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Nassim Nicholas Taleb est le philosophe actuel le plus (im)pertinent sur la gestion du risque et de la crise. Ses livres, qui constituent une série littéraire intitulée Incerto (5 volumes) on été traduits en 41 langues. Ils vous donnent toutes les clés pour affronter l’imprévisible et en sortir renforcé. En attendant la réouverture des librairies qui vous permettra de vous y plonger intégralement, voici une sélection d’extraits de ses deux titres, largement cités dans les médias en ce moment : Le Cygne Noir et Antifragile. Nous les avons souhaités pertinents avec la situation en cours.
Bonne lecture, et à très bientôt pour une nouvelle proposition de lecture en ligne.
Le Cygne Noir. La puissance de l’imprévisible

Dans cet ouvrage éclairant, plein d’esprit et bien souvent prophétique, Taleb nous exhorte à ne pas tenir compte des propos de certains « experts », et nous montre comment cesser de tout prévoir ou comment tirer parti de l’incertitude.
Rareté, impact extrêmement fort et prévisibilité rétrospective
Extrait du prologue, page 10 de notre édition papier.
Ce que nous appelons ici « Cygne Noir » (avec un « c » et un « n » majuscules) est un événement qui présente les trois caractéristiques suivantes :
Premièrement, il s’agit d’une aberration ; de fait, il se situe en dehors du cadre de nos attentes ordinaires, car rien dans le passé n’indique de façon convaincante qu’il ait des chances de se produire.
Deuxièmement, son impact est extrêmement fort.
Troisièmement, en dépit de son statut d’aberration, notre nature humaine nous pousse à élaborer après-coup des explications concernant sa survenue, le rendant ainsi explicable et prévisible.
Arrêtons-nous un instant pour résumer le triplet : rareté, impact extrêmement fort et prévisibilité rétrospective (mais pas prospective). Une poignée de Cygnes Noirs expliquent pratiquement tout dans ce monde, du succès des idées et des religions à la dynamique des événements historiques, et jusqu’à certains éléments de notre vie personnelle. Depuis la fin du Pléistocène, il y a environ dix mille ans, l’effet de ces Cygnes noirs s’accroît. Il a commencé à s’accélérer pendant la révolution industrielle, quand le monde s’est mis à se complexifier, tandis que les événements ordinaires, ceux que l’on étudie, dont on parle, et que l’on tente de prévoir en lisant les journaux, devenaient de plus en plus insignifiants.
Exemples de l’incertitude sauvage
Extrait des pages 60-61.
De plus, je ne crois pas que la grande transition dans la vie sociale soit arrivée avec le Gramophone, mais le jour où quelqu’un eut l’idée géniale mais injuste d’inventer l’alphabet, nous permettant ainsi de stocker des informations et de les reproduire. Elle s’accéléra encore quand un autre inventeur eut l’idée encore plus dangereuse et inique de lancer une presse à imprimer, ce qui permit aux textes de traverser les frontières et provoqua ce qui finit par se transformer en écologie de type « le gagnant rafle tout ». Mais qu’y avait-il de si injuste dans la propagation des livres ?
L’alphabet a permis aux histoires et aux idées d’être reproduites avec une extrême fidélité, sans aucune limite, et sans que l’auteur ait à dépenser d’énergie supplémentaire pour le faire. Il n’était même pas nécessaire qu’il soit en vie pour que ces reproductions puissent avoir lieu – la mort est souvent une bonne stratégie de carrière pour un écrivain. Cela implique que ceux qui, pour une raison ou pour une autre, commencent à attirer l’attention, parviennent rapidement à toucher plus d’esprits que d’autres et à déloger leurs concurrents des rayonnages.
À l’époque des bardes et des troubadours, chacun avait un public. Le conteur, comme le boulanger ou l’artisan en chaudronnerie, avait un marché, et il était sûr que personne venu de loin ne pourrait le déloger de son territoire. Aujourd’hui, une minorité rafle presque tout, et il ne reste quasiment rien aux autres. C’est en fonction du même mécanisme que l’avènement du cinéma délogea les acteurs du coin, privant ainsi les « petits » de leur activité. Il y a cependant une différence. Dans les professions impliquant une composante technique, pianiste ou neurochirurgien par exemple, le talent est facile à vérifier, car la subjectivité joue un rôle relativement limité ; c’est quand une personne que l’on considère comme un peu meilleure rafle tout qu’il y a injustice.
Dans le domaine artistique – au cinéma, mettons – les choses sont bien plus perverses. En général, c’est la réussite qui créé ce que l’on appelle « le talent » plutôt que l’inverse. Nombre de travaux empiriques ont été effectués sur le sujet, essentiellement par Art de Vany, penseur perspicace et original qui a étudié à fond l’incertitude sauvage au cinéma. Il a montré que, malheureusement, une bonne part de ce que l’on attribue aux compétences n’est qu’une attribution a posteriori. Il affirme que c’est le film qui fait l’acteur, et une bonne dose de chance non linéaire qui fait le film. Dans la majorité des cas, le succès des films dépend des contagions. Celles-ci ne s’appliquent pas seulement aux films : elles semblent affecter une large gamme de produits culturels. Nous avons du mal à accepter que les gens ne tombent pas amoureux des œuvres d’art pour elles-mêmes, mais aussi pour avoir le sentiment d’appartenir à une communauté. Imiter nous permet de nous rapprocher des autres – c’est-à-dire d’autres imitateurs. C’est un moyen de combattre la solitude.
La narration du Chaos
Extrait des pages 107-108.
Les entreprises tant artistiques que scientifiques résultent de notre besoin de réduire les dimensions et d’imposer un ordre aux choses. Songez au monde qui vous entoure, saturé de millions de milliards de détails. Essayez de le décrire, et vous serez tenté de créer un fil conducteur dans ce que vous exposez. Roman, histoire, mythe ou conte… tous quatre ont la même fonction : ils nous évitent d’être confrontés à la complexité du monde et nous protègent du hasard.
Les mythes mettent de l’ordre dans le désordre de la perception humaine et ce que nous ressentons comme le « chaos de l’expérience humaine. De fait, le sentiment de perte de contrôle de (la capacité à « donner un sens » à) notre environnement s’accompagne de nombreux troubles psychologiques graves. Là encore, nous sommes affectés par la platonicité. Il est intéressant de constater que c’est exactement le même désir d’ordre qui anime les recherches scientifiques – c’est juste que, contrairement à l’art, l’objectif (avoué) de la science est d’accéder à la vérité, non de donner un sentiment d’organisation ou de permettre au chercheur de se sentir mieux. Nous avons tendance à utiliser la connaissance comme une thérapie.
La chance dans l’édition
Extrait des pages 149-150.
Je le répète : je ne veux pas dire que Balzac est dépourvu de talent, mais que son talent est moins unique que nous le pensons. Songez simplement aux milliers d’écrivains aujourd’hui complètement oubliés : leurs écrits ne sont pas pris en compte par les critiques littéraires. Nous ne voyons pas les tonnes de manuscrits refusés parce que leurs auteurs n’ont jamais été publiés. Une grande maison d’édition refuse à elle seule près de cent manuscrits par jour ; imaginez un peu le nombre de génies dont nous n’entendrons jamais parler. En France, où il y a de plus en plus de gens qui écrivent et, hélas, de moins en moins de gens pour les lire, les éditeurs littéraires respectables retiennent un manuscrit sur les dix mille émanant d’auteurs qui n’ont jamais été publiés.
Songez au nombre d’acteurs qui n’ont jamais passé une audition mais se seraient très bien débrouillés si cette chance leur avait été donnée dans leur vie. La prochaine fois que vous rendrez visite à un français aisé, il y a des chances pour que vous repériez chez lui quelques volumes publiés dans l’austère « Bibliothèque de la Pléiade » ; dans la plupart des cas, leur propriétaire ne les lit jamais, essentiellement à cause de leur taille et de leur poids peu commodes. Pour un auteur, « être dans la Pléiade » signifie faire partie des canons littéraires. C’est une collection onéreuse; ses volumes ont cette odeur caractéristique du papier Bible, et confèrent à l’équivalent de mille cinq cents pages la taille d’un livre de poche acheté au supermarché. Ils sont censés permettre aux Parisiens d’abriter encore plus de chefs-d’œuvre dans leur bibliothèque. Gallimard, l’éditeur de cette collection, s’est montré extrêmement sélectif dans le choix des écrivains qui en font partie – seuls quelques-uns, dont l’esthète et aventurier André Malraux, ont réussi à y entrer de leur vivant. Dickens, Dostoïevski, Hugo et Stendhal s’y trouvent également, ainsi que Mallarmé, Sartre, Camus et… Balzac. Cependant, si l’on suit le raisonnement de ce dernier – je vais y venir dans un instant –, on doit admettre qu’en fin de compte, rien ne justifie l’existence de ce corpus officiel.
Dans Illusions perdues, Balzac esquisse les grandes lignes du problème de Diagoras. Lucien de Rubempré (alias Lucien Chardon), le protagoniste du roman, est un génie provincial et désargenté, qui « monte » à Paris pour débuter une carrière littéraire. On nous dit qu’il a du talent – en fait, c’est le cercle semi-aristocratique d’Angoulême qui le lui dit. Néanmoins, on a du mal à comprendre si c’est à cause de son physique avantageux ou de la qualité littéraire de ses écrits – ou même si cette qualité littéraire est visible, voire, comme Balzac semble se le demander, si c’est à cause de quoi que ce soit en particulier. Il fait une peinture cynique de la réussite, qu’il décrit comme résultant de ruses et de promotion ou d’un brusque éveil d’intérêt pour des raisons complètement extérieures à l’œuvre elle-même. Lucien découvre l’existence de l’immense cimetière peuplé de ce que Balzac appelle « les rossignols » : Lucien apprit que ce sobriquet de rossignol était donné par les libraires aux ouvrages qui restent perchés sur les casiers dans les profondes solitudes de leurs magasins. Balzac donne à voir la situation pitoyable de la littérature contemporaine lorsque le manuscrit de Lucien est refusé par un éditeur qui ne l’a jamais lu ; plus tard, alors que le jeune homme s’est fait une réputation, le même manuscrit est accepté par un autre éditeur qui ne l’a pas lu non plus ! Ainsi l’œuvre en elle-même est-elle secondaire.
Autre illustration du problème de Diagoras dans ce roman, les personnages ne cessent de déplorer que les choses ne soient plus ce qu’elles étaient « avant », sous-entendant ainsi qu’en des temps plus anciens, la justice prévalait en littérature – comme s’il n’y avait pas de cimetière avant. Ils oublient de prendre en compte les rossignols parmi les écrits des anciens ! Il y a près de deux siècles, les gens avaient donc une vision idéalisée du passé, comme nous aujourd’hui.
Notre cécité face au Cygne noir
Extrait de la page 194.
Livrés à nous-mêmes, nous avons tendance à penser que ce qui se produit tous les dix ans n’arrive en fait que tous les siècles, et, qui plus est, que nous savons ce qui se passe.
Ce problème d’erreur de calcul est un peu plus subtil. En réalité, les erreurs d’estimation peuvent aller dans un sens comme dans l’autre.
Comme nous l’avons vu au chapitre 6, il y a des circonstances dans lesquelles les gens surestiment l’inhabituel ou un événement inhabituel bien particulier (par exemple quand des images spectaculaires leur viennent à l’esprit) – ce qui, nous l’avons vu aussi, fait la prospérité des compagnies d’assurances.
Ce que je veux dire, par conséquent, c’est que ces événements sont particulièrement sujets aux erreurs de calcul, se traduisant par une grave sous-estimation générale alliée, à l’occasion, à une grave surestimation.
Les erreurs empirent en fonction du degré d’improbabilité de l’événement.
Jusqu’à présent, avec le jeu que nous avons évoqué plus haut, nous avons uniquement pris en compte le taux d’erreur de 2 %, mais dans des situations où les probabilités sont de une sur cent, une sur mille et une sur un million, par exemple, les erreurs deviennent monumentales.
Plus les probabilités sont importantes, plus l’arrogance épistémique est forte.
Prévision et libre arbitre
Extrait de la page 245.
Si l’on connaît toutes les conditions possibles d’un système physique, on peut, en théorie (mais nous l’avons vu, pas en pratique) prévoir son comportement futur. Toutefois, cela ne concerne que les objets inanimés. Quand on touche aux questions sociales, on se heurte à une pierre d’achoppement. C’est autre chose de prédire l’avenir quand des êtres humains sont en jeu, si on les considère comme des êtres vivants doués de libre arbitre.
Si je suis capable de prévoir toutes vos actions, dans des circonstances données, vous n’êtes sans doute pas aussi libre que vous le croyez. Vous êtes un automate répondant aux stimuli de l’environnement.Vous êtes l’esclave du destin. Et l’illusion du libre arbitre pourrait être réduite à une équation décrivant le résultat des interactions de molécules.
Cela reviendrait à étudier les rouages d’une horloge ; un génie connaissant parfaitement les conditions initiales et les chaînes causales serait en mesure d’étendre sa connaissance au futur de vos actes. Cela ne serait-il pas étouffant ?
Cependant, si l’on croit au libre arbitre, on ne peut pas vraiment croire aux prévisions en économie et en sciences sociales. Il est impossible de prédire le comportement des gens – excepté, bien sûr, s’il y a un truc, et que ce truc est la corde à laquelle est suspendue l’économie néoclassique. On suppose simplement que dans le futur, les individus seront rationnels et agiront donc de manière prévisible. Il existe un lien fort entre rationalité, prédictibilité et souplesse mathématique.
Un individu rationnel va effectuer un ensemble d’actions unique dans certaines circonstances bien précises. Il n’y a qu’une et une seule réponse à la question de savoir comment se comporteraient des personnes « rationnelles » servant leur propre intérêt. Celles qui agissent de manière rationnelle doivent être cohérentes: elles ne peuvent
pas préférer les pommes aux oranges, les oranges aux poires, puis les poires aux pommes. si c’était le cas, il serait difficile de généraliser et de prévoir leur comportement.
Antifragile. Les bienfaits du désordre

Concocté tel l’antidote au Cygne Noir, Antifragile vous propose des pistes pour vivre plus sereinement dans un monde que nous ne comprenons plus.
Comment ?
Extrait du prologue de notre édition papier.
Le vent éteint la bougie et anime le feu.
Il en est ainsi du hasard, de l’incertitude, du désordre : on veut en tirer profit et non pas s’en abriter. on veut être le feu et l’on désire le vent. Voilà qui résume la position ambitieuse de l’auteur à l’égard du hasard et de l’incertitude.
Nous ne voulons pas seulement survivre à l’incertitude, nous contenter d’en réchapper. Nous voulons survivre à l’incertitude mais aussi, comme une certaine classe de Romains pugnaces et stoïques, avoir le dernier mot. Notre mission consiste à savoir comment apprivoiser, et même dominer, et même conquérir l’invisible, l’obscur et l’inexplicable.
Comment ?
Antifragilité n’est pas robustesse
Extrait des pages 43-44
Vous voici à la Poste, sur le point d’envoyer un cadeau, un colis rempli de verres à champagne, à un cousin en Sibérie centrale. comme ce colis peut être endommagé pendant le transport, vous collez dessus une étiquette « Fragile », « cassable » ou « manier avec précaution » (en rouge). mais quel est l’exact opposé de cette situation, l’exact opposé de « fragile » ?
Tout le monde, ou presque, répond que l’opposé de « fragile » est « robuste », « résistant », « solide » ou quelque chose de ce genre. mais les articles résistants, robustes (etc.), ne se cassent pas, ni ne s’améliorent, de sorte qu’il est inutile de leur coller une étiquette : avez-vous déjà vu un colis où figurait « Robuste » en grosses lettres vertes ? Logiquement, l’opposé exact d’un colis « Fragile » serait un colis sur lequel on a apposé l’étiquette « manier sans précaution » ou « manipuler sans faire attention ». Son contenu ne serait pas seulement incassable, il tirerait profit des chocs et d’une vaste gamme de traumatismes. un colis fragile sera au mieux intact, un colis robuste sera au mieux et au pire intact. L’opposé de fragile est par conséquent ce qui est au pire intact.
Nous avons qualifié d’« antifragile » un tel colis ; un néologisme était nécessaire car il n’existe pas dans le Grand Robert de la langue française de mot simple, non composé, qui exprime le contraire de la fragilité. car l’idée de l’antifragilité ne nous vient pas à l’esprit ; mais, heureusement, elle appartient à notre comportement ancestral, à notre appareil biologique, et elle est une vertu omniprésente de tout système qui a survécu.
Pour constater combien ce concept nous est étranger, répétez l’expérience et demandez autour de vous, à l’occasion d’une réunion, d’un pique-nique ou d’un rassemblement avant une émeute, quel est l’antonyme de « fragile » (et spécifiez, en insistant, que vous entendez l’envers exact, quelque chose qui présente les vertus et les avantages opposés). hormis « robuste », on vous répondra vraisemblablement : « incassable », « solide », « bien construit », « résistant », « costaud », ou toute qualité à l’épreuve d’un élément (comme « imperméable », « ignifuge », « inoxydable »), à moins qu’on n’ait entendu parler de ce livre. Réponses fausses, et ce ne sont pas seulement des individus, mais aussi des secteurs entiers de la connaissance que cette question embarrasse : c’est une faute que font tous les dictionnaires de synonymes et d’antonymes que j’ai consultés.
Autre manière d’envisager le problème : puisque l’opposé de positif est négatif et pas neutre, l’opposé de « fragilité positive » devrait être « fragilité négative » (d’où ma dénomination : « antifragilité ») et non « fragilité neutre », qui n’évoquerait que la robustesse, la solidité et le caractère infrangible. En effet, si l’on écrit le mot en langage mathématique, l’antifragilité est la fragilité précédée d’un signe négatif.
Cette impasse semble universelle. Il n’existe aucun mot pour « antifragilité » dans les principales langues connues, modernes, anciennes, familières ou argotiques. même le russe (version soviétique) et l’anglais courant de Brooklyn ne semblent pas avoir de terme pour l’antifragilité, qu’ils confondent avec la robustesse.
Nous ne savons pas comment nommer la moitié de la vie – et la moitié intéressante.
Résistance au stress intense plutôt qu’aux pressions chroniques
Extrait des pages 76-77.
Nos antifragilités répondent à des conditions. La fréquence des contraintes a une certaine importance. Les êtres humains semblent se porter mieux quand ils sont soumis à des stress intenses plutôt qu’à des pressions chroniques, en particulier lorsque les premiers sont suivis d’un long temps de récupération, qui permet aux pressions d’exercer leur rôle de messagers. s’il m’arrive par exemple d’avoir un choc émotionnel d’une grande intensité en voyant surgir un serpent du clavier de mon ordinateur ou un vampire entrer dans mon bureau, et que ce choc soit suivi d’un moment de réconfort (avec de la camomille et de la musique baroque) assez long pour que je me remette de mon émotion, ce choc me sera salutaire à condition bien sûr que je parvienne à triompher du serpent ou du vampire en question à l’issue d’un combat difficile et, j’espère, héroïque, et qu’on me prenne en photo à côté du prédateur terrassé. un tel stress est bien plus sain que la pression modérée mais ininterrompue qu’exercent un patron, un emprunt à rembourser, des impôts à payer, le sentiment de culpabilité qu’on éprouve à remettre au lendemain sa déclaration de revenus, la tension d’un examen, les corvées, les emails auxquels il faut répondre, les formulaires à remplir, les déplacements quotidiens en transport en commun, tout ce qui vous donne l’impression d’être pris au piège de la vie.
Autrement dit, les stress issus de la civilisation. de fait, les neurobiologistes montrent que si le premier type de stress est nécessaire à la santé, le second est nuisible. Pour vous faire une idée du mal que peut causer un stress à bas niveau sans temps de récupération, songez au supplice de la goutte d’eau dont on attribue l’invention à la chine : une goutte d’eau tombe sans arrêt sur votre front, au même endroit, vous empêchant de récupérer.
Rationner notre approvisionnement en informations
Extrait des pages 160-161.
Quand les médias alimentent les névroses
Tant de bruit est dû à la glorification de l’anecdote par les médias. Ce qui nous vaut de vivre dans une réalité virtuelle de plus en plus présente, à l’écart du monde réel, chaque jour un peu plus, alors que nous nous en rendons de moins en moins compte. Songez que chaque jour 6 200 personnes meurent aux états-unis, et nombre de ces morts auraient pu être évitées. Mais les médias ne rapportent que les cas les plus anecdotiques et sensationnels (ouragans, accidents spectaculaires, catastrophes aériennes, etc.), dont l’éventail fournit une image de plus en plus déformée des risques réels. Dans un environnement ancestral, l’anecdote – ce qui nous « intéresse » –, c’est l’information ; ce n’est plus le cas aujourd’hui. De même, en nous fournissant des explications et des théories, les médias nous donnent l’illusion que nous comprenons le monde.
Et la compréhension des événements (et des risques) par les professionnels de la presse est si rétrospective qu’ils seraient capables d’effectuer les contrôles de sécurité après les vols, ou d’envoyer des troupes après la bataille, ce que les Anciens nommaient post bellum auxilium. En raison de la dépendance au domaine, nous oublions qu’il faut vérifier notre carte du monde à l’aune de la réalité. Nous vivons dès lors dans un monde de plus en plus fragile, alors que nous le croyons de plus en plus intelligible.
En conclusion, le meilleur moyen d’atténuer l’interventionnisme est de rationner notre approvisionnement en informations, le plus naturellement possible. Certes, cela n’est guère facile à accepter à l’époque d’Internet. J’ai d’ailleurs eu du mal à expliquer que plus on dispose de données, moins on comprend ce qui se passe, et plus on déclenche d’effets iatrogènes. Beaucoup de gens ont toujours l’illusion que le « savoir » signifie un plus grand nombre de données.
Prévoyance plutôt que prévision
Extrait de la page 169
Ce qui simplifie la vie, c’est que la robustesse et l’antifragilité ne requièrent pas une compréhension aussi exacte du monde que la fragilité, et qu’elles peuvent se passer de prévisions. Pour voir dans quelle mesure le licenciement est un mode d’action non prévisible, ou plutôt moins prévisible, utilisons l’argument du chapitre 2 : si vous disposez de liquidités supplémentaires à la banque (outre des stocks de biens commercialisables comme des boîtes de conserve et des lingots d’or dans la cave), vous n’avez pas besoin de savoir avec précision quel événement vous mettra potentiellement en difficulté. Il peut s’agir d’une guerre, d’une révolution, d’un tremblement de terre, d’une récession, d’une épidémie, d’un attentat terroriste, de la sécession de l’état du New Jersey, ce que vous voudrez : il ne vous est pas utile de prédire grand-chose, à la différence de ceux qui sont dans la situation opposée, c’est-à-dire endettés. Ces derniers, parce qu’ils sont fragiles, doivent prédire ces événements avec une exactitude beaucoup plus grande.
De l’importance d’être soumis régulièrement au risque
Extraits des pages 296-297.
La « touristification » de la mère poule
[ Dans un chapitre précédent, N.N. Taleb définit le concept de touristification de nos vies de cette manière : la touristification est à la vie ce qu’un touriste est à un aventurier ou à un flâneur : elle consiste à convertir toutes les activités, et non seulement le voyage, en l’équivalent d’un scénario dans le genre de ceux que suivent les acteurs.]
Alors que l’on demandait à E. O. Wilson, biologiste et intellectuel, ce qui constituait le principal obstacle au développement des enfants, il répondit : « la mère poule ». sans recourir à la notion du lit de Procruste, il l’esquissa à la perfection. son argument est que les mères poules répriment la biophilie naturelle des enfants, leur amour de la vie. mais le problème est plus vaste : les mères poules tentent d’éliminer de la vie de leurs enfants les phases d’essai-erreur, l’antifragilité, et de les éloigner de l’écologique pour les transformer en polards travaillant sur des cartes préexistantes de la réalité ( compatibles avec les mères poules). ce sont de bons étudiants, mais des polards – c’est-à-dire des ordinateurs, mais en plus lents.
Qui plus est, ils ne sont absolument pas préparés à affronter l’ambiguïté. Enfant de la guerre civile, je ne crois pas à un apprentissage structuré – je suis, de fait, convaincu que l’on peut être intellectuel sans être polard, à condition de remplacer la salle de classe par une bibliothèque privée, et de passer du temps à flâner sans but (mais de manière rationnelle), en tirant parti de ce que le hasard peut nous offrir à l’intérieur et à l’extérieur de notre bibliothèque. À condition de posséder la rigueur nécessaire, on a besoin du hasard, du désordre, de péripéties, de l’incertitude, de la découverte de soi, d’épisodes quasi-traumatisants – de toutes ces choses qui font que la vie vaut la peine d’être vécue, comparée à l’existence structurée, fausse et vaine d’un PDG affligé d’un costume vide, d’un emploi du temps établi à l’avance et d’un réveille-matin. même ses loisirs sont soumis au diktat de l’horloge – squash de quatre à cinq – car sa vie est prise en sandwich entre des rendez-vous. c’est comme si la modernité avait pour mission d’éradiquer de notre existence la moindre parcelle de variabilité et de hasard, avec (comme nous l’avons vu au chapitre 5), le résultat paradoxal de rendre le monde beaucoup plus imprévisible, comme si les déesses du hasard voulaient avoir le dernier mot.
Seuls les autodidactes sont libres. Et pas seulement dans le domaine scolaire – je parle de ceux qui « démarchandisent », « détouristifient » leur vie. Le sport tente d’emprisonner le hasard dans une boîte semblable à celles qui sont en vente dans l’allée n° 6, à côté du thon en boîte – c’est aussi une forme d’aliénation.
Si vous voulez comprendre la vacuité des arguments modernistes actuels (et, du même coup, vos priorités dans l’existence), songez à la différence entre un lion à l’état sauvage et un lion en captivité. Ce dernier vit plus longtemps ; il est techniquement plus riche, et la sécurité de l’emploi lui est garantie à vie, si tels sont les critères qui vous importent…
Comme à l’accoutumée, c’est un Ancien – Sénèque, en l’occurrence – qui identifia ce problème (et cette différence) à travers la formule non vitae, sed scholae discimus : « Nous n’étudions pas pour la vie réelle, mais seulement pour la salle de conférence » ; formule dont j’ai découvert avec horreur qu’elle avait été détournée et transformée par de nombreuses universités américaines, pour les besoins de la devise qu’elles avaient adoptée, en non scholae, sed vitae discimus : « Nous étudions [ici] pour la vie réelle, pas pour la salle de conférence ».
La plupart des tensions dans la vie apparaissent quand celui qui réduit et fragilise (par exemple, le décisionnaire) invoque la rationalité.
Pourquoi il est bon de paniquer : votre instinct peut vous faire prendre une bonne décision
Extrait des pages 472-473
La bonne décision pour la mauvaise raison
Plus généralement, pour la Nature, les avis et les prédictions ne comptent pas ; ce qui compte, c’est de survivre.
Il y a un argument évolutionniste ici, qui semble être l’argument le plus sous-estimé en faveur de la libre-entreprise et d’une société mue par des acteurs individuels – ceux qu’Adam smith appelait les « aventuriers » – et non par des planificateurs centraux ou des appareils bureaucratiques. Nous avons vu que les bureaucrates (tant au sein d’un gouvernement que de grandes entreprises) vivent dans un système de gratifications fondé sur des récits, du « baratin », et sur l’opinion d’autrui, avec entretiens d’évaluation et jugement de leur travail par leurs collègues – autrement dit ce que nous appelons le marketing. Un univers aristotélicien, en somme. Toutefois, le monde biologique évolue en survivant, non grâce à des opinions, ni à des « Je l’avais prédit » et « Je vous l’avais bien dit ». L’évolution n’aime pas le sophisme de confirmation endémique dans la société.
Ce devrait être aussi le cas du monde économique, mais les institutions sèment la pagaille, car les gogos peuvent prendre de l’importance – les institutions bloquent l’évolution à coups de sauvetages financiers et de statisme. Notez qu’à long terme, l’évolution sociale et économique se produit de manière vicieuse, au travers de surprises, de discontinuités et de sauts.
Nous avons mentionné précédemment les idées de Karl Popper sur l’épistémologie évolutionniste ; n’étant pas un décisionnaire, il s’illusionnait en pensant que les idées sont en concurrence les unes avec les autres, et que la moins erronée de toutes survivrait à tout moment. Ce qui lui a échappé, c’est que ce ne sont pas les idées qui survivent, mais les gens qui ont eu les bonnes idées, ou les sociétés qui ont des heuristiques correctes ou des heuristiques, justes ou fausses, qui les conduisent à faire ce qu’il faut. L’effet thalésien lui a échappé, le fait qu’une idée fausse mais inoffensive puisse survivre. Celles fondées sur une mauvaise heuristique – mais qui causeront peu de dommages en cas d’erreur – survivront. Les comportements dits « irrationnels » peuvent être bénéfiques s’ils sont sans danger.
Permettez-moi de donner un exemple du genre de croyance erronée utile à la survie. Qu’est-ce qui est le plus dangereux, à votre avis ? Prendre un ours pour une pierre, ou une pierre pour un ours ? un être humain pourrait difficilement commettre la première erreur ; nos intuitions nous poussent à réagir avec excès à la moindre hypothèse de danger et à tomber dans le piège d’une certaine catégorie de schémas erronés – ceux qui ont réagi avec excès à la vue de ce qui pouvait ressembler un ours ont eu un avantage qui leur a permis de survivre ; ceux qui ont fait l’erreur inverse sont sortis du patrimoine génétique.
Notre mission est de parler un peu moins pour ne rien dire.