Le vol d’Alexandre

Dans Le Vol dans les airs au Moyen Âge, essai historique original, Nicolas Weill-Parot enquête sur la confrontation de la science avec la magie, la technique ou la théologie. Travaillant au plus près de nombreuses sources, il trace une nouvelle histoire de la pensée du vol dans les airs : celle de la conceptualisation scientifique d’une réalité inaccessible. En voici un extrait.

L’épisode de l’ascension d’Alexandre dans les airs a été bien étudié par Chiara Frugoni et Victor M. Schmidt et, plus récemment, par Thibaut Maus de Rolley. On se contentera de rappeler brièvement, à la lumière de leurs travaux, les jalons désormais bien connus de cette tradition. Aux II-IIIe siècles après J.-C., une Histoire fabuleuse d’Alexandre est rédigée par un auteur grec d’Alexandrie, mais est faussement attribuée à Callisthène – le neveu d’Aristote qui avait suivi le prince macédonien en Asie avant d’être accusé de complot et mis à mort. Au IVe siècle, Julius Valerius effectue la traduction de l’une des versions, sous le titre de Res gestae Alexandri Macedonis ; et cette traduction donne lieu au IXe siècle à un résumé, Epitome Julii Valerii, qui inspire les romans d’Alexandre écrits en ancien français au XIIe siècle.

L’épisode du vol d’Alexandre ne se trouve pas dans la traduction de Valerius ; c’est sans doute une légende indépendante qu’on trouve déjà attestée par une allusion dans le Talmud de Jérusalem sous la plume d’un docteur juif du IVe siècle, Rabbi Yona. Elle rentre ensuite probablement dans la tradition du Roman d’Alexandre, puisque des récits partiels de l’épisode figurent dans quelques manuscrits de ce texte, notamment dans une traduction arménienne effectuée au VIe siècle : deux oiseaux avec des visages humains reprochent en criant à Alexandre de pénétrer dans l’habitation des dieux : « Pourquoi t’efforces-tu de monter vers le ciel, si cela t’est impossible ? » L’impossibilité du vol se trouve ainsi sacralisée sous la plume de cet auteur.

L’épisode dans son intégralité, quoique de façon très résumée, se trouve dans ce qui, avec celle de Julius Valerius, constitue la seconde traduction latine du texte réalisée au milieu du Xe siècle par un personnage appelé « archipresbyter Leo », l’Archiprêtre Léon, dont on sait qu’il fut envoyé par les ducs de Naples en mission à Constantinople entre 951 et 968/9. C’est là qu’il avait trouvé une histoire d’Alexandre en grec dont il réalisa la traduction latine, qu’il intitula Nativitas et victoria Alexandri Magni. Ce texte latin est aujourd’hui conservé intégralement dans un seul manuscrit daté de l’an 1000 (Bamberg, Staatsbibliothek, E III 14). C’est donc à la version de l’Archiprêtre Léon que l’on doit la diffusion en Occident de ce thème très célèbre du voyage dans les airs d’Alexandre. La célèbre Historia de preliis (Histoire des batailles) est un texte qui dérive essentiellement de la traduction de l’Archiprêtre Léon, mais qui emprunte aussi à la traduction de Julius Valerius et à d’autres sources historiques ; elle est remaniée à deux reprises aux XIIe -XIIIe siècles.

[Alexandre le Grand porté par les griffons. Roman d’Alexandre en prose, Londres, British Library, ms. Royal 15 E VI, fol. 20v (datation : 1444-1445) (Bridgeman Images) – Contenu dans le cahier central d’illustrations]

La version donnée par l’Archiprêtre Léon est très ramassée. L’armée d’Alexandre le Grand arrive à la mer Rouge. Alexandre monte sur une montagne si haute qu’il se sent « presque […] dans le ciel » (quasi essemus in celo). Il réfléchit alors à la possibilité d’aller vraiment dans le ciel et discute avec ses amis du moyen de construire un instrument (ingenium) par lequel il pourrait déterminer « si c’est le ciel que nous voyons » (si est hoc caelum quod videmus). L’ingenium est fabriqué de façon à lui permettre de s’asseoir. À cet engin il fait attacher avec des chaînes des « grifas », des griffons. Il place devant ces griffons des hampes dotées à leur sommet d’appâts. Ainsi, les griffons sont entraînés par leur appétit vers les hauteurs. Mais le pouvoir divin plonge cet attelage dans l’obscurité, et ce dernier retombe à terre à dix jours de voyage de son armée, sans pour autant qu’Alexandre soit blessé. D’en haut la terre lui avait paru comme une area, une surface, entourée de la mer sicut draco, comme un dragon. L’armée l’acclame, malgré la forte angoisse qu’elle a eue.

Il n’est pas utile de rentrer dans le détail des diverses versions que l’on trouve par exemple dans le roman en vers d’Alexandre de Paris ; cependant, Thibaut Maus de Rolley a attiré l’attention sur les Faictz et gestes d’Alexandre le Grant écrit dans la seconde moitié du XVe siècle par Vasque de Lucène, qui dénonce comme des fables aussi bien le voyage sous-marin d’Alexandre que son vol dans les airs. T. Maus de Rolley souligne aussi cette insistance sur le défi à l’impossible décelable dans une version tardive (XVe siècle) du Roman d’Alexandre du pseudo-Callisthène. Bien que, dans cette version, il ne s’agisse justement pas de griffons mais de gros oiseaux, il me semble que l’on peut légitimement considérer que les griffons des autres versions introduisent une part d’incertitude sur la possibilité de réalisation d’un tel vol. Dotés dans la Grèce antique d’un corps de félin et d’une tête d’oiseau, les griffons, dont l’origine est sans doute à chercher en Mésopotamie et en Égypte, sont présentés dans cette tradition alexandrine comme un mélange de lion et d’aigle. L’une des versions précise qu’Alexandre a appâté ces redoutables animaux avec des foies de chevaux, les griffons ayant l’habitude de se précipiter sur les hommes et les chevaux. T. Maus de Rolley a suivi en détail la figure des griffons dans les œuvres littéraires de fiction médiévale. Anna Caiozzo a montré l’utilisation du modèle du vol d’Alexandre dans d’autres récits orientaux. Nous pouvons, quant à nous, nous tourner vers la littérature scientifique, en particulier le De animalibus d’Albert le Grand où ce dernier veut montrer par « l’expérience » et « les raisons naturelles » que les griffons sont des oiseaux. Il décrit la partie antérieure qui les apparente aux aigles, et la partie postérieure qui ressemble à celle des lions. Il précise leur lieu d’habitation, dans les monts hyperboréens, et rappelle leur hostilité aux chevaux et aux hommes. Leur force est telle qu’ils peuvent prendre et transporter un cavalier sur sa monture.

Il semble peu utile d’entrer dans le détail de ce fascinant récit de l’ascension d’Alexandre auquel nombre de spécialistes de la littérature médiévale se sont attachés. Peu d’éléments nouveaux pourraient être ajoutés à ce qu’ils ont fort bien mis en lumière. L’épisode en lui-même, au-delà de la fascination qu’il devait exercer, est surtout retenu pour ses enseignements moraux et symboliques ; il porte à son acmé cette « rhétorique cosmique » du pouvoir pour reprendre l’expression d’Oleg Voskoboynikov. Pour le présent propos, quelques enseignements peuvent être retenus. D’abord l’élaboration imaginaire d’un véritable dispositif technique s’apparentant à une machine. À la différence du vol d’Icare fondé sur une prothèse ailée directement ajoutée au corps le transformant en un pseudo-volatile, l’ingenium d’Alexandre est un système plus médiat où le voyageur se trouve assis dans une nacelle et est ainsi transporté. De ce fait, Icare utilise directement sa propre force musculaire, tandis qu’Alexandre bénéficie de l’effort des griffons. Cette différence, évidente certes, entre le vol ailé et le « vol porté » définit deux modèles, deux rêves de vol, tous deux impossibles, mais différemment du point de vue de ceux qui pouvaient les penser dans le cadre même de la science médiévale.

Les chances de réaliser le vol d’Icare semblent faibles au regard de la zoologie d’Aristote. Du point de vue d’Aristote, il s’agirait d’une tentative contre nature, au sens où avec ces quatre membres destinés au mouvement, l’homme n’est nullement destiné au vol. Certes, le Stagirite ne se prononce à aucun moment sur l’impossibilité technique – car cela ne concerne aucunement son domaine de réflexion –, mais il résulte de ses analyses qu’un vol humain, s’il était tenté, ne pourrait se faire que contre la nature, contre la taxinomie naturelle des êtres vivants. De ce point de vue, il peut sembler plus naturel, plus respectueux de l’ordre naturel, d’utiliser la force naturelle des volatiles, dont c’est le propre de voler. Évidemment, cette fois, ce qui fait obstacle, ce n’est pas la répartition dans le monde animal des mouvements en fonction du nombre de membres, mais c’est l’existence même d’un type de volatile ayant réellement la force de porter un corps humain. La référence à des griffons, volatiles sinon fabuleux aux yeux des auteurs médiévaux, du moins fort lointains, marque la limite de la part de probabilité qu’un amateur de vol médiéval pouvait accorder à un tel procédé. Le vol d’Alexandre demeurait une prouesse exceptionnelle, il avait sans doute plus une fonction d’admirable hapax que celle d’un exemple à suivre. Si le vol porté par des oiseaux puissants a été rêvé au Moyen Âge comme à d’autres périodes, il n’a pas dépassé le domaine de la fiction et n’a donc pas inspiré – comme, plus tard, c’est le cas chez un Wilkins ou un Cyrano de Bergerac – des tentatives imaginaires pour utiliser la force animale afin de s’élever dans les airs. Du reste, dans la légende d’Alexandre, c’est moins le procédé lui-même d’élévation que la tentation coupable de s’aventurer vers le monde supralunaire qui est mise en avant.

L’observation de la nature, en tant que telle, n’a guère servi aux rêves ou aux projets de vol humain au Moyen Âge. Le vol porté par les oiseaux n’a pas donné lieu à des spéculations de nature scientifique, sauf sous forme de remarques incidentes. Il n’en est pas de même du vol porté par le démon ou par l’ange, et plus largement par un esprit. Les théologiens et les philosophes ont scruté les modalités extraordinaires par lesquels les esprits permettent à l’homme de surmonter l’impossibilité naturelle du vol.

Nicolas Weill-Parot, Le vol dans les airs au Moyen Âge, Essai historique sur une utopie scientifique, Les Belles Lettres, 2020, pages 49-52. Les notes en fin de volume ont été ici retirées.

Le livre :

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