
La domestication des orges, exemplaire du travail poursuivi entre la nature et l’humanité ; la naissance des blés dans le croissant fertile, leur introduction en Europe puis dans le monde entier ; la précoce mise en valeur des millets et l’exubérance du répertoire mythique qui les accompagne ; les transferts et les drames qui ont marqué l’échange colombien, depuis l’introduction du maïs en Europe jusqu’à celle de techniques culturales africaines en Amérique du Nord ; le répertoire élaboré des riz asiatiques et des rituels associés ; la diversité maintenue des céréales africaines, celle des espèces andines trop longtemps négligées, gage d’espoir pour l’humanité… Telles sont quelques-unes des étapes de ce livre, qui ouvre des perspectives inédites sur les rapports entre l’homme et le végétal et sur les crises qui marquent aujourd’hui pareille relation.

Triptolème, faute d’avoir reçu l’immortalité, sera le premier des cultivateurs
Extrait de l’introduction. Les notes de fin de chapitre ont été ici retirées.
Sur les terres d’Éleusis, un pauvre homme nommé Célée ne récolte que glands et mûres. Le voici, nous raconte Ovide, qui accueille Cérès, en quête de sa fille Proserpine. La déesse guérit l’enfant de la maison, puis le couvre de cendres ardentes, dont sa mère alarmée aussitôt l’extrait. Cérès la morigène : « Ta crainte de mère a réduit à néant mes dons. Toutefois, cet enfant, qui certes sera mortel, le premier labourera, il sèmera et récoltera les fruits d’une terre cultivée. » Une fois Proserpine arrachée aux étreintes de Pluton, du moins pour une partie de l’année, Cérès confie donc son char à Triptolème. Se répandent alors sur la Terre non seulement les grains mais encore les savoirs, les récits, et les rites qui les accompagnent… Ce livre relate cette triple et incessante circulation – semences, cultes et connaissances –, des origines jusqu’à nos jours. Car le char de Triptolème vole toujours. Mais il vole désormais si vite et si loin qu’on ne sait plus trop quels dons, ou peut-être quels maléfices, il délivre encore.


Chaque continent, hors l’Antarctique, a « offert » plusieurs céréales à l’humanité qui les a assujetties au Néolithique selon des processus convergents : blés, orge, millet commun et millet des oiseaux, riz asiatique et sarrasin, avoines, seigle en Eurasie ; sorgho et mil en Afrique (et très vite en Inde) mais aussi fonios, autres millets, riz africain, teff ; maïs, brome araucan, quinoa dans les Amériques ; bien d’autres espèces encore dont certaines ne sont plus connues que d’archéologues ou de spécialistes. Dans tous les cas, la domestication a entraîné chez les espèces cultivées une perte de diversité génétique par rapport à leurs progéniteurs (les espèces sauvages dont elles sont issues). Elle a profondément modifié la morphologie et même la biologie de ces plantes apprivoisées qui, sans intervention humaine, ne pourraient plus se reproduire.
Leur culture a transformé l’environnement et contribué en particulier à la déforestation progressive du globe ; la grande biodiversité initiale de la planète s’est trouvée peu à peu formatée par la domestication des plantes et des animaux avec les techniques agricoles qui l’accompagnent, notamment le contrôle de l’eau. Parallèlement, les céréales ont joué un rôle considérable dans l’évolution de la nutrition humaine ; leurs profils nutritionnels ont induit la co-domestication de cultures « alliées », souvent des légumineuses ou des oléo-protéagineuses (pois, lentille, dolique, haricot, niébé, soja, pavot, lin, cameline, courge, tournesol, etc.) afin de garantir la régularité et l’équilibre de la ration alimentaire. Le fait que les légumineuses possèdent la capacité de fixer l’azote de l’air par leur système racinaire et en laissent des résidus dans le sol où elles ont été cultivées a facilité leur compagnonnage avec les céréales.
Était-ce vraiment une avancée ? Par rapport à la longue période antérieure de chasse et de cueillette, la culture céréalière a constitué pour les populations qui s’y livraient tout à la fois une servitude et un support de progrès et de transferts technologiques (fertilisation, irrigation, stockage, mécanisation, meules, fours…). La servitude créée par les cultures ne résultait pas du seul fait que les agriculteurs devaient par nécessité s’attacher à un terroir, elle provenait aussi du jeu entre transformations politiques et agricoles : la nécessité de préparer les champs aux semailles, de réaliser des ouvrages hydrauliques pour les irriguer, d’organiser les moissons, et de recommencer sans fin le cycle annuel… toutes ces contraintes préparaient la coercition exercée par les puissants, et cette même coercition les redoublait. La division du travail, souvent par genre, la stratification sociale, l’arithmétique, l’écriture, l’impôt… on peut trouver dans le passage aux cultures céréalières l’origine au moins partielle de chacune de ces institutions. Elles n’ont ouvert ni une « autoroute vers l’enfer », ni un droit chemin vers le paradis – mais ont sans doute déblayé l’une et l’autre voie.
Parce qu’il était possible de les stocker avec des moyens limités dans des contenants hermétiques en les protégeant des prédateurs, insectes et rongeurs en particulier, et de les transporter plus facilement que d’autres plantes sur de longues distances, les céréales ont permis aux sociétés qui en maîtrisaient la production d’échanger avec d’autres groupes, d’influencer ou de coloniser de nouveaux territoires, de se déplacer plus facilement et plus loin, de se multiplier plus qu’auparavant, d’établir après les premières cités les premiers États… Le fait est d’évidence : la culture saisonnière des céréales a largement rythmé et formaté toutes les caractéristiques de la plupart des sociétés humaines.

L’Homme et le grain, une histoire céréalière des civilisations, par Alain Bonjean et Benoît Vermander
☀ Un panorama mondial qui envisage les céréales et pseudocéréales dans leur rapport à la sédentarisation de l’humanité, à l’évolution des différentes civilisations depuis le Néolithique, et à l’avenir de nos relations avec toutes les formes du vivant

☀ Une étude concrète et abondamment illustrée des différentes espèces de céréales et de leurs usages

☀ Une source de réflexions sur les réponses que les céréales peuvent apporter aux défis alimentaires, environnementaux et spirituels des générations de demain

☀ Une mise en perspective de la portée symbolique et religieuse des céréales à travers les époques et les civilisations

☀ Un compte-rendu complet des échanges biologiques et technologiques qui se sont succédé jusqu’aux enjeux actuels de la mondialisation

☀ Une approche transdisciplinaire, qui combine l’expérience de terrain et les connaissances complémentaires d’Alain Bonjean, généticien des plantes, et Benoît Vermander, enseignant en sciences sociales et religieuses


Livre relié, illustré en couleur
19.8 x 25.8 cm • 480 p • Index, notes, bibliographie
Paru le 5 novembre 2021 • EAN13 : 9782251452357
39 € – Disponible en librairie ou sur notre site internet