Conversation avec les morts, par Michel De Jaeghere et Lucien

« Le dialogue avec les morts semble échapper, seul, à la curiosité universelle, parce qu’il correspond à de tout autres exigences, qu’il est le fruit d’un effort absorbant. Il s’établit par la fréquentation des livres d’histoire, des grands textes, des documents. »

Qu’il soit profond et réconfortant, comme dans La Compagnie des ombres, de Michel De Jaeghere, ou plus humoristique mais néanmoins tout aussi pertinent, comme dans les Dialogues des morts de Lucien, la conversation des vivants avec les disparus, raison d’être de tout le catalogue des Belles Lettres, étanche l’un des « besoins naturels de l’âme » en clarifiant ce qui a pour vocation de demeurer, et ce qui ne fait que passer …

Colloque avec les morts, de Michel De Jaeghere

Michel De Jaeghere est directeur du Figaro Histoire. Il a publié aux Belles Lettres Le Menteur magnifiqueChateaubriand en GrèceLes Derniers JoursLa fin de l’empire romain d’Occident, La Compagnie des Ombres, À quoi sert l’Histoire ? et récemment Un Automne romain. Journal sans moi. Voir tous ses livres >

Virgile avait fait descendre Énée aux Enfers pour y retrouver son père et recevoir de lui sa dernière leçon. Cicéron avait promis à Scipion une éternité bienheureuse, consacrée tout entière au commerce des héros qui avaient, avant lui, eu la gloire de poser les assises de la puissance romaine. Fontenelle avait fait converser les morts illustres de l’Antiquité avec ceux de l’histoire moderne. Le dialogue avec les morts mérite mieux que la baraque de cartomancienne à laquelle le renvoient nos contemporains. Il correspond à ce que Simone Weil appelle l’un des besoins naturels de l’âme.

Notre temps a démultiplié, à l’infini, notre capacité de communiquer avec les vivants. Nous expédions en un infime instant nos textes, nos photographies, nos films, nos images virtuelles de l’autre côté de la planète. Nous faisons partager à toute la terre les instantanés de nos émotions. Nous sommes devenus, à notre corps défendant, des citoyens du monde. Le tourisme de masse et la mondialisation de l’information nous ont rendus familiers des mœurs et des usages de toutes les nations. Nous sommes abreuvés de leurs nouvelles. Nous pleurons les victimes des tremblements de terre, des ouragans qui ont désolé nos antipodes. Nous serrons les poings avec les opposants à d’improbables dictatures, nous vibrons aux discours de dissidents dont nous ne connaissons pas les véritables convictions. Nous sommes saturés de crimes commis au cours des guerres que se livrent des peuples dont nos grands-parents ne savaient pas les noms.

Nous avons entamé un dialogue sans limite avec les hommes de notre temps. Il nous donne le sentiment d’une amplification inouïe de nos connaissances, de notre intelligence, de notre faculté de compréhension. Il nous grise de l’illusion de notre omniscience, acquise sous les couleurs du divertissement. Elle ne se résume guère qu’à une succession d’impressions que rendent éphémères l’abondance et le rythme des informations, notre indifférence foncière à l’égard d’une actualité que démodent sans cesse de nouveaux rebondissements.

Le dialogue avec les morts semble échapper, seul, à la curiosité universelle, parce qu’il correspond à de tout autres exigences, qu’il est le fruit d’un effort absorbant. Il s’établit par la fréquentation des livres d’histoire, des grands textes, des documents. Par la méditation de leurs leçons. Il ne se contente pas d’une attention superficielle : il suppose qu’on franchisse la barrière de langues parfois mortes depuis longtemps ; que l’on s’acclimate à des habitudes, des institutions, des coutumes, des mœurs, des religions qui nous surprennent ; dont nous ne sommes pas sûrs de comprendre toujours la signification. Qu’on entre en familiarité avec des mentalités qui nous sont étrangères. Il demande qu’on accepte de poursuivre longuement une recherche imparfaite, incertaine, qui nous laisse dans le doute et l’insatisfaction. Nous ne comprenons pas toujours ce que les morts nous disent. Nous sommes sujets aux contresens comme le seraient deux hommes conversant du haut de deux falaises, de part et d’autre d’un gouffre dont on ne verrait pas le fond : l’écho ne leur renvoie que des bribes de réponses, sans qu’il leur soit possible de se faire confirmer la justesse de l’interprétation que chacun d’entre eux a faite de cris presque indistincts.

Reste que ce même dialogue est seul susceptible de répondre aux questions que nous nous posons, parce qu’il nous offre seul de connaître ceux qui nous ont faits ce que nous sommes, dont nous sommes les héritiers, qui ont façonné le monde dans lequel nous vivons. Il nous permet seul d’abolir non seulement l’espace, mais le grand adversaire que nous impose notre condition, le temps, en offrant l’immortalité au trésor de sagesse que recèle leur expérience. Il nous délivre de l’immédiateté des images sensibles pour nous permettre d’exercer, dans une liberté que garantit la distance, notre réflexion et notre discernement. Il fait resurgir sous nos yeux l’essentiel en imposant, un instant, le silence aux futilités du présent.

Il est aujourd’hui déclassé par l’indifférence de nos modernes, disqualifié par leur sentiment que les prestiges de la culture technicienne rendent inutiles les enseignements que les générations précédentes demandaient à l’école des siècles ; par le complexe de supériorité de la modernité triomphante, le narcissisme qui est la marque propre de l’individualisme contemporain, la conviction qu’une époque qui a prodigué le confort dans des proportions jamais connues auparavant n’a décidément rien à apprendre des hommes, des sociétés, des institutions qui l’ont précédée sur la terre ; que le seul intérêt, tout anecdotique, de l’histoire est d’y repérer, au fil des siècles, les personnages, les principes ou les comportements qui ont, prophétiquement, « annoncé notre temps ». De nous y retrouver, au fond, nous-mêmes, pour nous y contempler avec émerveillement.

Ce mépris s’est traduit depuis cinquante ans par la rupture de transmission à l’école, la perte de repères de plusieurs générations de lycéens. Nous avons libéré nos enfants du poids des morts, parce qu’il entravait, croyait-on, leur plein épanouissement. Nous les avons engagés à être eux-mêmes. Nous leur avons inspiré de la commisération pour ce qui est ancien, dépassé, vintage. Nous avons prétendu leur « apprendre à apprendre » sans les encombrer de connaissances. Nous avons jeté le discrédit sur l’érudition pour saluer l’avènement du technicien. Nous avons cru les préparer aux défis de demain ; nous avons fabriqué des amnésiques sans perspectives, sans références, sans points de comparaison : nous les avons livrés sans défense à la tyrannie du présent.

Le même mépris se manifeste désormais par la dispersion de la curiosité vers des innovations auxquelles ne nous lie aucun véritable attachement, l’invasion d’une réalité virtuelle venue supplanter l’histoire dans sa mission de nourrir nos rêves, substituer l’apparence lissée et cohérente d’une surréalité sans consistance à un passé cabossé, lacunaire, comme support de l’imaginaire et de la réflexion. Elles font de chacun de nous, de proche en proche, une monade sans appartenance et sans liens, un « premier homme » étranger au réel.

Le paradoxe est que le dialogue avec les morts est récusé aussi par nombre d’universitaires. Les progrès de la recherche ont conduit les historiens du XXe siècle à une conception toujours plus scientifique de leur discipline. L’histoire a répudié l’approche littéraire qui avait prévalu depuis la Renaissance pour convoquer à son chevet bien d’autres sciences : l’archéologie, l’épigraphie, la numismatique, la linguistique, la critique littéraire, la stratigraphie, la biologie, l’anthropologie, la médecine, les neurosciences ; l’étude du climat aussi bien que celle des sols ; l’histoire ne se contente plus de recouper des textes : elle date dorénavant des échantillons, des fragments au carbone 14 ; elle radiographie les palimpsestes, reconstruit les monuments par la modélisation en trois dimensions de leurs plans ; elle tire des conclusions de l’observation du rythme de croissance d’arbres centenaires, reconstitue le régime alimentaire de morts ensevelis depuis plus de cinquante mille ans.

Ce progrès indiscutable s’est payé par une spécialisation à outrance qui a incliné l’histoire vers la condition d’une science de laboratoire. Il a condamné les experts à se détourner de l’art de la synthèse et à se cantonner toujours plus au cadre étroit de leur période, à l’analyse toujours plus pointue de leurs documents pour s’en tenir avec prudence à ce qu’ils savaient de certain. Il les a conduits à un grand scepticisme sur notre capacité à tirer parti de la connaissance de mondes qui leur ont paru de plus en plus lointains au fur et à mesure qu’ils en scrutaient les plus infimes détails sous la loupe de leur microscope.

La prise de conscience de notre impotence à faire revivre le passé avec une perfection inaccessible s’est dès lors traduite par l’abandon de la méditation des « exemples » qui était, durant l’Antiquité, au Moyen Âge et jusqu’au temps des Lumières, le cœur même du métier de l’historien. On tient désormais au contraire en suspicion toute entreprise qui s’efforcerait de discerner, dans l’histoire, les invariants qui sont propres à la nature humaine, et rendent son étude féconde pour les hommes de tous les temps. On veut croire qu’il y a, entre les morts et nous, un fossé infranchissable qui prive de pertinence les comparaisons. On doute qu’il existe même une nature humaine qui nous justifie de chercher, dans l’histoire, d’utiles précédents.

Or, s’il y a bien péché d’anachronisme à encombrer les morts avec les préjugés, les tabous, les préoccupations des vivants ; à décrire le passé sans tenir les distances qu’imposent d’incommensurables différences, dans les mentalités tout autant que dans les situations ; s’il y a risque de se priver, par là, d’entendre ce que disent les morts, les documents, parce qu’on est obsédé par le bruit que font, autour de soi, les vivants ; d’être tenté de placer, au forceps, une grille d’explication manichéenne sur une histoire multiple, nuancée et complexe, il n’empêche qu’il y a confusion des moyens et des fins lorsque, justement soucieux de fuir cette pente, l’historien se retranche dans sa tour d’ivoire ; lorsqu’il met en avant le caractère partiel, divers, relatif de sa documentation pour s’interdire d’en faire matière à réflexion. Il y a, dans les pensées, les désirs, les aspirations de ceux dont nous reconstituons l’existence par l’assemblage du puzzle que forment des témoignages partiaux, incomplets, contradictoires, une part de mystère qui échappera toujours à notre connaissance. Mais il en va de même des êtres que nous croisons quotidiennement. Nous n’en avons pas pour autant renoncé à les aimer, à les écouter, les comprendre. À nous enrichir de leur commerce, de leur fréquentation. Faudrait-il exiger des morts plus de certitudes que nous n’en demandons aux vivants ?

Alèthéia : les Grecs avaient le même mot pour désigner la vérité et la lutte contre l’oubli qui empêche de la reconnaître, enfouie au fond de soi. L’histoire est un dévoilement. Elle fait lever des ombres venues de la profondeur des âges pour nous faire partager les leçons tirées de la pratique de notre condition. Elle a pu devenir une science, peut-être. S’en tenir pour autant à la froide objectivité d’un collectionneur de papillons punaisant, avec une rigueur méthodique, ses spécimens sur sa planche de démonstration, et consignant avec un soin maniaque les spécificités de leurs caractères en s’interdisant comme abusive toute tentative de généralisation, de classement (il n’y a, à la vérité, pas deux papillons qui soient absolument pareils), c’est passer à côté de ce qui l’a justifiée, pendant tant de siècles ; nous priver de l’essentiel de ce que nous lui demandons : d’enrichir nos âmes blessées au milieu des vivants par un fructueux colloque en compagnie des ombres.

Michel De Jaeghere, extrait de La Compagnie des ombres. À quoi sert l’histoire ?

Ménippe et Chiron, de Lucien

Ménippe — J’ai entendu dire, Chiron, qu’alors que tu étais un dieu, tu as désiré mourir.
Chiron — On t’a dit vrai, Ménippe : je suis mort, comme tu vois, alors que je pouvais être immortel.
Ménippe — Quel est donc cet amour de la mort qui t’a saisi ? Peu d’hommes en sont amoureux.
Chiron — Je vais te le dire car tu ne manques pas d’intelligence. Il ne m’était plus doux de jouir de l’immortalité.
Ménippe — Il ne t’était pas doux de vivre, de voir la lumière ?
Chiron — Non, Ménippe. Pour moi, le plaisir réside dans la variété, non dans l’uniformité. Or je vivais pour toujours, je jouissais des mêmes biens — soleil, lumière, nourriture. Les heures étaient toutes semblables ainsi que tous les événements qui survenaient à tour de rôle, comme s’ils se suivaient automatiquement. J’en ai été rassasié. En un mot, ce n’est pas dans ce qui est toujours identique mais dans le changement, que réside le véritable bonheur.
Ménippe — Tu dis vrai, Chiron. Alors, comment trouves-tu la vie dans l’Hadès, depuis que tu as décidé d’y descendre ?
Chiron — Pas désagréable, Ménippe. L’égalité y est fort démocratique ; peu importe qu’on soit dans la lumière ou dans l’obscurité. Par ailleurs on n’est plus soumis à la soif ou à la faim, comme là haut ; on est délivré de tous ces besoins.
Ménippe — Attention à ne pas te contredire, Chiron : ton raisonnement risque de se mordre la queue.
Chiron — Comment cela ?
Ménippe — Si tu as été dégoûté par la monotonie constante et l’uniformité des choses de la vie, songe qu’ici également, les choses sont semblables et peuvent t’inspirer le même dégoût. Tu devras chercher du nouveau, et partir d’ici pour une autre vie, ce qui, à mon sens, est impossible.
Chiron — Que faire alors Ménippe ?
Ménippe — Ce que doit faire, dit-on, un homme sage : se contenter des circonstances et s’en satisfaire, sans y rien trouver d’insupportable.

Extrait de Dialogues des morts de Lucien. Traduction d’Anne-Marie Ozanam, dans les Œuvres complètes.

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