Relire Rilke avec Jean Bollack : les Sonnets à Orphée

Pour la première fois en français, la traduction et les commentaires des Sonnets à Orphée de Rilke, par l’éminent philologue Jean Bollack.

Présentation de notre édition

Composés de deux parties comptant respectivement 26 et 29 poèmes, Les Sonnets à Orphée enserrent l’inspiration orphique dans une forme stricte qui les fait paraître plus apolliniens que les Élégies d’esprit davantage dionysiaque.
La traduction de Jean Bollack, publiée ici pour la première fois, est accompagnée en regard du texte original. Son objectif est de restituer pas à pas le processus de constitution du sens à travers la plus grande proximité philologique possible. Cette démarche, Jean Bollack l’a appliquée aux classiques grecs aussi bien qu’à Celan, avec Les Sonnets à Orphée, elle témoigne éloquemment de sa fécondité.
Son commentaire, rédigé en allemand, était demeuré manuscrit. Complément indispensable de la version française, il est reproduit dans la transposition qu’en donne Françoise Lartillot à qui nous devons de rendre ainsi accessible au public non germanophone le résultat d’une lecture intensive éminemment originale.

Les impérieuses nécessités poétiques de Rilke

En 1922, Rilke parachève les Élégies et construit véritablement le cycle des Élégies de Duino, en même temps, il écrit d’un jet Die Sonette an Orpheus. Ces derniers répondent comme les Neue Gedichte et les Duineser Elegien à d’impérieuses nécessités, dont certaines préoccupent Rilke depuis toujours et d’autres se sont imposées plus vivement à cette époque, soit du fait des circonstances immédiates, soit même au contraire du fait d’une réflexivité accrue à ce moment d’élaboration de son œuvre tardive.
Ainsi ne verrions-nous pas dans les Sonnets le pendant apollinien d’un versant dionysiaque, mais plutôt la reprise en une gradation supplémentaire de la réflexivité déjà présente dans les Élégies, produisant une métamorphose de l’artefact élégiaque. (…)
Tout d’abord, par le choix même de la référence à Orphée, les Sonnets s’inscrivent dans le champ des symbolismes que Rilke parcourt de longue date. Peter Collier rappelle que précisément trois des figures tutélaires ayant accompagné le parcours rilkéen, Rodin, Valéry et Mallarmé, s’étaient rencontrées dès 1891 au moment où, par ailleurs, le symbolisme en peinture a été fondé, et que tous trois s’étaient inspirés à ce moment-là de la figure d’Orphée qui apparaît ainsi comme étant la clef de voûte des débats architectoniques de l’époque, concernant le lien entre la plainte d’Orphée et la structure de l’œuvre d’art, tant plastique que textuelle. [Peter Collier, «Valéry and Rodin : Orpheus returning », in Peter Collier (ed.), Artistic Relations. Literature and the Visual Arts in Nineteenth-Century France, New Haven, 1994, p. 278-291.]
Ensuite, les Sonnets s’inscrivent pour Rilke, et de son aveu même, dans le sillage de son identification à Cézanne, qui intervint au moment de la rupture avec Rodin en 1907, et ne fut jamais interrompue : en 1921, Rilke soulignait ainsi qu’il restait centré sur un « milieu » qu’il avait déjà éprouvé comme étant le centre de sa création, en quoi il entendait ressembler à Cézanne :


Cependant naquit en moi, à partir environ de l’année 1907, à l’occasion d’une péripétie significative (que je vais vous notifier aussitôt), une conception qui semble encore donner malgré tout à cette attitude de rejet systématique une justification particulière. En effet, je pense que, dès qu’un artiste a trouvé le milieu vivant de son activité, rien n’est plus pour lui aussi important que de s’y tenir et ne jamais s’en écarter (de ce milieu qui est aussi celui de sa nature, de son monde) davantage que pour aller vers la limite interne de cet effort qu’il tourne vers l’extérieur dans le calme et la constance. [Rainer Maria Rilke, lettre du 24 décembre 1921 à Robert Heinz Heygrodt – traduction F. Lartillot]

Enfin, les Sonnets sont l’occasion pour Rilke de prolonger sa réflexion sur la question de la reprise culturelle.(…)
Toutefois, il ne s’agira pas d’idéaliser excessivement ces expériences ni de faire de l’Orphée rilkéen l’incarnation de la souffrance du créateur et de la force de la transformation universelle dont le poète ne serait que le bras armé, ou d’en dissoudre les contours dans la musicalité dont il est porteur, mais plutôt de faire de l’évocation de la geste orphique le moment d’une mise à distance de l’histoire poétique et culturelle ainsi que le lieu de l’élaboration d’une nouvelle perception et souvenance.

Extrait de l’introduction de Françoise Lartillot, pages XXII-XXIV

Le cri des oiseaux – Sonnet II, 26

Extrait pages 54

Wie ergreift uns der Vogelschrei…
Irgend ein einmal erschaffenes Schreien.
Aber die Kinder schon, spielend im Freien,
schreien an wirklichen Schreien vorbei.

Schreien den Zufall. In Zwischenräume
dieses, des Weltraums (in welchen der heile
Vogelschrei eingeht, wie Menschen in Träume –)
treiben sie ihre, des Kreischens, Keile.

Wehe, wo sind wir ? Immer noch freier,
wie die losgerissenen Drachen
jagen wir halbhoch, mit Rändern von Lachen,

windig zerfetzten. – Ordne die Schreier,
singender Gott ! daß sie rauschend erwachen,
tragend als Strömung das Haupt und die Leier.

Comme il nous saisit, le cri des oiseaux…
un cri créé une fois, n’importe lequel.
Mais les enfants déjà, jouant au-dehors,
passent en criant à côté des cris réels.

Ils crient le hasard. Dans des interstices
de cet espace, qui est celui du monde (là où le cri vif de l’oiseau
s’intègre, vivant, comme les hommes entrent dans leurs rêves –)
ils y poussent les coins de leur braillement.

Malheur ! Où sommes-nous ? Toujours plus libres encore.
Comme les cerfs-volants échappés,
nous chassons à mi-hauteur, avec une bordure de flaques,

des haillons du vent. – Impose un ordre aux crieurs,
dieu qui chantes ! Que, bruissant, ils s’éveillent,
portant, en guise d’un flux d’eau, la tête et la lyre.

Commentaire au Sonnet II, 26

Extraits pages 139-140

Les cris d’animaux jouent traditionnellement un rôle dans la réflexion philosophique sur l’origine du langage humain. [Cf. Lucrèce, De la nature. De rerum natura, édition, traduction, introduction et notes de José Kany-Turpin, Paris, Aubier, 1993.]
Ils témoignent ici d’un monde intègre, dont les hommes ont été chassés une fois entrés dans l’histoire.
Même les enfants, et bien qu’ils vivent en un monde qui leur est propre et n’a pas atteint son propre accomplissement, ce monde en train de se différencier, même eux, comme le montre la comparaison avec le monde des animaux, ont perdu, quand ils s’expriment de manière immédiate, l’accès à l’ordre originel. La distance prise relativement à la langue des hommes et sur laquelle repose la poésie est en mesure de supprimer à nouveau cet éloignement.
Il y a ainsi un salut ancien et naturel et parallèlement un autre salut, venu du rédempteur, qu’il faut tout d’abord recréer. La relation de tension s’inverse. La perte conduit à son propre dépassement : « Impose un ordre aux crieurs, [/] dieu qui chantes ! » (v. 12-13) (« Ordne die Schreier,[/] singender Gott ! », v. 12-13).
L’invitation contient une sublimation.
Les « crieurs » ne savent pas crier, il n’y a qu’à partir du noble chant, dans l’ordonnancement d’un matériau, que les poètes trouvent le moyen de se dépasser eux-mêmes et de dépasser leur propre insuffisance. Ce n’est pas le monde de l’origine, l’art essaie de lui correspondre en un reflet et ainsi est-il partie prenante d’un ordre supérieur, certes sur le mode orphique, à travers cette soumission et dépendance. Un déclin fut la condition première.

Se procurer l’ouvrage

RAINER MARIA RILKE
Les Sonnets à Orphée

Traduction de l’allemand et commentaires de Jean Bollack
Introduction et traduction des commentaires de Françoise Lartillot

Éditions bilingue allemand-français

Bibliothèque allemande, n°19 – Paru le 14 janvier 2021 – 12.6 x 19.3 cm sous couvertures à rabats – LVIII + 208 pages – EAN13 : 9782251451053 – 29 €

Les poètes de la Bibliothèque allemande :

Voir également : Rilke / Balthus / Lonsdale

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