La citadelle intérieure des Stoïciens : une position inexpugnable

Comment trouver, consolider et faire usage de son principe directeur, ou « noyau de liberté inexpugnable » ? Éléments de pratique avec les stoïciens de l’époque impériale : Sénèque, Épictète et Marc Aurèle.

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Hier, notre lettre avait pour thème Faire face à l’imprévisible. Vous avez pu y retrouver une sélection d’extraits de stoïciens, et de Nassim Nicholas Taleb, le philosophe contemporain de l’antifragilité. En voici une suite logique, plus développée autour des penseurs du stoïcisme de l’époque impériale.

Comme l’indique Pierre Hadot, spécialiste de la philosophie antique « à pratiquer » dans sa vie quotidienne le long d’exercices spirituels :

« Ce noyau de liberté inexpugnable se situe dans la faculté de juger, comme le diront de manière frappante Épictète dans son Manuel « Ce ne sont pas les choses qui troublent les hommes, mais les idées qu’ils se font des choses » ou Marc Aurèle : « Les choses ne nous contraignent pas à porter tel ou tel jugement sur elles. Aucune ne vient jusqu’à nous, elles restent immobiles. » Autrement dit : les choses n’ont une action sur moi que dans la mesure où je les transforme en représentation. Or je suis absolument libre de penser ce que je veux et de choisir les représentations que je veux. La grande distinction stoïcienne entre les choses qui dépendent de nous (nos jugements) et les choses qui ne dépendent pas de nous (les choses) définit précisément ce noyau inexpugnable de la personnalité.
La figure du sage permet ainsi au moi de prendre conscience du pouvoir qu’il a de s’affranchir de tout ce qui lui est étranger, d’être indépendant. C’est la fameuse autarkeia, qualité que toutes les écoles revendiquent pour leur sage et que les philosophes essaient d’acquérir.
Liberté et indépendance assurent au sage la paix intérieure, l’ataraxia. Cette paix, cette tranquillité de l’âme, est la valeur la plus haute dans l’Antiquité, fascinée par l’image de l’homme qui, au milieu des adversités, des troubles de la cité, des catastrophes cosmiques, reste imperturbable.
Ce noyau de liberté intérieure inexpugnable, le philosophe qui s’exerce à la sagesse essaiera de le constituer par des exercices spirituels de vigilance et d’attention à soi, par des examens de conscience, par des efforts de volonté et de mémoire qui assureront en lui la liberté de juger et l’indépendance à l’égard des désirs et des passions. »
Pierre Hadot, La figure du sage dans l’Antiquité.

Nous nous mettons en quête de cette forteresse personnelle, aujourd’hui, avec une série d’extraits « pratiques » issus des textes de ceux qui sont réputés pour avoir fait usage de la philosophie, non pas parce qu’ils étaient déjà philosophes, mais parce qu’ils avaient besoin de la philosophie afin de se bâtir un code leur permettant de guider leur existence, la plus autonome possible, alors qu’ils étaient conscients de leurs faiblesses et de leur condition humaine : les stoïciens de l’époque impériale.

Avec Sénèque,  précepteur de Néron qu’il a tenté de conseiller au péril de sa vie, Épictète, l’esclave finalement affranchi qui a dû supporter ses conditions de privation de liberté et d’exil, puis Marc Aurèle, l’empereur aux prises avec des accès de mélancolie profonde et une faible constitution physique, nous expérimenterons des attitudes, des réflexions et des pratiques pour se bâtir une vraie citadelle intérieure, à l’intérieure de laquelle nous pourrons peut-être nous sentir sinon invincibles, du moins un peu moins poreux aux turpitudes extérieures.

Détachement et courage

« En considérant d’avance tout ce qui peut arriver comme devant arriver, il amortira le choc de tous les maux : car pour qui s’y est préparé et s’y attend le malheur n’a rien de déconcertant : ceux-là seuls trouvent ses atteintes redoutables qui se croient en sécurité et n’ont devant eux que des perspectives de bonheur. Voici la maladie, la captivité, ma maison qui s’écroule, qui brûle : rien de tout cela n’est imprévu. Je savais, au milieu de quel chaos la nature me condamnait à vivre. » « Mais, si nous appartenons à un temps où la vie publique soit difficile à pratiquer, arrangeons nous pour faire plus large la part du loisir et de l’étude ; comme le marin dans les traversées dangereuses, multiplions les escales ; et, sans attendre que les affaires nous quittent, détachons-nous d’elles spontanément. » Sénèque, De la tranquillité de l’âme, XI. 6-8 et V. 1-4


Ce qui dépend de nous

Parmi les choses, les unes dépendent de nous, les autres n’en dépendent pas ; en dépendent le jugement, la tendance, le désir, l’aversion et, en un mot, tout ce qui est notre œuvre ; n’en dépendent pas le corps, la richesse, les témoignages de considération, les dignités et, en un mot, tout ce qui n’est pas notre œuvre.

Les choses qui dépendent de nous sont par nature libres, sans entraves, sans empêchement, tandis que celles qui ne dépendent pas de nous sont inconsistantes, esclaves, susceptibles d’être entravées, dépendantes  d’autrui.

En conséquence, souviens-toi de ceci : si tu juges libre ce qui, par nature, est esclave, et personnel ce qui appartient à autrui, tu subiras contrainte, douleur, trouble, tu adresseras des reproches aux dieux et aux hommes ; mais, si tu regardes comme tien cela seul qui est tien et comme appartenant à autrui ce qui, en fait, lui appartient, personne ne pourra jamais te contraindre, t’entraver ; tu ne feras de reproches à personne ; tu n’accuseras personne ; tu ne feras jamais rien contre ton gré ; personne ne te causera de tort ; tu n’auras point d’ennemi, parce que rien de nuisible ne pourra t’atteindre.

Ces grands biens que tu recherches, souviens-toi qu’il ne faut pas te démener médiocrement pour les atteindre, mais qu’il faut renoncer définitivement à certaines choses, et en différer d’autres pour le moment. Mais, si, en plus de ces biens, tu veux encore pouvoir et richesse, il pourra se faire que tu manques même ces derniers parce que tu recherches en même temps les premiers ; en tout cas, tu manqueras infailliblement les seuls biens qui peuvent te procurer liberté et bonheur.

Aussi, à propos de toute représentation pénible, exerce-toi à dire : « Tu n’es qu’une représentation ; tu n’es point du tout ce que tu représentes. » Ensuite, examine-la à loisir, juge-la d’après les règles que tu possèdes, et en tout premier lieu d’après celle-ci : rentre-t-elle dans la catégorie des choses qui dépendent de nous ou dans celle des choses qui ne dépendent pas de nous ? Et, si elle rentre dans la catégorie des choses qui ne dépendent pas de nous, tiens prête cette réponse : « Cela ne me concerne pas. »

Epictète, Manuel, I.

Nous devons adapter  notre volonté  aux événements

[…] Nous devons aller nous faire instruire, non pour changer les conditions des choses (car cela ne nous est pas permis et n’en vaudrait pas mieux), mais, les choses étant vis-à-vis de nous ce qu’elles sont et ce que les fait leur nature, pour pouvoir adapter nous-mêmes notre propre pensée aux événements.

Eh quoi ! Est-il possible de fuir les hommes ? Et comment le pourrions-nous ? Alors, serait-il possible de les changer par notre société ? Et qui nous donne ce pouvoir ? Que reste-t-il donc à faire ou quel procédé imaginer pour traiter avec eux ? Un procédé tel qu’ils agiront, eux, selon leurs idées, et que, de notre côté, nous n’en demeurerons pas moins en accord avec la nature. Mais toi, tu manques de ressort, tu es difficile à contenter, et si tu es isolé, tu appelles ton isolement un désert, et si tu te trouves avec les hommes, tu les traites d’intrigants et de bandits ; tu te plains même de tes parents, de tes enfants, de tes frères, de tes voisins. Tu devrais plutôt, si tu es seul, appeler ton isolement repos et liberté et te comparer aux dieux, et si tu es en compagnie nombreuse, ne pas nommer cela cohue, vacarme, spectacle déplaisant, mais bien fête, réjouissance populaire, et ainsi tout accepter avec contentement. Quel est donc le châtiment de ceux qui ne savent pas se résigner ? C’est d’être précisément ce qu’ils sont. Un tel est-il mécontent parce qu’il est seul ? Qu’il reste dans son désert ! Est-il mécontent de ses parents ? Qu’il soit mauvais fils et qu’il se lamente ! Est-il mécontent de ses fils ? Qu’il soit mauvais père !
— « Jette-le en prison. »
— Quelle prison ? Celle où il se trouve maintenant, puisqu’il s’y trouve contre son gré ; car là où on est contre son gré, on est vraiment en prison. C’est ainsi que Socrate, lui, n’était pas en prison, puisqu’il y était de son plein gré.

Epictète, Entretiens, I, XII.

Les difficultés  exercent la volonté

Ce sont les difficultés qui révèlent les hommes. Aussi, quand survient une difficulté, souviens-toi que Dieu, comme un maître de gymnase, t’a mis aux prises avec un jeune et rude partenaire.
— « À quelle fin » ? demande-t-il.
— Pour que tu deviennes champion aux jeux Olympiques ; et on ne le devient pas sans suer. À mon avis, personne n’a eu à affronter une meilleure difficulté que toi, pourvu que tu veuilles te mesurer avec elle comme un athlète avec un jeune partenaire.

Epictète, Entretiens, I, XXIV.

L’ataraxie  et la vraie liberté

Quel est donc le fruit à retirer de ces doctrines ? Celui-là même qui doit être le plus beau et le mieux séant pour les gens qui ont reçu la véritable éducation philosophique : l’absence de trouble et de crainte, la liberté. Non, là-dessus, il n’en faut pas croire la foule, suivant laquelle seuls peuvent être instruits les hommes libres ; il en faut croire plutôt les philosophes, pour qui seuls les hommes instruits sont libres.
— Comment cela ?
— Voici : de nos jours la liberté est-elle autre chose que le pouvoir de vivre comme nous l’entendons ?
— Non, pas autre chose.
— Dites-moi donc, braves gens, entendez-vous vivre dans l’erreur ?
— Nous ne l’entendons pas.
— Par conséquent nul homme qui est dans l’erreur n’est libre. Entendez-vous vivre dans la crainte, dans le chagrin, dans le trouble ?
— Nullement.
— Donc, ni dans la crainte, ni dans le chagrin, ni dans le trouble, on n’est libre, mais quiconque s’est libéré des chagrins, des craintes et des troubles, celui-là, par la même voie, s’est libéré aussi de l’esclavage. Comment donc croire encore en vous, ô très chers législateurs ? N’accordons-nous l’instruction qu’aux seuls hommes libres ? Mais les philosophes disent que nous n’accordons la liberté qu’aux seuls hommes instruits, c’est-à-dire que Dieu ne l’accorde qu’à ceux-là.

Epictète, Entretiens, II, I.

Recherche de son propre intérêt

En règle générale – ne vous faites pas d’illusion – tout être vivant n’a rien qui lui soit plus cher que son propre intérêt. Dès lors, quoi que ce soit qui lui paraisse y faire obstacle, s’agirait-il d’un frère, ou d’un père, ou d’un enfant, ou d’un être aimé, ou d’un amant, il le hait, il le rejette, il le maudit.
Car il n’est rien que, par nature, il n’aime autant que son propre intérêt. C’est là son frère, ses parents, sa patrie, son dieu. Lorsque, par exemple, les dieux nous semblent y faire obstacle, eux aussi nous les injurions, nous renversons leurs statues, nous incendions leurs temples, comme Alexandre qui ordonna l’incendie du temple  d’Asclépios, parce que celui qu’il aimait était mort . C’est pourquoi, si l’on vient à identifier l’intérêt à la piété, à l’honnêteté, à la patrie, aux parents, aux amis, tout cela est sauvegardé ; mais si, d’une part, on place l’intérêt et, de l’autre, les amis, la patrie, les parents et la justice elle-même, c’en est fait de ceux-ci qui cèdent sous le poids de l’intérêt. Car du côté où se trouvent « le moi » et « le mien » penche nécessairement l’être vivant : s’ils sont dans la chair, c’est elle qui nous domine ; s’ils sont dans la personne morale, le pouvoir dominant est là ; s’ils sont dans les choses extérieures, ce sera là. Par conséquent, si mon moi se confond avec la personne morale, alors seulement je serai l’ami, le fils, le père que je dois être. Car ce sera mon intérêt de sauvegarder la fidélité, la réserve, la patience, la tempérance, la solidarité, de maintenir mes relations sociales. Mais, si je me place moi-même d’un côté et de l’autre l’honnêteté, alors il prend toute sa force le mot  d’Épicure suivant lequel l’honnêteté ou n’est rien, ou, si elle existe, est pure opinion du vulgaire.

Epictète, Entretiens, II, XXII.

L’invincibilité du sage

L’homme de bien est invincible. Et, en effet, il n’engage point le combat là où il n’a pas la supériorité. Tu as envie de mes champs, prends-les ; prends mes serviteurs, prends ma charge, prends mon misérable corps. Tu ne feras pas que mon désir soir frustré, ni que je rencontre ce que je cherche à éviter. Voilà le seul combat dans lequel il s’engage, celui qui concerne les choses dépendant de nous. Comment ne serait-il pas invincible ?

Epictète, Entretiens, III, VI.

Ce qu’est philosopher

Mais philosopher, qu’est- ce ? N’est-ce pas se trouver prêt à tous événements ? Ne comprends-tu donc pas que c’est comme si tu disais : « Advienne que voudra, si je me prépare encore à supporter avec patience les événements ? » Tout comme si quelqu’un, après avoir reçu des coups, se retirait du pancrace. Mais, au pancrace, on peut cesser le combat et ainsi éviter les coups, tandis que, dans notre cas, si nous cessons de philosopher, quel bien nous en reviendra-t-il ? Que doit donc dire le philosophe dans chacune des aspérités de la vie : « C’est pour cela que je me suis exercé ; c’est à cela que je me suis préparé. » Dieu te dit : « Donne-moi une preuve que tu as lutté selon les règles, que tu as mangé ce qu’il fallait, que tu t’es exercé, que tu as écouté le maître de gymnase. » Et ensuite, dans l’action elle-même, te voilà sans vigueur ? Voilà le moment de supporter la fièvre ; que cela se fasse décemment ; de subir la soif, subis-la décemment ; de subir la faim, subis-la décemment. N’est-ce pas en ton pouvoir ? Qui t’en empêchera ? Oui, sans doute, le médecin peut t’empêcher de manger, mais non de subir la faim décemment.

Epictète, Entretiens, III, X.

La tâche du philosophe

Ce n’est point, en effet, l’affaire du philosophe de sauvegarder tous ces objets extérieurs : sa petite provision de vin ou d’huile, son misérable corps… Mais quoi ? La partie maîtresse de son âme à lui. Et les choses extérieures alors, comment s’en occuper ? Uniquement de façon à ne pas se comporter à leur égard d’une manière déraisonnable. Y a-t-il donc encore lieu de s’effrayer ? Y a-t-il donc encore lieu de s’irriter ? Y a-t-il lieu de craindre quand il s’agit d’objets étrangers, d’objets sans valeur ? Voici, en effet, deux principes qu’on doit avoir sous la main : « en dehors de la personne morale il n’existe rien de bon ou de mauvais » et « il ne faut pas guider les événements, mais les suivre ».
« Mon frère n’aurait pas dû me traiter ainsi. »
Non, mais ce sera à lui d’y aviser. Pour moi, quelle que soit la façon dont il me traite, je me conduirai envers lui comme je le dois. Cela, en effet, c’est mon affaire, le reste m’est étranger. À cela personne ne peut faire obstacle ; au reste, on le peut.

Epictète, Entretiens, III, X.

L’isolement ne consiste pas dans le fait d’être seul

L’isolement est un état où l’on est privé de secours. Un homme, en effet, par le fait qu’il est seul, n’est pas pour cela isolé, pas plus, du reste, qu’il n’est délivré de l’isolement par le fait qu’il se trouve au milieu d’une foule. Donc, quand nous perdons un frère, un fils, un ami sur qui nous nous reposions, nous nous prétendons laissés à l’isolement, alors que souvent nous sommes à Rome, que nous rencontrons tant de gens, que nous habitons avec tant d’autres, parfois même que nous avons une quantité d’esclaves. C’est que le concept même d’isolé signifie l’état d’un homme privé de secours, exposé à qui veut lui nuire. Aussi, en voyage, c’est surtout quand nous venons à tomber entre les mains de brigands que nous nous disons isolés, car ce n’est pas la vue d’un homme qui nous délivre de l’isolement, mais celle d’un homme fidèle, honnête, secourable. Si, en effet, le fait d’être seul suffit à produire l’isolement, dis que Zeus, lui aussi, est isolé au moment de la conflagration de l’univers, et qu’il déplore son sort : « Malheureux que je suis ! Je n’ai ni Héra, ni Athèna, ni Apollon, je n’ai plus, en un mot, ni frère, ni fils, ni petit-fils, ni parent. » Voilà bien ce qu’il fait, d’après certains, quand il se trouve seul après la conflagration de l’univers. Ils ne conçoivent pas, en effet, comment on peut vivre seul, parce qu’ils partent précisément d’un fait naturel, la sociabilité naturelle, l’affection mutuelle et le plaisir des relations humaines. Et, pourtant, il n’en faut pas moins se préparer à pouvoir se suffire à soi-même, à pouvoir vivre uniquement avec soi-même. Comme Zeus vit pour lui-même, se repose en lui-même, réfléchit à la nature de son propre gouvernement et s’entretient de pensées dignes de Lui, de même, nous aussi, devons-nous pouvoir converser avec nous-mêmes, savoir nous passer des autres, ne pas nous trouver embarrassés sur la manière d’occuper notre vie ; nous devons réfléchir sur le gouvernement divin, sur nos rapports avec le reste du monde, considérer quelle a été jusqu’ici notre attitude vis-à-vis des événements, quelle elle est maintenant, quelles sont les choses qui nous affligent, comment aussi on pourrait y remédier, comment on pourrait les extirper. Et, si certaines ont besoin d’être perfectionnées, perfectionnons-les suivant le principe qui régit leur nature.

Epictète, Entretiens, III, XIII.

Vivre comme un malade

Tout grand pouvoir est périlleux pour celui qui débute. Il faut donc porter les choses de ce genre suivant sa capacité : les unes conviennent à la nature, d’autres ne sont pas pour un phtisique. Exerce-toi parfois à vivre comme un malade, afin de pouvoir vivre un jour comme un homme bien portant. Jeûne, bois de l’eau ; refrène une fois complètement tes désirs pour pouvoir aussi un jour désirer raisonnablement. Et si tu le fais raisonnablement, quand tu auras en toi quelque bien, tes désirs aussi seront bons.

Mais non, nous voulons tout de suite vivre à la manière des sages, rendre service aux hommes. Quelle sorte de service ? Que fais-tu ? Et toi-même, quel service t’es-tu rendu ? Mais tu veux les exhorter au bien. Et toi, t’es-tu exhorté ? Tu veux leur rendre service ? Montre-leur par ton exemple quelle sorte d’hommes produit la philosophie et cesse tes bavardages. Par ta façon de manger, rends service à tes commensaux, par ta façon de boire, à ceux qui boivent, en cédant à tous, en t’effaçant devant les autres, en les supportant… Rends-leur service de cette façon, au lieu de déverser sur eux ton humeur.

Epictète, Entretiens, III, XIII.

La méditation du sage

Voilà les réflexions auxquelles tu dois t’appliquer du matin au soir. Commence par les plus petites choses, par les plus fragiles, un pot, une coupe, puis poursuis de la sorte jusqu’à une tunique, à un cabot, à un vieux cheval, à un bout de champ ; de là, passe à toi-même, à ton corps, aux membres de ton corps, à tes enfants, à ta femme, à tes frères. Regarde bien de toutes parts pour tout rejeter loin de toi ; purifie tes jugements pour que rien de ce qui ne t’appartient pas ne s’attache à toi, ne fasse corps avec toi, ne te cause de la souffrance, si on vient à te l’arracher. Et dis chaque jour en t’exerçant, comme tu le fais ici, non pas que tu es philosophe (en vérité, le nom serait prétentieux), mais que tu es un esclave en voie d’émancipation. Car voilà ce qu’est la véritable liberté.

Epictète, Entretiens, IV, I.

Le Livre III des Entretiens d’Épictète en lecture intégrale

L’intelligence libre de passions est une citadelle

Souviens-toi que le principe directeur devient invincible, quand, rassemblé sur lui-même, il se contente de ne pas faire ce qu’il ne veut pas, même si cette résistance est irrationnelle. Mais que sera-ce, lorsqu’il émet un jugement en s’entourant de circonspection et de raison ? Voilà pourquoi l’intelligence libre de passions est une citadelle. Car l’homme n’a aucune forteresse qui soit plus forte que celle-là. S’il s’y réfugie, il y sera désormais dans une position inexpugnable. 

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VIII, 48

Faire bien d’abord pour soi-même

Une excellente manière de te défendre d’eux, c’est d’éviter de leur ressembler.

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VI, 6.

Vivre au présent

Rejette donc tout le reste pour ne retenir que ces quelques préceptes. Et souviens-toi encore que chacun ne vit que le présent, cet infiniment petit. Le reste, ou bien il est déjà vécu, ou bien est incertain. Minime est donc l’instant que chacun vit, minime le coin où il le vit, minime aussi la plus longue gloire posthume. Et encore celle-ci n’existe-t-elle que par relais de pygmées, qui mourront à peine nés, qui ne se connaissent pas eux-mêmes, ni encore moins l’homme mort depuis longtemps.

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, III, 10.

Viens-toi en aide tant qu’il est encore temps

Ne vagabonde plus. Tu n’es plus destiné à relire tes notes, ni les histoires anciennes des Romains et des Grecs, ni les extraits de traités que tu réservais pour tes vieux jours. Hâte-toi donc au but, dis adieu aux vains espoirs et viens-toi en aide, si tu te soucies de toi-même, tant que c’est encore possible.

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, III, 14.

La retraite en soi

On se cherche des retraites à la campagne, au bord de la mer, à la montagne ; et toi aussi, tu as coutume de désirer ces sortes de choses au plus haut point. Mais tout cela marque une grande simplicité d’esprit, car on peut, à toute heure de son choix, se retirer en soi-même. Nulle part on ne trouve de retraite plus paisible, plus exempte de tracas, que dans son âme, surtout quand elle renferme de ces biens sur lesquels il suffit de se pencher pour recouvrer aussitôt toute liberté d’esprit ; et par liberté d’esprit, je ne veux dire autre chose que l’état d’une âme bien ordonnée. Accorde-toi donc constamment cette retraite et renouvelle-toi. Mais qu’il s’y trouve de ces maximes concises et essentielles, qui, rencontrées d’abord, excluront tout ennui et te renverront guéri de ton irritation au milieu où tu retournes. Et qu’est-ce donc qui t’irrite ? La méchanceté des hommes ? Reporte-toi à ce jugement, que les êtres raisonnables sont faits les uns pour les autres ; et <à ceux-ci :> que la patience est une partie de la justice, que leurs fautes sont involontaires ; <compte> tous ceux qui, jusqu’ici, après s’être brouillés à mort, soupçonnés, haïs, transpercés de leurs lances, sont étendus dans la tombe et réduits en cendres ; – et calme-toi enfin !
Mais peut-être es-tu mécontent du lot qui t’est assigné dans l’ensemble ? Remémore-toi la disjonctive : ou une providence ou des atomes, et toutes les preuves par lesquelles on t’a démontré que le monde est comme une cité.
Mais ce qui intéresse ton corps aura encore prise sur toi ? Considère que l’intelligence ne se mêle pas aux agitations, ou douces ou violentes, du souffle, une fois qu’elle s’est reprise et qu’elle a reconnu son pouvoir ; et enfin tout ce qu’on t’a enseigné sur la douleur et le plaisir, à quoi tu as donné ton assentiment.

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, IV, 3.

Supporter noblement est un bonheur

Ressembler au promontoire, sur lequel sans cesse se brisent les vagues : lui, reste debout et autour de lui viennent mourir les bouillonnements du flot.
« Malheureux que je suis, parce que telle chose m’est arrivée ! » – Mais non ! Au contraire : « Bienheureux que je suis, parce que, telle chose m’étant arrivée, je continue d’être exempt de chagrin, sans être brisé par le présent ni effrayé par l’avenir. Le même accident eût pu survenir au premier venu : le premier venu n’eût pas su, comme moi, continuer d’être, de ce fait, exempt de chagrin. » Et pourquoi donc cela est-il un malheur plutôt que ceci un bonheur ? Appelles-tu, en somme, un malheur pour l’homme ce qui n’est pas un échec pour la nature de l’homme ? Te semble-t-il que ce soit un échec pour la nature de l’homme, quand ce n’est pas contraire au dessein de sa nature ? Eh quoi ? On t’a instruit de ce dessein. Ce qui arrive là t’empêche-t-il d’être juste, magnanime, tempérant, sage, prudent, loyal, réservé, libre et cætera, toutes vertus qui, réunies, font que la nature de l’homme possède ce qui lui est propre ? Souviens-toi donc, en définitive, à tout accident qui te porte à l’affliction, de faire usage de ce principe : Ceci n’est pas un malheur, mais le supporter noblement est un bonheur.

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, IV, 49.

Le Livre IV des Pensées pour moi-même de Marc Aurèle en lecture intégrale

Vivre en toute bonne foi

Si quelqu’un peut me convaincre avec preuves à l’appui que mes opinions ou ma conduite ne sont pas droites, avec plaisir j’en changerai. Je cherche la vérité, qui n’a jamais nui à personne. C’est se nuire au contraire, que de persister dans son erreur et son ignorance.

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VI, 21.

Tout supporter

Tout ce qui arrive, arrive de telle sorte que tu es naturellement capable de le supporter ou que tu es naturellement incapable de le supporter. Si donc il t’arrive quelque chose que tu sois naturellement capable de supporter, ne proteste pas, car il aura plus tôt fait de t’épuiser. Souviens-toi toutefois que tu es naturellement capable de supporter tout ce qu’il dépend de ton opinion de rendre supportable et tolérable : tu n’as qu’à te représenter que ton intérêt ou ton devoir te le commande.

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, X, III.

Être utile à la communauté, c’est également en profiter

Ai-je accompli quelque chose d’utile à la communauté ? J’en ai donc profité. Que cette vérité demeure toujours bien à ta portée, afin qu’elle frappe tes yeux sans cesse, et ne la perds jamais de vue.

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, XI, 4.

Le Stoïcisme, une école d’égoïsme ?


Aucune école n’a plus de bonté et de douceur, aucune n’a plus d’amour pour les hommes, plus d’attention au bien commun. La fin qu’elle nous assigne, c’est d’être utile, d’aider les autres et d’avoir le souci, non pas seulement de soi-même, mais de tous en général et de chacun en particulier.
Sénèque, Lettres à Lucilius, 116.

Portez-vous bien, et à très bientôt sur le blog des Belles Lettres !

Crédits : toutes les illustrations de cette publication proviennent de notre édition des Pensées de Marc Aurèle illustrées par Scott Pennor’s.

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