Les Aztèques, la religion et la divination, avec Jacqueline de Durand-Forest

À partir des documents anciens, manuscrits pictographiques et vestiges archéologiques, Jacqueline de Durand-Forest démontre dans cet essai inédit l’importance de la religion pour la société aztèque et la permanence de certains traits culturels depuis l’époque précolombienne jusqu’à nos jours. En voici quelques extraits.

Jacqueline de Durand-Forest, Pratiques religieuses et divinatoires des Aztèques, Les Belles Lettres, collection Realia, en librairie depuis le 6 mars 2020.

Quelques années après la Conquête espagnole, les douze premiers franciscains arrivés en 1524 en Nouvelle Espagne (le futur Mexique), réunirent les hauts dignitaires et les tlamatinime (les sages) pour leur présenter les grands traits de la religion catholique, et les convaincre d’abandonner la leur. Mais, après maintes discussions, ceux-ci s’écrièrent :
« Laissez-nous donc mourir »
« Laissez-nous périr »
« Puisque nos dieux sont morts ! »


Ces paroles traduisent l’importance que les anciens Mexicains attachaient à leur religion. Qu’il s’agisse des guerriers, des marchands, des artisans ou de toute autre catégorie de la société aztèque, chaque groupe avait ses divinités protectrices auxquelles il rendait hommage, ce qui n’empêchait pas l’ensemble des Aztèques de vouer un culte tout particulier à leur dieu tribal, Huitzilopochtli, envers lequel ils se sentaient redevables de leur puissance et de leur prospérité. La vie publique et la vie privée de ce peuple très religieux étaient ainsi envahies par les rites et par les croyances.

Élément fédérateur des tribus mexica originelles et plus largement de l’Empire aztèque, la religion formait en effet la charpente de la société, comme elle l’avait fait pour ceux qui avaient précédé les Aztèques sur le Haut Plateau et à travers la Mésoamérique. Elle déterminait ainsi l’organisation spatiale de la cité autour du temple principal et réglait la vie quotidienne des individus et des groupes. Il n’est pas jusqu’à la guerre qui n’ait pas été encadrée par la religion, puisqu’elle permettait aux Aztèques d’agrandir leur empire par la conquête et de remplir leurs devoirs cosmiques en offrant le flux continu de victimes correspondant aux fêtes sacrées du calendrier… […]

Un peu d’ethnohistoire

Si l’on peut admettre, avec Alain Schnapp, que « […] ni les textes, ni les paroles ne fascinent autant que les objets, les sites, les vestiges divers des hommes qui nous ont précédés », et que les archéologues sont ainsi « des sortes d’historiens aveugles, d’ethnologues un peu sourds qui questionnent ces “traces muettes” du passé », ce jugement semble devoir être nuancé en ce qui concerne les ethnohistoriens, dont l’attention se porte au contraire sur les « traces parlantes », les textes, les paroles. Mettre au jour, exhumer des documents qui dorment depuis des siècles dans des archives ou dans des bibliothèques, les déchiffrer, en extraire la substance, tel est le but que poursuit le spécialiste de cette science quelque peu composite, à mi-chemin entre l’histoire et l’ethnologie. À l’un, il essaie d’emprunter la rigueur et la précision, à l’autre, la méthode d’approche de peuples et de civilisations étrangers à notre mentalité. L’ethnohistorien se met ainsi à l’écoute de ceux qu’il étudie. Son souci est de pénétrer en profondeur leurs croyances, leurs conceptions, avant de se risquer à toute interprétation.

L’ethnohistorien dont le champ d’étude est la Mésoamérique dispose, en outre, d’un important corpus de sources anciennes émanant des Espagnols, qu’il s’agisse de conquistadors, de fonctionnaires ou de missionnaires, rédigés au moment de la Conquête ou peu après, mais aussi et surtout de manuscrits pictographiques et de textes rédigés en langues vernaculaires (en l’occurrence le nahuatl), qui émanent des Indiens et qui nous donnent un aperçu de leur propre vision. Cependant, ces documents sont parfois abscons, ils présentent des lacunes que seul le recours aux données ethnographiques récentes permet éventuellement de combler.

S’il est, d’ailleurs, un domaine où l’ethnohistoire et l’ethnologie se rejoignent et se complètent, c’est bien celui de la religion, des pratiques religieuses et des pratiques divinatoires, comme le montre la deuxième partie de cette étude. La divination dans le Mexique contemporain présente, en effet, de très nettes similitudes avec celle pratiquée à l’époque précolombienne. Les survivances qui s’observent encore de nos jours méritent d’être relevées, car elles viennent souvent corroborer ou compléter les informations fournies par les sources anciennes. De surcroît, elles font ressortir la persistance d’un certain nombre de traits caractérisant les croyances, le mode de penser et la mentalité des indigènes. […]

Extrait de l’introduction de Jacqueline de Durand-Forest. Les notes de bas de page présentes dans le volume ont été ici retirées.

La Vallée de Mexico avant les Aztèques

Malgré un environnement physique différent de celui d’aujourd’hui, la Vallée de Mexico a connu une occupation humaine qui remonte à des temps très anciens. Située dans une dépression de 2 500 mètres au-dessus du niveau de la mer, cette vallée est entourée de montagnes élevées dont les sommets sont des cônes inversés révélant leur passé volcanique. À l’origine, c’était un bassin qui recouvrait une série de cinq lacs dont les plus petits n’existent plus et le plus grand, le lac de Tezcoco, a presque entièrement disparu aujourd’hui. Dans les temps anciens, cependant, ces lacs fournissaient des plantes et des animaux aquatiques pour les habitants des lieux ; ils étaient parsemés d’îles. C’est dans l’île principale que, dès le XIVe siècle, les Aztèques fondèrent leur capitale Tenochtitlan-Mexico. Au moment de la Conquête espagnole, en 1521, elle était devenue le foyer d’un grand État, couvrait 10 km² et comptait environ 200 000 habitants – soit un peu moins que le Paris du XVIe siècle…

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Tlaloc, le dieu de la pluie

Très ancien dieu de l’Eau, de la Pluie, de la Foudre, remontant dans le Mexique central au Ier siècle de notre ère, qui avait présidé au troisième Soleil, Tlaloc était censé résider dans les cavernes, à l’époque classique. C’était la divinité la plus clairement conçue sous une forme quadruple ou quintuple : contrairement aux autres divinités assignées à une direction unique, Tlaloc était le seul dieu omniprésent, apparaissant avec une couleur distinctive à chacune des quatre directions cardinales et parfois au centre.

Dispensateur de la pluie bienfaisante, Tlaloc était également le maître de la sécheresse, de la grêle, de la foudre et de la pluie de feu (lave). Tlaloc inspirait donc à la fois crainte et respect. On lui sacrifiait des enfants, mais également des prisonniers vêtus comme lui. Ses assistants, les Tlaloque, résidaient dans les montagnes sur les sommets desquels se formaient les nuages. Le culte des montagnes était donc étroitement associé à celui de la pluie.

Tlaloc est l’un des dieux les plus faciles à reconnaître, pour son masque caractéristique aux yeux saillants entourés chacun d’un anneau, qu’on appelle d’une manière imagée « les lunettes de Tlaloc », la bouche stylisée laisse apparaître des dents et des crocs, parfois recourbés, parfois d’aspect ophidien. Sa couleur corporelle était souvent noire, ses vêtements bleus. Sa coiffe était surmontée de plumes blanches de héron, et vertes de quetzal. Sur sa tête et dans son dos, il portait des bannières en papier, tachetées de gouttes noires d’ulli (« caoutchouc »).

Tlaloc était un dieu si important, aux yeux des Aztèques, qu’un oratoire sur le mont Tlaloc lui avait été consacré, en plus de l’un des deux sanctuaires surmontant le Templo Mayor, l’autre étant dédié à Huitzilopochtli. Ainsi se trouvaient réunies la religion agraire des sédentaires et la religion astrale des peuples guerriers. (…)

Extrait des pages 75-76.

Le sacrifice humain et la pyramide du Serpent à plumes

La création à Teotihuacan du cinquième Soleil, celui des Aztèques (et le nôtre), fait partie des mythes fondateurs de leur cosmologie. Selon le récit recueilli en nahuatl par Sahagún, en se jetant tous dans le brasier, à la suite de Nanahuatzin et de Tecuciztecatl, les dieux, par leur sacrifice, ont permis au Soleil et à la Lune de se mouvoir. Il incombe, désormais, aux êtres humains, les macehualtin ou les mérités (des dieux), d’alimenter l’astre avec l’eau précieuse chalchiuhatl, c’est-à-dire avec le sang et le cœur des sacrifiés.

De ce fait, la pratique du sacrifice humain sur le Haut Plateau central n’a pas manqué d’attirer l’attention des conquérants espagnols, d’autant qu’elle justifiait la mission que le pape Alexandre VI Borgia leur avait confiée, par la bulle Inter Coetera du 3 mai 1493, d’évangéliser les habitants des terres à découvrir et à conquérir. Le nombre extrêmement important des victimes sacrifiées lors de l’inauguration du Templo Mayor, que les sources anciennes n’ont pas manqué de rappeler, ne permet cependant pas d’attribuer l’origine de cette pratique sanguinaire aux Aztèques.

Le sacrifice humain a connu une très vaste distribution à travers le territoire mésoaméricain, et remonterait à la période préclassique selon certains indices. La diffusion de cette pratique et son développement ne sont plus attribués aux populations postclassiques du centre du Mexique, comme il ressort de travaux récents. Les fouilles archéologiques en cours à Teotihuacan révèlent, en effet, que de telles pratiques existaient pour la période classique.

Pyramide du Serpent à plumes à Teotihuacan

Ainsi, au cours de leurs recherches effectuées vers 2005, les archéologues Saburo Sugiyama, Rubén Cabrera et George Cowgill ont-ils découvert dans les fondations de la pyramide du Serpent à Plumes cent trente-sept individus, probablement des guerriers-prêtres, sacrifiés et enterrés vers 200-250 ap. J.-C., avec des offrandes de qualité exceptionnelle. Ils étaient, pour la plupart, originaires de diverses régions mésoaméricaines, et furent tués pour être offerts au Serpent à plumes, patron des activités guerrières.

L’organisation spatiale des tombes le long des axes nord-sud et est-ouest est en rapport direct avec les chiffres les plus significatifs de la cosmovision et des calendriers mésoaméricains, à savoir les 4, 9, 13 (9+4), 18, 20 et 26, chiffres qui expriment clairement les divisions du cosmos mésoaméricain, les neuf niveaux verticaux de l’Inframonde, les quatre directions horizontales de la surface terrestre, les treize niveaux verticaux du ciel ainsi que le calendrier rituel de deux cent soixante jours (20×13) et le calendrier solaire de trois cent soixante-cinq jours (20×18 (mois) + 5 jours). Selon S. Sugiyama, si le sacrifice humain, la guerre et le gouvernement s’expriment ici en termes religieux, ils fonctionnent ensemble comme des institutions politiques, qui structurent la société teotihuacane. Hormis quelques jarres à l’effigie de Tlaloc, les nombreuses offrandes n’étaient pas des objets utilitaires, ce qui indique que cet ensemble mortuaire était plus symbolique que fonctionnel.

La sépulture n° 12, associée aux restes d’un édifice antérieur à la pyramide du Serpent à plumes, prouve que la pratique du sacrifice humain à Teotihuacan est antérieure à la Phase Miccaotli (150-200 ap. J.-C.) et que ce rituel incluait la cardiectomie et le démembrement des victimes.

Ces découvertes, parmi d’autres, ont changé la vision idyllique qu’on avait traditionnellement de la civilisation teotihuacane, car elles révèlent que le sacrifice humain faisait partie des cérémonies de consécration des édifices religieux, ou autres, en cours de construction, comme ce fut le cas plus tard pour le Templo Mayor de Tenochtitlan. En outre, la pyramide du Serpent à plumes apparaît désormais comme un monument commémorant l’accès au pouvoir d’un souverain puissant, le sacrifice massif de guerriers offerts au Serpent à plumes, patron des activités guerrières, et la mise en scène cosmogonique d’une nouvelle ère octroyant au nouveau souverain le privilège de gouverner au nom des dieux.

Extrait des pages 177-179.

Le peyotl

Malgré les descriptions précises d’auteurs espagnols des XVIe et XVIIe siècles, l’identification botanique exacte du peyotl a été lente et difficile. Nous savons aujourd’hui qu’il s’agit d’un petit cactus sans épines, d’apparence laineuse et soyeuse, d’où son nom d’origine nahuatl « peyotl » (« brillant comme un cocon de vers à soie », Lophophora Williamsii). Il pousse dans les régions semi-désertiques de Coahuila, Zacatecas, San Luis Potosi, et s’est répandu jusque dans l’État de Queretaro et même aux États-Unis.

Dans le Mexique ancien, sa découverte et son utilisation furent attribuées aux Teochichimèques. Les anciens Mexicains connaissaient les propriétés excitantes et dépressives des alcaloïdes contenus dans ce cactus, et lui attribuaient en outre des vertus curatives, pour soulager les douleurs articulaires, par exemple. Sahagún mentionne, cependant, que ceux qui en consommaient tombaient dans un état d’ivresse qui durait quelques jours et s’accompagnait de visions comiques ou épouvantables. Dans son Historia Natural écrite vers le milieu du XVIe siècle, Hernández, le « Protomédico » de Philippe II d’Espagne, ajoute que ceux qui avaient bu du peyotl pressentaient et prédisaient toutes sortes de choses. Selon lui, ceux qui partaient à la recherche de cette plante ne manquaient pas d’en consommer, pour la trouver plus facilement.

Au XVIIe siècle, Alarcon constate que les titici (« médecins-devins ») l’utilisaient pour deviner ce que le consultant voulait savoir. Parfois, ils en faisaient prendre à ce dernier. Selon le même auteur, peyotl et ololiuhqui étaient parfois employés par de simples particuliers sans recourir au ticitl.

Au XVIIIe siècle, dans sa Crónica de la Provincia de Zacatecas, le père Arlegui mentionne les usages thérapeutiques du peyotl chez les habitants de cette région, et déplore que ces derniers abusent des vertus de la plante pour connaître l’avenir et qu’à la faveur du paroxysme de folie provoqué par l’ingestion de la plante broyée et additionnée d’eau, ils accordent valeur de présage et de révélations aux hallucinations qui s’emparent d’eux.

Ainsi augure-t-on de la valeur future d’un nouveau-né d’après les effets que produit le peyotl sur son père, soumis préalablement à un jeûne de vingt-quatre heures et à toutes sortes de mauvais traitements.

Dans son Teatro Mexicano (1698), le religieux Agustĭn de Vetancourt mentionne l’existence d’un autre narcotique appelé pipiltzintzintli (« le très vénéré fils de seigneur »), qui serait une plante herbacée, aux propriétés semblables à celles du peyotl et de l’ololiuhqui, d’après des renseignements trouvés dans les archives de l’Inquisition. Le pipiltzintli ne semble plus être employé de nos jours.

Extrait des pages 240-242.

Se procurer l’ouvrage

Jacqueline de Durand-Forest,
Pratiques religieuses et divinatoires des Aztèques

Coll. Realia, n°38

Livre broché, 14 x 21 cm, 384 pages, index, bibliographie, cartes, illustrations noir et blanc

Paru le 6 mars 2020 – EAN13 : 9782251450827 – 24,50 €

Jacqueline de Durand-Forest

Ethnohistorienne et directeur de recherches honoraire au CNRS, Jacqueline de Durand-Forest a enseigné le nahuatl classique et les grands traits des civilisations mésoaméricaines à l’EHESS et à l’Université Paris VIII. On lui doit, entre autres publications : L’Histoire de la Vallée de Mexico selon Chimalpahin Quauhtlehuanitzin (XIe-XVIe siècles) (1987), et Les Aztèques (Guides Belles Lettres des Civilisations, 2008).

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