Ce qui est unique chez Baudelaire : un essai inédit et posthume de Roberto Calasso

Au travers d’une lecture intime du texte, mais aussi de la connaissance des multiples récits, correspondances de l’auteur, Roberto Calasso a atteint une expertise peu égalée de l’œuvre de Baudelaire. Pour célébrer le bicentenaire de la naissance du poète, à l’invitation du musée d’Orsay et des Belles Lettres, il s’est replongé dans ses lectures, pour en extraire des leçons sur ce qui fait la radicale irréductibilité de l’œuvre de Baudelaire, de sa sensibilité et de sa conception du monde.

Mort il y a quelques mois, Roberto Calasso, grande figure de l’édition italienne, auteur du Rose Tiepolo, avait eu le temps de rendre trois manuscrits à son éditeur, dont une dernière étude, Ce qui est unique chez Baudelaire, commandée par le Musée d’Orsay. Virtuose de l’intelligence, il y brosse le portrait du poète des Correspondances à la lumière de ses contemporains et de ses prédécesseurs (Diderot, l’inventeur de la mélancolie moderne que fut Chateaubriand, Stendhal, Hugo, Poe, Gautier, le dédicataire des Fleurs du mal). II y développe l’aveu de Baudelaire, « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion) », en le commentant ainsi : «Peu de mots de Baudelaire ont un poids aussi spécifique et des conséquences aussi ramifiées. Sa vie entière, tout ce qu’il a écrit peuvent être vus comme des applications de ce culte. Toutes les divisions entre poésie, critique, prose tombent. Tout converge vers un point : les images, dans leur multiplicité bigarrée et enveloppante. »

Thierry Clermont, Le Figaro Littéraire, 28 octobre 2021

« Baudelaire s’est trouvé vivre au carrefour de la Grande Ville, qui était le carrefour de Paris, qui était le carrefour de l’Europe, qui était le carrefour du XIXe siècle, qui était le carrefour d’aujourd’hui. Ce n’est qu’à travers lui que nous en prenons conscience. On se demande pourquoi. C’est à cause du formidable écart entre son intelligence et ce qui l’entourait. Une intelligence d’un nouveau genre, fondée sur les nerfs. Mis à nu, les nerfs étaient le nouveau sensorium, le dernier fond – labile – sur lequel s’appuyer. En même temps que le regard. Le regard de Baudelaire n’a pas subi les outrages du temps. Il n’a pas été terni, rien ne l’obscurcit. Pour ceux qui le suivent, comme une lueur intermittente, se révèlent des barrières de corail, des tunnels sans fin, des réseaux de ruelles. Ils constituent le paysage de ses années, qui continue de s’étendre jusqu’à aujourd’hui – et au-delà. »
Roberto Calasso

Le droit de se contredire et le droit de s’en aller

Extrait -Traduction de Donatien Grau.

La sensibilité est traversée par un certain nombre d’axes, parfois incompatibles. L’un est celui de Stendhal, l’autre celui de Chateaubriand. Hostiles en tout. Même lorsqu’ils aiment la même chose, ils la présentent de manière opposée et avec des arguments discordants. Mais il peut y avoir une troisième possibilité, celle de ceux qui participent naturellement à ces deux axes incompatibles. Et qui en partagent les arguments et réactions, même s’ils sont divergents. C’est l’axe de Baudelaire. Inévitablement, beaucoup accusent Baudelaire de se contredire. Mais aucune accusation ne l’aurait moins troublé. Il fut au contraire le solitaire et intrépide défenseur du droit inaliénable de se contredire : « Parmi l’énumération nombreuse des droits de l’homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s’en aller. » C’est surtout dans ce dernier cas que Baudelaire pourrait apporter une contribution précieuse à la doctrine toujours incertaine des droits de l’homme. (page 20)

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Il n’y aurait pas eu besoin de Nietzsche pour liquider toute prétention à un système. Baudelaire l’avait déjà fait en quelques lignes d’un délicieux persiflage. Et pas même en discourant de sommets métaphysiques, mais en discutant d’un événement courant comme l’Exposition universelle de 1855. Certes, lui aussi, « comme tous ses amis », avait ressenti l’attrait de s’« enfermer dans un système pour y prêcher à (s)on aise ». L’ironie pourrait déjà suffire à ce stade. Mais Baudelaire poursuit, se souvenant avec un enthousiasme feint : « Et toujours mon système était beau, vaste, spacieux, commode, propre et lisse surtout ; du moins il me paraissait tel. Et toujours un produit spontané, inattendu, de la vitalité universelle venait donner un démenti à ma science enfantine et vieillotte, fille déplorable de l’utopie. » Difficile de trouver un exemple plus efficace pour saper sans remède une prétention qui avait pourtant un passé impressionnant. (page 21)


ROBERTO CALASSO

Ce qui est unique chez Baudelaire

Traduit de l’italien par Donatien Grau

Coll. Belles Lettres / Essais – INÉDIT

13 x 19 cm • Couverture à rabats – 112 pages

15 € • Paru le 27 octobre 2021 • Disponible en librairie ou sur notre site internet.


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