
Si l’on prête aux murs des oreilles, que peuvent-ils, eux, nous dire ? […] Chiara Frugoni décortique chaque centimètre carré des fresques qui recouvrent la basilique d’Assise abritant la dépouille de Saint François.
Philosophie Magazine


Préambule
« François reposait dans la basilique inférieure d’Assise depuis 1230. Pourquoi laissa-t-on nus les murs de cette église pendant vingt ans au moins et pourquoi ceux de la basilique supérieure restèrent-ils blancs pendant plus d’un demi-siècle ?
Cette question fut mon point de départ.
Aujourd’hui, les dévots et les visiteurs accèdent aux deux basiliques pour les admirer, mais au Moyen Âge, elles étaient nettement séparées : la basilique inférieure, sépulcrale, était réservée aux pèlerins, et la basilique supérieure était destinée aux frères et aux cérémonies officielles, aux célébrations des Chapitres généraux les plus importants (que le pape présidait parfois, assis sur son trône au centre de l’abside). Ce point de vue détermina le choix du répertoire des illustrations qui, dans la basilique supérieure, est riche en messages parce qu’il s’adresse essentiellement aux observateurs cultivés et parfaitement au courant des problèmes qui troublaient la vie communautaire des frères franciscains. (…)
Le grand succès de l’Ordre franciscain et son essor rapide avaient déjà engendré des tensions et des conflits du vivant de François. Le saint avait prescrit pour lui-même et pour ses premiers compagnons, pour la plupart laïcs, l’application radicale de la vie évangélique, c’est-à-dire une vie pareille à celle des autres pauvres, sans rien posséder, ni en propre ni en commun, en ne comptant que sur le travail manuel, sans recourir aux livres, heureux de répandre le message d’amour et de paix annoncé par le Christ et de secourir les marginaux et les lépreux. De nombreux prêtres n’avaient toutefois pas tardé à se faire frères mineurs ; l’Ordre s’était cléricalisé et la plupart des frères estimaient que pour bien prêcher, il fallait étudier et se préparer, avec le droit de se voir garantir l’existence (de plus en plus aisée au fil du temps) par les fidèles, en habitant dans des monastères spacieux et sans plus se consacrer à des travaux manuels.
Comment concilier l’âpre intransigeance du fondateur avec l’évolution historique de l’Ordre, approuvée par les papes et par la majorité des frères ? Quel François fallait-il représenter ? Le devoir et le fruit de ce livre sont de fournir, je l’espère, la réponse à ces questions. »
Chiara Frugoni, extrait du préambule.
Née en 1940, ancienne élève de l’École normale supérieure de Pise, Chiara Frugoni compte parmi les plus grands médiévistes italiens contemporains. Auteur de nombreux essais et monographies sur le Moyen Âge, elle a notamment publié, aux Belles Lettres : Le Moyen Âge sur le bout du nez, Lunettes, boutons et autres inventions médiévales (2011), Une Journée au Moyen Âge (2013), Le Moyen Âge par ses images (2015), Vivre en famille au Moyen Âge (2017)
Son traducteur, Lucien d’Azay, nous parle de ce livre plus en détail :
L’Expulsion des démons de la ville d’Arezzo -Extrait
Les notes présentes en fin de volume ont été ici retirées pour plus de fluidité de lecture. Toutes les illustrations sont contenues dans l’ouvrage.

La nouvelle travée commence par l’Expulsion des démons de la ville d’Arezzo grâce à l’intervention du prêtre Sylvestre, tandis que François, derrière lui, toujours silencieux et à genoux en prière, fournit une preuve supplémentaire de son humilité (fig. 136). À l’époque où vivait le saint, la ville était déchirée par des affrontements civils (« elle était bouleversée par une guerre intestine et menaçait de se détruire d’elle-même à court terme »), mais sur la fresque, la présence des démons montre que les habitants sont des pécheurs plutôt que des citoyens en conflit.

À l’époque de Nicolas IV, la ville gibeline d’Arezzo était extrêmement agitée, au point que le souverain pontife avait écrit, en avril 1288, non seulement à l’évêque et au podestat d’Arezzo, mais aussi aux extrinseci (réfugiés, bandits) de la ville pour essayer de conjurer la lutte armée qui déboucha néanmoins, le 11 juin 1289, sur la bataille de Campaldino où la guelfe Florence emporta une victoire retentissante contre la gibeline Arezzo.
Il existe un lien manifeste entre la Vision des trônes et l’Expulsion des démons de la ville d’Arezzo. Dans cette dernière scène, François et Sylvestre passent également la nuit hors de l’enceinte urbaine, et les Scripta leonis précisent que François était descendu « in quodam hospitali in burgo extra civitatem ». Dante rappelle que dans le « cloître du Malebolge », la douleur était telle que si l’on avait réuni en un seul lieu tous les malades dispersés dans les endroits les plus malsains et les plus infestés par la malaria du val di Chiana, de la Maremme et de la Sardaigne. C’est pendant ce séjour à l’hospice que le saint s’était rendu compte que les démons faisaient rage dans la lointaine Arezzo.

Les trônes vides évoquaient la révolte autodestructive qui avait transformé les merveilleux esprits célestes – et le grand ange aux ailes splendides au-dessus de frère Pacifique en était la preuve éloquente – en monstres effrayants. À Arezzo, l’allusion aux anges malveillants laisse la place à leur représentation. Le récit de Bonaventure, qui s’arrête longuement sur la vertu de l’humilité en en énumérant toutes les qualités, est extrêmement concis pour ce qui concerne l’épisode en soi. De l’hospitale, François envoya frère Sylvestre : celui-ci devait s’arrêter devant la porte d’Arezzo et enjoindre aux démons de l’abandonner « de la part de Dieu tout-puissant et sur l’ordre de son serviteur François ». Les démons s’enfuirent, la paix revint et les habitants « mirent tout en œuvre pour rétablir parmi eux les droits de la cohabitation civile ». Aucune source écrite ne nomme l’énorme église dont on a reproduit avec un soin et une attention extraordinaires les détails architecturaux et la perspective, comme s’il s’agissait des plans de conception d’un magnifique édifice sacré. Dans la fresque, l’église sert à dénoter la sainteté des deux personnages et elle a remplacé l’hospice suburbain, beaucoup plus modeste, de Santa Maria del Ponte, en prenant pour modèle une église franciscaine imaginaire, caractérisée comme telle parce qu’elle est constituée non pas de trois mais d’une seule nef et d’une abside pentagonale – comme l’est dans la réalité la basilique même d’Assise – afin de suggérer une fois encore l’aide fournie par les franciscains à l’Église, car à l’époque de l’épisode de l’exorcisme, l’évêque ne parvenait pas à dominer les querelles intestines de la ville.

Je ne saurais expliquer pourquoi, dans le tympan du grand édifice ecclésiastique, ainsi que dans les deux pendentifs au-dessous, sont représentés deux êtres ailés et nus, avec une baguette fleurdelisée à la main (en très mauvais état, fig.137), et un enfant, nu lui aussi, qui serre le cou de deux oies (fig. 138) – variante médiévale du petit Hercule qui se contentait d’une seule oie –, sinon par l’amour pour l’Antiquité romaine de cet atelier de construction (qui a par ailleurs posé un protomé de lion apotropaïque au-dessus de la porte de gauche d’Arezzo et a couvert de frises, inspirées de modèles classiques, les murs des édifices de cette même ville).


Chiara Frugoni, François. Le message caché des fresques d’Assise
Traduit de l’italien par Lucien d’Azay
Livre relié, toilé avec dorure à chaud et coupe-fil, 18.6 x 25.7 cm, 760 pages, illustrations couleur, apparat critique fourni et index
Paru le 24 novembre 2020 – 55 €
EAN13 : 9782251451428
Chiara Frugoni aux Belles Lettres
Tous ses ouvrages sont richement illustrés et suivent la même méthode d’analyse de l’art médiéval pour en tirer de très pertinentes leçons et anecdotes.




Vous aimerez peut-être
Une sélection d’ouvrages sur le Moyen Âge bellement illustrés.



