Nostalgie, métaphore et confins : trois livres, trois mots d’Andrea Marcolongo

S’évader dans l’étymologie pour retrouver confiance et respect : c’est le programme d’une excursion linguistique guidée au cœur de la signification profonde de ce qui nous entoure.

Qui pense que recourir aux étymologies afin de déchiffrer la réalité est un passe-temps inoffensif (ou une perte de temps) sera déçu : l’étymologie, depuis toujours, signifie à la fois militer et résister.
Aux accidents de la vie et aux bavures du monde.
Il faut un grand courage, de la sincérité, et un pacte de loyauté révolutionnaire envers le réel lorsque les étymologies sont entre nos mains : elles ne sont pas fragiles comme elles le sembleraient à première vue, mais bien solides, indélébiles, présences vivantes dans les mots que nous employons chaque jour.
Elles sont roche, et non poussière.
Intègres, les étymologies nous contraignent à nous révéler, à nous comprendre, à nous dépouiller de milliers d’excuses, pour être, à notre tour, les étymons à la source de nos vies : des hommes et des femmes réels, authentiques, fidèles.
Et vaillants, souvent.
Nous payons tous un tribut pour ce que nous nous sommes autorisés à devenir grâce à nos mots – ce tribut est tout simplement la vie que nous menons.
Nous nous demandons trop souvent, avec obsession, quel est le prix de la vérité, oubliant combien le coût des mensonges est élevé.
Etymologies pour survivre au chaos.

Andrea Marcolongo devait publier son troisième ouvrage traduit en français le 20 mars dernier : afin de « survivre au chaos » actuel, ses Étymologies paraîtront finalement en mai, sous réserve, bien entendu, d’une nouvelle décision sanitaire. Nous tenions cependant à vous en offrir un aperçu en attendant de reprendre date ferme. À travers 99 mots qu’avec une passion toujours contagieuse l’helléniste et voyageuse Andrea Marcolongo nous dévoile, nous sentons l’air du large, la fraîcheur des grottes, vivifiés et concentrés sur une évasion possible vers les territoires méconnus, les vastes champs que propose notre vocabulaire d’une richesse inestimable.
Dans ses livres précédents, La langue géniale, 9 bonnes raisons d’aimer le grec ancien, et La Part du Héros, Le mythe des Argonautes et le courage d’aimer, les mots justes, associés au respect, à l’amour de leur origine (littéralement, philologie)  côtoyaient déjà une lecture moderne des Classiques, et la démonstration de leur pertinence, de leur incarnation possible et bénéfique dans toute existence en voie d’accomplissement.
Nous vous proposons aujourd’hui ce périple étonnant d’îlots en îlots dans trois mots, venus d’extraits de ces trois livres, avec en bonus un quatrième voyage linguistique, et un tour en voilier insolite pour Ithaque…

J’espère qu’à la fin de la lecture, vous pourrez être un tant soit peu (…) capables, par l’art de l’étymologie, de toujours réclamer le respect pour vous-mêmes et pour ceux qui sont à vos côtés, grâce au soin des mots que vous choisirez chaque jour.
Etymologies pour survivre au chaos.

Nostalgie

Nostos

Le mot qui exprime l’un des désirs humains les plus poignants, la nostalgie, semble d’origine grecque, mais il n’en est rien. La nostalgie est certes composée des mots grecs νόστος, « le retour », et ἄλγος, « la douleur », « la tristesse », et exprime le désir mélancolique de retourner chez soi, dans les lieux où l’on a passé son enfance et où se trouvent les personnes et les objets les plus chers, mais elle est tout à fait étrangère au monde grec. Le mot ne fut forgé qu’en 1688 par un étudiant en médecine alsacien, Johannes Hofer, qui se diplôma à l’université de Bâle avec une thèse intitulée Dissertation médicale sur la nostalgie. Le jeune homme s’était consacré pendant des années à l’étude médicale du désarroi émotionnel éprouvé par les mercenaires suisses au service du roi de France Louis XIV, contraints à rester des années loin des vallées et des montagnes de leur patrie, et souvent affectés d’un mal indéfini qui les poussait à la mort s’ils n’étaient pas reconduits chez eux. Depuis lors, le néologisme issu du grec, nostalgie, se diffusa dans les autres langues européennes pour exprimer le sentiment de tristesse et d’éloignement de la terre aimée, une mélancolie qui se dit « mal du pays » en français et Heimweh en allemand. Pour finir, l’allemand possède un mot magnifique que n’ont ni l’italien ni le français ; magnifique pour qui sait comprendre cette étrange souffrance. C’est Fernweh,  composé de « douleur » et de « loin », qui désigne la nostalgie des lieux que l’on n’a jamais visités, mais où l’on aimerait tant aller.
Nostoi (Νόστοι), Les Retours, est aussi le titre d’un ensemble de poèmes épiques grecs dédiés au retour à la patrie des héros achéens après la guerre de Troie. L’auteur des poèmes reste entouré de légendes : selon certains, il s’agirait d’un dénommé Eumélos de Corinthe, selon d’autres, d’Agias de Trézène. Précédés des Chants cypriens, de l’Éthiopide, de la Petite Iliade et du Sac de Troie, et suivis de la Télégonie, les Nostoi font partie de ce que l’on appelle le Cycle troyen : un recueil épique qui racontait la guerre de Troie dans son entier, indépendamment de l’Iliade et de l’Odyssée, jamais mentionnées dans cette saga formant ainsi une sorte de version alternative à l’histoire qui nous a été transmise par Homère.

Extrait de La langue géniale, 9 bonnes raisons d’aimer le grec ancien (traduit par Béatrice Robert-Boissier, Les Belles Lettres, 2018)

Métaphore

Je voudrais vous accompagner dans les instants jamais répétés du choix par le biais de métaphores, dans le sens originel du terme. Du grec μεταϕορά (metaphora), formé de l’union de la préposition μετα (meta) et du verbe ϕέρω (pherô), c’est-à-dire « mener à travers » – en tenant par la main – dans les sentiments les plus intimes que nous éprouvons chaque jour. Précisément comme en grec moderne où les transports s’appellent aujourd’hui μεταϕορές (metaphores) – ainsi nous pouvons marcher dans les rues d’Athènes entourés de métaphores qui livrent des fleurs.

Avec le mythe des Argonautes et les mots de la mer, je voudrais vous mener à travers ce seuil que nous sommes appelés à franchir chaque fois qu’il nous arrive quelque chose de puissant et de terrible qui nous change pour toujours. Lorsqu’un vent inconnu nous réveille de la torpeur de la route et que nous nous surprenons à répéter la phrase : c’est vraiment en train de m’arriver à moi ?.

Nous vivons une époque où les mots semblent ne jamais suffire, un temps où nous sommes contraints à frapper des néologismes comme monnaie commune pour nous comprendre et nous faire comprendre. Mais ce sont des mots de pacotille, sans valeur, ils ôtent du sens aux choses au lieu d’en ajouter et leur irrépressible inflation nous rend toujours plus pauvres et non plus riches.

Des mots qui en réalité ne veulent rien dire, de purs signifiants qui brillent l’espace d’un été, comme une chanson à la radio que l’on fredonne en s’affairant à autre chose – nous en oublions nous-mêmes la signification, parce qu’elle n’a jamais été comprise ni expliquée.

Et ainsi nous nous efforçons de chercher des termes nouveaux pour nommer ce qui existe en réalité depuis toujours et que depuis toujours nous vivons, mais que peut-être nous ne savons plus dire.

On fait tout un grand débat sur les langues à préserver et à défendre de mystérieux ennemis sans visage ni nom – envahisseurs, usurpateurs, étrangers.

En attendant, tandis que nous luttons contre un sabotage aussi légendaire qu’un monstre marin, en brandissant des manuels de grammaire ou en rejetant toute la faute sur l’Internet, les mots déjà existants semblent nous échapper de minute en minute, comme si le temps du dire et du savoir était en train de s’épuiser dans la clepsydre de la contemporanéité. (…)

Nous avons confondu la politique avec la gestion des nids-de-poule et des bennes à ordures, alors qu’il nous manque une vision du monde ; nous naviguons à vue dans le brouillard, toujours plus seuls et sans nocher pour notre embarcation, rejetés dans le purgatoire de Dante.

Nous ne nous fions plus à personne, encore moins à nous-mêmes, et nous cherchons parmi les tutoriels de YouTube des précepteurs pour nous apprendre à être au monde, tandis que nous nous défions de ceux qui en ont déjà l’expérience parce qu’ils sont vieux. (…)

C’est nous, hommes et femmes, qui fuyons les mots, qui les évitons, qui en utilisons le strict nécessaire comme s’ils étaient dangereux. Comme si nous risquions de nous brûler en les tenant dans nos mains, ou de brûler celui qui les reçoit. Comme si nous avions peur qu’ils transmettent en différé l’irréalité de ce que nous ne sommes pas, et non la réalité de qui nous sommes vraiment. Nous sommes les premiers à les éviter délibérément, parce qu’ils nous obligent à nous dire avec honnêteté, précision, émotion. (…)

Non, je ne crois pas que nous soyons en train de perdre les mots, comme vous me l’avez demandé dans les lettres que vous m’avez envoyées, ni qu’il faille connaître une langue ancienne pour ne pas rester silencieux devant le spectacle de la vie.

Je ne crois pas davantage que nous soyons en train de perdre l’intensité d’aimer, de désirer, de souffrir, de nous interroger et de dissiper le doute, comme vous me l’avez demandé avec inquiétude. (…)

En utilisant toujours moins de mots, et toujours les mêmes, pour nous dire, nous sommes en revanche en train d’imposer une limite à notre langage. Les frontières de notre dire sont toujours plus étroites et notre monde devient chaque jour plus petit. Muet.

Limite qui vient précisément du latin limes, « chemin de traverse », « sentier » et donc une route moins empruntée, une frontière. Celle que nous choisissons aujourd’hui de ne pas parcourir avec nos mots, que nous préférons ne pas franchir par peur de qui nous pourrions rencontrer. (…)

J’espère que ce livre vous aidera à aimer plus, à rire plus, à demander plus à la vie, à vaincre la peur de décider lorsque la vie vous demande votre avis. Et surtout à trouver non les mots justes, mais vos propres mots.

Au fond, c’est précisément ce que lire veut dire, du latin lego : choisir. Et c’est seulement à cela que servent les mots : à se choisir.

Extrait de La part du héros, Le mythe des Argonautes et le courage d’aimer (traduit par Béatrice Robert-Boissier, Les Belles Lettres, 2019)

Confins

Du point de vue étymologique, confins signifie peu ou prou : je suis à tes côtés.
Si près que je peux voir la couleur de ton linge étendu au soleil et que la bonne odeur de la sauce qui mijote sur ton fourneau me parvient par la fenêtre.
Les mots que tu as dits au téléphone à un ami que je ne connais pas arrivent à mes oreilles, tes éclats de rire, tes disputes, et même la radio que tu écoutes trop fort le soir alors que je voudrais dormir.
Le mot vient du latin confine, neutre substantivé de l’adjectif confinis, « celui qui confine », à proximité. Le voisin d’à côté, ou celui qui habite l’appartement au-dessus du nôtre.
En espagnol on dit confín, en italien confine, pour désigner l’espace qui nous écarte de la table voisine au restaurant.
Ou qui nous sépare du collègue avec lequel nous partageons le bureau, et peut-être même la table de travail.
Se distingue clairement la racine du latin finis qui signifie aussi bien « borne » que « limite », « seuil » et « but ».
L’objectif final.
Les voilà les mots de nos langues pour « conclure », finir, et pour signifier que nous avons enfin mené à terme ce qui nous tenait à cœur.
Ou lorsque quelqu’un veut en finir avec nous, ne plus jamais nous parler ni nous voir – que c’est douloureux la fin du monde !
La conjonction afin que donne un sens, qui n’est pas uniquement syntaxique, à l’effort à fournir pour atteindre nos objectifs, et l’adverbe finalement clôt une fois pour toutes un discours ou un espoir.
Finis, clamaient solennellement les proviseurs italiens (il y a bien longtemps, lorsque la sonnerie n’était pas électrique) pour annoncer le dernier jour d’école, et la mer qui nous attend, prête pour les vacances jusqu’en septembre.
Au Moyen Âge, la signification du mot latin s’est cristallisée dans son seul sens moderne, si étroit qu’il en est asphyxiant : celui, exclusif, de limite territoriale, de frontière, de confins comme le mur à dresser entre les États-Unis et le reste de l’Amérique – l’autre, celle qui, entre cactus et désert n’a pas eu la même fortune (économique). Comme également les fils barbelés qui couraient entre l’Est et l’Ouest du monde, oubliant qu’il ne s’agit que d’une question de perspective : il y aura toujours quelqu’un pour nous confiner, plus à l’est ou plus à l’ouest, plus au nord ou plus au sud que nous, quand bien même ce seraient les pingouins de l’Antarctique.
Encore une fois, des portes à fermer, comme si nous pouvions mettre sous clé l’étymon, qui du latin portus signifie « passage », « seuil ». De la même racine por-, nous trouvons en grec ancien les mots πορθμός (porthmos), « passage de mer », « traversée » ; le verbe πορεύω « poreuô », « traverser », et surtout πόρος (poros), « ouverture », « fente », « brèche » – comme les pores de notre peau, d’où se libèrent, invisibles dans l’air, nos efforts, nos échecs, nos victoires.
Si, durant la fondation de Rome, Remus trouva la mort par la main de son frère Romulus pour une question de confins, de frontière sacrée, figurons-nous un peu où nous finirons aujourd’hui si nous ne sommes pas les maîtres – et les premiers responsables – de cette étymologie.
Trop occupés que nous sommes à regarder de travers le voisin de palier, qu’il ne lui prenne pas l’idée de venir sonner chez nous, s’il n’a plus de sucre un soir. Qu’il nous laisse tranquilles.
Nous avons tellement perdu le sens d’origine de ce mot, à force de craindre que l’autre ne fasse un pas dans notre vie (ne serait-ce que d’un millimètre), que nous nous sommes relégués nous-mêmes aux confins.
Deux possibilités s’offrent à nous : vivre, le passeport à la main, dans un nouveau Moyen Âge mondialisé. Figés et immobiles sur les hauteurs d’une mentalité mieux fortifiée qu’un château féodal, avec pont-levis et crocodiles en option.
Prêts à ordonner au premier passant : garde tes distances, c’est à moi, moi d’abord.
Ou bien voir les mots tels qu’ils sont, et les dire alors avec conscience et maîtrise (de nous-mêmes).
Prendre les confins comme une issue pour sortir et se laisser aller.
Aller à la rencontre de ce qui advient, parce que les portes ne servent pas seulement à être fermées à double ou à triple tour.
Les portes existent surtout pour accueillir et laisser entrer la lumière, être ouvertes au vent, aux autres.
En toute confiance, parce qu’ils nous sont étymologiquement proches.

Extrait de Étymologies pour survivre au chaos (traduit par Béatrice Robert-Boissier, Les Belles Lettres, à paraître)

Bonus : Cap vers Ithaque, avec Andrea Marcolongo et Sylvain Tesson

Dans le sillage d’Ulysse avec Sylvain Tesson, une série documentaire sur Arte

Des ruines de Troie à l’île d’Ithaque, l’aventurier Sylvain Tesson se plonge dans les mythes extraordinaires de lOdyssée. Le voyageur mêle le réel à l’imaginaire: il part à la rencontre de spécialistes, d’habitants et de marins, qui lui content les liens entre la poésie homérique et les traditions ancestrales des lieux où Ulysse est passé… Un voyage hors du temps !
Dans le cinquième épisode, Andrea Marcolongo monte à bord pour l’accompagner. Bonne traversée !

Voyage

Nouvel extrait des Étymologies pour survivre au chaos.

(…)

Le voyage ne signifie absolument pas le déplacement d’un point géographique à un autre, comme je le pensais naïvement. Selon l’étymologie, il est inutile de parcourir ne serait-ce qu’un centimètre pour voyager vraiment.

Du latin viaticum, le mot est entré dans toutes nos langues romanes à commencer par l’occitan viatge. En italien, nous avons donc viaggio, en espagnol viaje, en portugais viagem, en roumain viadi.
De la même racine vient le mot italien via, « le chemin », mais peu importe. Nous le dirons plus tard, lorsque nous devrons quitter notre fauteuil pour prendre en plein visage le vent et la pluie de la route.
Toujours pour arriver quelque part, et non pour profiter du paysage.
Le sens exact de l’étymon de voyage est « tout ce qu’il faut pour voyager ». (…)

Voyage, ce mot a longtemps été à la fois chéri et détesté – je suis enfin libérée grâce à la découverte de cet étymon, une épiphanie pour moi qui me suis souvent demandé si j’avais vraiment voyagé ou si je m’étais contentée de fréquenter des aéroports et des gares. Rien ne sert de préparer des malles ou des valises, il faut se dépouiller de tout ce qui n’est pas de la passion.
Ulysse nous enseigne que voyager signifie avoir un but clair en tête, peu importe combien de temps il nous faudra pour l’atteindre.
Une destination, un voyage aller qui est aussi toujours νόστος (nostos), « retour » – ce n’est point par hasard qu’il devait exister un poème épique corollaire à l’Odyssée intitulé justement Νόστοι, Les Retours, perdu aujourd’hui, qui racontait la longue route vers chez eux de tous ceux qui combattirent à Troie.
Le voyage n’est donc pas l’aventure – « nous verrons bien comment ça se passe » – ni un pèlerinage et encore moins des vacances (autrement dit l’« absence » au sens étymologique, partir en vadrouille de par le monde et la vie, vacants – en vacance – de nous-mêmes).
Ce qui compte est de préparer le viatique avec soin et sincérité, de ne jamais cesser de faire et défaire notre bagage intérieur.
Savoir avant de partir où nous voulons arriver. Même et surtout si nous voyageons immobiles.
Cet étymon possède en son sens toute la force (et les muscles) pour supporter à notre place le poids que nous avons sur les épaules.
Et pour nous pousser à nous débarrasser bien vite de ce dont nous n’avons pas besoin, lorsque nous sommes véritablement en voyage.

Les deux premiers ouvrages d’Andrea Marcolongo sont disponibles en e-pub – Vous pouvez de plus vous inscrire à l’alerte parution, pour recevoir un courriel qui vous informera le jour même de sa parution de la disponibilité en librairie, et sur notre site, des Étymologies pour survivre au chaos :

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