous-mêmes, malgré les adjurations des chefs, et que nous achèterons toutes faites dans quelque maison de confiance. Il y a des  spécialistes dont c’est le  métier de faire des croûtes de vol-au-vent ou des crépinettes. Adressons-nous à eux et n’essayons pas de rivaliser avec leur expérience. Le bon Sivan détaille avec componction la recette des « pieds de porc à la  Sainte-Menehould » dont la  préparation requiert vingt-quatre heures de travail à peine interrompu. C’est tout juste s’il ne voit pas là une sorte de test pour distinguer les femmes de devoir des femmes frivoles rebutées par de si longs apprêts. Eh bien, que les maris qui ne peuvent se passer de pieds de porc à la Sainte-Menehould aillent en manger au restaurant (où je suppose qu’on les fait surveiller par le veilleur de nuit) et qu’ils remercient le ciel d’avoir épousé une femme raisonnable, qui sait se refuser à un esclavage abrutissant et garder ainsi quelque loisir. Un mets qui demande tant de temps ne vaut pas ce qu’il coûte. Écoutez attentivement les conseils des « chefs » lorsqu’en termes émus ils vous parlent de l’excellence des « bas morceaux » qui donnent, en effet, des  plats savoureux. Mais, si vous êtes fatiguée ou si vous avez à faire, achetez des côtes de veau plutôt qu’une blanquette. Vous aurez dépensé quelques francs de plus et un peu de force en moins. Il y a des jours où, agissant ainsi, vous aurez gagné au change, et votre entourage aussi.

* * *
Cependant, il y a des  travaux qui paient, non seulement en plaisir gourmand, mais aussi en temps gagné. Supposez que vous soyez un ménage de deux personnes et qu’il vous arrive un gros lièvre. Invitez deux ou trois amis – ils ne se feront pas prier – à venir avec vous manger le râble, et, avec tout le reste, faites une  terrine. Elle vous demandera deux heures d’un travail assommant, puis autant pour la cuisson, qu’il faudra quelque peu surveiller, mais elle vous donnera le plat de résistance pour trois ou quatre repas et une ressource appréciable en cas de visite imprévue. Voyez ci-dessous comment tirer parti d’une tête de veau, d’un arrivage de poisson. Tout cela, une fois cuit, reparaîtra, soit comme plat principal, soit comme hors-d’œuvre, avec ou sans sauce, froid ou chaud. Un petit ménage peut parfaitement acheter de temps en temps une grosse pièce, pourvu qu’on sache comment l’accommoder et que les convives n’aient pas, une semaine durant, l’impression de manger des restes. »

« Nous touchons ici à une  erreur fondamentale des  livres de cuisine. Tous sont faits comme si, à tel jour, la ménagère était saisie d’une envie dévorante de manger des bouchées à la reine ou un  clafoutis aux pommes. Mais les  choses ne se passent pas ainsi. On fait un clafoutis parce qu’on a précisément tout ce qu’il faut pour le  confectionner. On sert des  bouchées à la  reine parce que c’est justement ce jour-là que le  pâtissier a des croûtes fraîches et qu’il reste un morceau de poule trop insignifiant pour être resservi autrement. Le menu, en temps normal déjà – et que dire du temps de guerre ? – résulte plus souvent du hasard des ressources que d’un caprice des convives. On essaiera, dans le  présent ouvrage, de montrer comment utiliser les ressources avec variété, avec esprit. »

« Comme nous l’avons déjà dit, personne n’a jamais suivi les  menus théoriques proposés par les  livres de cuisine, les  journaux quotidiens, les  revues féminines et même les  feuillets des  calendriers. Et cependant, il y a tant de bonnes maisons où les menus sont mal composés ! Cela vient notamment du désir que l’on a de naturaliser les plats étrangers sans pour cela sacrifier les  nationaux. Ne commettez point ces regrettables pléonasmes. Choisissez, à midi, entre les  hors-d’œuvre à la  française et le  potage à la  belge ; ne les additionnez pas. Entre un potage chaud et un plat chaud, insérez si vous voulez des  fondus au fromage, mais non des  radis, des  anchois, des  tomates aux crevettes qui n’ont de sens que pour ouvrir l’appétit et le repas. Si vous servez une  viande avec une  garniture de macaroni, n’ajoutez pas encore des  pommes de terre  : vos convives seront rassasiés de féculents. Supprimez de même les pommes de terre avec la poule au riz. »

***

« Arrangez-vous, même en temps de paix, pour ne faire de cuisine qu’un jour sur deux. Cela est très possible, sans que, pour cela, vos convives aient l’impression de manger des  restes trois fois par semaine. On peut parfaitement préparer à l’avance quantité de bonnes choses qu’il suffira de passer rapidement à la friture ou à la poêle, sans compter toutes celles qui sont excellentes froides. Il suffit de savoir prévoir  : dès que les  haricots sont cuits, réservez-en une  partie que vous mettez au vinaigre pour la  servir en salade ; commandez une  croûte de vol-au-vent dès que, ayant jaugé votre poule, vous aurez constaté qu’elle est trop grosse pour faire un repas et trop petite pour en faire deux. Et ayez la coquetterie de renouveler l’aspect de tout ce que vous resservez : une soupe réchauffée prend une jeunesse et une physionomie nouvelles sous un abondant semis de persil ou de cerfeuil ou de cresson alénois. »

« Le présent livre a été écrit pour les personnes qui désirent développer leur fantaisie culinaire. C’est pourquoi les recettes sont brèves et conçues comme un ensemble de conseils, comme ce qu’on appelle aujourd’hui des « directives ». Si cependant vous aimez à faire de temps en temps de la cuisine savante, achetez un  ouvrage spécial, comme La Cuisine au coin du feu de Paul Bouillard, ou Les Cent Plats qui donnent la  goutte du Dr de Pomiane et livrez-vous à votre génie. C’est ainsi qu’une de mes amies profite des congés de sa cuisinière, artiste fort habile, mais jalouse des secrets de son art, pour prendre possession du temple et confectionner, loin de tout regard inquisiteur, des plats travaillés où elle réalise la  pensée des  grands maîtres, non sans y mettre quelque chose de la sienne. Idée charmante, mais qui ne viendra qu’à quelqu’un qui a des  loisirs. Une femme qui doit préparer deux repas chauds par jour ne songera pas à de tels raffinements. Du moins trouvera-t-elle ici le moyen de composer des menus variés et, en même temps, d’apprendre les principes de la chimie culinaire. Rien ne l’empêche ensuite, si elle est douée, d’appliquer ces principes à des réalisations plus compliquées. En cuisine il faut beaucoup essayer avant de réussir. C’est même pour cela que les  guerres sont de mauvaises périodes pour qui veut faire un apprentissage : les ingrédients sont trop précieux pour qu’on puisse risquer de les perdre en une expérience ratée. »

« Les qualités natives, en matière culinaire, sont bien plus rares qu’on ne le croit. Beaucoup d’hommes se figurent que toute campagnarde de dix-huit ans, mise devant un  fourneau, saura, si elle est de bonne volonté, préparer des nourritures mangeables. Il n’en est rien. Ne font bien la  cuisine que les  personnes qui ont un  certain sens gastronomique aussi rare que le  sens musical et qui peut se déceler à peu près de la même façon. Celui qui est musicien, devant un texte musical, entend d’imagination ce qui est écrit sur la  portée et, inversement, en percevant de la  musique, il y distingue chaque note. De même, quelqu’un qui est né cuisinier déguste en pensée le mets qui résulte de la recette ; le chef-d’œuvre s’inscrit dans son imagination gustative en même temps que la manière de le composer s’inscrit dans son intelligence. Et, en mangeant, il discerne au passage chacune des composantes de l’harmonie qu’il savoure. L’un déchiffre avec son ouïe, l’autre avec son palais. Le don se mesure, de part et d’autre, à la  rapidité du déchiffrement. »

« Le perfectionnement des outils facilitera de plus en plus le travail de la cuisinière. La cuisson au gaz, réglable à volonté, donne bien moins d’ouvrage que le chauffage au charbon. Il existe des moulins pour râper finement le fromage, des râpes pour détailler les légumes à la dimension voulue, des presse-purées, des fourchettes plates et palmées qui cueillent délicatement, sans les blesser, les choses fragiles qui dorent dans la poêle. La description de ces objets appartient à un autre volume de la présente collection. Au surplus, suivez les démonstrations des camelots, à l’entrée des grands magasins. Ce qu’ils montrent est souvent assez intéressant. N’hésitez jamais à acheter ce qui peut simplifier et accélérer la besogne, épargner des forces et du temps. »

« N’achetez que des produits de bonne qualité. Tout compte fait, c’est encore ce qui revient le moins cher. Je n’ai jamais compris l’horreur des ménagères traditionalistes pour les conserves en boîtes. Rien n’est plus commode que d’en avoir chez soi un répertoire complet (légumes, poissons, crustacés, viandes, pâtés) afin de pouvoir ajouter à l’improviste un plat ou une portion à un menu insuffisant. Choisissez de bonnes marques et ne les gardez pas longtemps. Jetez impitoyablement toute boîte qui bombe, même si l’odeur du contenu ne vous paraît pas suspecte. Dès qu’une boîte est ouverte, transvasez-en le  contenu dans un plat pour éviter l’altération à l’air. Si cela vous amuse, même en temps de paix, de faire vous-mêmes des  conserves stérilisées, dans des bocaux de verre, ne vous privez pas de ce plaisir ; mais pourquoi ne pas laisser faire cela par des gens dont c’est le métier ? »

« Ceux d’entre nous qui ont un peu dépassé la moitié du chemin de la vie ont passé le cinquième de leur existence dans la guerre et la famine. Rien ne dit que ce soit fini. C’est pourquoi on trouvera ci-dessous des indications bonnes à suivre en temps de pénurie. Non qu’il s’agisse exactement de « recettes de guerre ». Si les recettes de guerre valaient quelque chose, ce serait la faillite de toute saine cuisine puisqu’elles prétendent se passer de tout ce qui la constitue. Quand la famine règne, un double problème se pose aux cuisiniers : d’abord, comment suppléer, vaille que vaille, à tout ce qui fait défaut ? Ensuite, lorsqu’un produit se trouve en surabondance (comme il n’est pas question de le dédaigner), comment faire pour le présenter afin d’éviter qu’on s’en dégoûte. Les deux questions se lient du reste puisqu’on s’efforce de remplacer les  produits déficients par les  produits surabondants. »

***

« Pour une ménagère de 1946, le problème essentiel (dans l’ordre culinaire, veux-je dire) est de ne pas céder aux délices de la paresse. Après avoir, pendant cinq ans, fait des prodiges d’ingéniosité pour composer des mets mangeables avec des matériaux insuffisants, il est bien tentant de passer aux « menus express », toasts et petits pains, omelettes d’œufs en poudre, harengs sautés, salades, fromage, le tout arrosé, ô délices, de « vrai café ». Nous avons mangé par vertu tant de soupe, de pommes de terre, de légumes, que les menus rapides nous ravissent, sans compter qu’ils nourrissent mieux que les ratatouilles du temps de guerre. Aussi faut-il un certain courage pour remonter le courant et consacrer encore aux légumes les soins qu’ils méritent. Si nous y manquons, nos enfants se déshabitueront d’en manger. Maintenant que nous avons du fromage et que nous allons avoir du gigot, ayons la courtoisie de témoigner aux carottes et aux petits pois la reconnaissance qu’ils méritent et sachons les rendre agréables et même attrayants. »


Marie Delcourt,
Méthode de cuisine à l’usage des personnes intelligentes

12 x 19,5 cm (couverture à rabats) – 336 pages – Bibliographie – Index

Paru le 19 novembre 2021 – 23 €

Disponible en librairie ou sur notre site internet


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