Qui étaient les Ottomans ?

Deux publications, éditées par Elisabetta Borromeo et Nicolas Vatin, permettent de partir à la découverte d’un empire fascinant grâce à 57 textes de toute nature, émanant de la société ottomane, pour la plupart traduits pour la première fois en français, et aux derniers cours donnés sur le sujet par Gilles Veinstein au Collège de France.

Les Ottomans par eux-mêmes

Sous la direction d’Elisabetta Borromeo et Nicolas Vatin.

Qui étaient les Ottomans ? Quelle identité commune peut rassembler les hommes qui vécurent dans cet immense empire multiconfessionnel, multiethnique et multiculturel d’une remarquable longévité ? Les historiens s’interrogent sur la nature d’un homo ottomanicus dont on sent bien qu’il dut exister, mais qu’on ne réussit jamais à définir parfaitement. 
Le présent livre fait le point sur ces réflexions, mais il ne prétend pas apporter une nouvelle réponse à la question. Ses contributeurs se sont efforcés d’envisager celle-ci autrement, en donnant la parole aux intéressés : aux Ottomans eux-mêmes. Le lecteur trouvera donc dans ce volume la traduction française de 57 textes de toutes natures, rédigés en diverses langues, de l’arabe au turc en passant par l’arménien, le grec ou l’hébreu, mais émanant tous de la société ottomane : de l’administration, des serviteurs ou des sujets du sultan, vivant dans la capitale ou en province, musulmans ou non. 
De ces textes, pour la plupart jamais traduits en français et pour certains inédits, précédés chacun d’une courte introduction permettant à des lecteurs ignorant tout du sujet d’en comprendre la nature, le contexte et la signification, se dégage une vision de l’intérieur de l’Empire ottoman, de son fonctionnement et de sa société tels que pouvaient les percevoir les Ottomans. 
Sous une forme toujours originale et vivante, parfois amusante (car les Ottomans pratiquaient l’humour à l’occasion), c’est une autre façon de s’initier au monde ottoman qui est proposée.

Avant-propos

Le livre que nous présentons est le produit d’un travail collectif. On s’est efforcé de répondre à une question simple (dans sa formulation) – en quoi consistait le fait d’être ottoman ? – en analysant des textes de natures diverses, produits par les principaux intéressés : les Ottomans eux-mêmes, de toutes langues, cultures et religions. La plupart n’avaient jamais été traduits en français auparavant ; certains même étaient inédits. (…) Si, nous l’espérons, les textes rassemblés trouvent leur place dans un tout et s’ils se font plus d’une fois écho l’un à l’autre, ils doivent également pouvoir être lus isolément. Le lecteur y trouvera les indications bibliographiques et terminologiques nécessaires à leur compréhension.

Elisabetta Borromeo et Nicolas Vatin ont assuré la préparation du livre en collaboration avec Marc Aymes et Benjamin Lellouch, qui ont constitué une sorte de comité de rédaction. Si Elisabetta Borromeo et Nicolas Vatin ont tenu le plus grand compte de leurs avis et suggestions – tout en dialoguant avec les auteurs –, ils portent évidemment seuls la responsabilité du volume.
Le caractère collectif de l’ouvrage tient également au fait que, dans leur grande majorité, les textes rassemblés ont été lus et commentés ensemble dans de vivants et amicaux débats, à l’occasion des séances mensuelles d’un séminaire qui, cinq ans durant, a rassemblé des habitués parisiens et des collègues de passage.

Mentionnons aussi que Les Ottomans par eux-mêmes constituaient un projet mené dans le cadre à la fois du Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centre-asiatiques (CNRS-EHESS-Collège de France) et de l’Institut d’études arabes, turques et islamiques (désormais Centre d’études ottomanes) du Collège de France.
Enfin, que Madame Caroline Noirot soit remerciée d’avoir accepté, avec le sourire qui ne la quitte jamais, de publier ce livre aux Belles Lettres.

Élites en province

Extraits de la quatrième partie : En province

Le voyage des comédiens
Lettre en bosniaque conservée aux archives de Dubrovnik (après 1468)
(Présentation et traduction du bosniaque par Bernard Lory)

Intérêts particuliers et intérêts supérieurs : quand trois sujets ottomans doivent renoncer à leurs droits
Une note en marge d’un registre de recensement de la région de Klis (1550)
(Présentation et traduction du turc ottoman par Michael Ursinus)

Gilles Veinstein, Les esclaves du Sultan chez les Ottomans

Des mamelouks aux janissaires (XIVe – XVIIe siècles)
Deux ans de cours au Collège de France

Édité par Elisabetta Borromeo

Préface

De tels éclairages jettent un autre jour sur le devşirme, un jour plus positif : il apparaît moins comme ce facteur de dénationalisation dénoncé avec virulence par les historiographies balkaniques que comme un facteur d’intégration des nations à l’ordre impérial ottoman. Je terminerai par cette remarque. Je vous remercie de votre attention et de votre fidélité.

Le 30 mars 2010, Gilles Veinstein concluait par ces mots son cycle de leçons consacré aux « esclaves du sultan », au Collège de France, amphithéâtre Marguerite de Navarre. Il ne prenait pas congé sur des conclusions générales, mais sur un constat visant à redresser les a priori au sujet du devşirme : le ramassage tant décrié des jeunes garçons sujets du sultan destinés à devenir des esclaves étatiques. Après quoi, il exprima sa reconnaissance aux auditeurs qui avaient suivi fidèlement et assidûment ses cours magistraux.
Ce congé très courtois mais sans fioritures reflète bien la personnalité de Gilles Veinstein : grand orateur, il allait toujours à l’essentiel, aussi bien dans son récit de l’Histoire que dans son rapport à autrui. S’adressant ainsi à son public, il confirmait une fois de plus sa conviction que le travail de l’historien et du chercheur consiste à prendre le contre-pied des idées reçues, à partir d’une analyse minutieuse de la documentation à disposition. Gilles Veinstein laissait aussi planer l’espoir d’une suite qui malheureusement n’eut pas lieu : il décéda, trop tôt, emporté par la maladie, le 5 février 2013.

Avant d’introduire ce cycle de vingt-six leçons sur les « esclaves du sultan » et d’expliquer pourquoi j’ai choisi de l’éditer, il n’est pas inutile de rappeler brièvement le parcours de Gilles Veinstein, grand spécialiste de l’Empire ottoman.

Gilles Veinstein lors de sa leçon inaugurale en 1999Source

Gilles Veinstein (Paris, 1945-2013) fit sa formation d’historien à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (1966-1971) et à la Sorbonne (1964-1969). Pendant ces années d’apprentissage, il fit la rencontre d’Alexandre Bennigsen (spécialiste de l’islam en Russie et en Union soviétique), avec qui il décida de se consacrer à l’Orient islamique, et plus précisément au monde turc. Il poursuivit ses études de langue et civilisation turques à l’École nationale des langues orientales vivantes (aujourd’hui INALCO, 1967-1971), en suivant les cours de Louis Bazin (spécialiste de philologie turque). Sa formation aux études ottomanes se perfectionna grâce aux séminaires de Pertev Naili Boratav (chercheur en littérature et folklore turcs) et des ottomanistes Nicoară Beldiceanu et Irène Beldiceanu-Steinherr à l’EPHE, ainsi que par ses contacts avec Robert Mantran (professeur d’histoire ottomane à Aix-en-Provence) et avec Claude Cahen (spécialiste de l’histoire de l’Islam médiéval). Alors qu’il était chef de travaux à l’EPHE (VIe section), C. Cahen lui confia une charge d’enseignement sur l’Empire ottoman à Paris III (1972-1982). Maître-assistant, puis maître de conférences à l’EHESS, Gilles Veinstein devint directeur d’études en 1986 et fut élu à la chaire d’histoire turque et ottomane du Collège de France en 1999.

Dès ses premières années de formation, Gilles Veinstein fut ébloui par la richesse des archives d’Istanbul. Ses compétences paléographiques s’étoffèrent à leur contact et lui donnèrent accès aux milliers de documents conservés dans les fonds de l’administration du sultan. Dans les années 1970-1980, sous l’influence d’Alexandre Bennigsen, ses premières « incursions » dans les sources turques portèrent sur la présence ottomane au nord de la mer Noire. Ses intérêts s’élargirent ensuite aux aspects institutionnels de l’Empire. Au gré des documents exhumés, il s’intéressa tour à tour aux structures foncières, aux communautés, à l’urbanisme, aux questions religieuses (la hiérarchie des oulémas, les conversions…), aux relations franco-ottomanes (du point de vue du sultan), aux fondements de l’État et de la dynastie, à l’idéologie du pouvoir ottoman…

Depuis ses années d’études jusqu’à celles de son enseignement au Collège de France, Gilles Veinstein a donc toujours manié avec adresse l’inépuisable richesse documentaire du monde ottoman en Turquie et hors de Turquie, afin de répondre aux innombrables questions suscitées par les sources. (…)

[Au cours des années 2004-2008], Gilles Veinstein offrit à ses auditeurs de grandes synthèses sur les relations entre les sultans et l’Europe, en proposant des réflexions sur la notion de frontière, sur la place de la diplomatie ottomane en Occident et sur l’établissement à Istanbul des ambassades permanentes européennes.
Enfin, dans les cours des deux dernières années (2009 et 2010), ici édités, il revint sur des aspects institutionnels proprement ottomans, en s’attachant aux kapıkulları (les « esclaves de la Porte [du sultan] », c’est-à-dire étatiques), qui occupaient de hautes fonctions de l’État et constituaient l’élite des forces militaires.

Pourquoi choisir de publier ce dernier cycle de leçons plutôt que d’autres ?

Rappelons que ces cours furent les derniers de Gilles Veinstein et, de ce fait, ceux qui ont donné lieu à moins de publications scientifiques de sa part. Alors que ses recherches sur les sultans et la dynastie ottomane, et ses cours sur les relations de l’Empire avec l’Europe aboutirent respectivement à des ouvrages à quatre et à six mains, les leçons sur les « esclaves du sultan », hormis quelques articles sur des aspects spécifiques traités en cours, représentent la partie encore immergée de sa réflexion. Par ailleurs, en dehors d’articles ponctuels et de l’étude fondamentale, mais désormais datée, d’İsmail Uzunçarşılı, peu d’ouvrages ont traité de la question. Cette timidité est d’autant plus surprenante que les kul (terme que G. Veinstein tient à traduire par « esclave » et non par « serviteur » du sultan, comme l’ont fait d’autres historiens) ont depuis toujours retenu l’attention et inspiré l’imaginaire des observateurs occidentaux de l’Empire ottoman. Les janissaires, la « redoutable » armée de fantassins, ainsi que le devşirme, le « cruel » ramassage de jeunes garçons chrétiens, ont été parmi les institutions de l’Empire ottoman à l’origine de la représentation ambiguë que l’Occident chrétien s’est faite du « terrible » Turc, objet à la fois de fascination et de réprobation.

Gilles Veinstein ne s’en cachait pas : il avait le projet d’écrire un livre à partir des hypothèses formulées lors de ses cours au Collège sur ce sujet qui lui tenait à cœur. Le fait que les notes préparatoires aux cours, retrouvées parmi ses papiers, soient rédigées de façon particulièrement scrupuleuse pourrait être un indice supplémentaire de sa volonté de les publier. Au demeurant, l’apparition d’un texte « rédigé » correspond au début de la diffusion en podcast des cours au Collège de France en 2008. On pourrait donc supposer aussi que la présence d’une trace écrite particulièrement rigoureuse est due au souci d’une présentation orale impeccable.

À la lecture de ces notes, il apparaît clairement que Gilles Veinstein avait l’habitude de rédiger ses cours longtemps à l’avance. Seules les introductions de ses leçons étaient préparées la veille des séances. Aussi la numérotation des pages des notes manuscrites par des chiffres arabes suit-elle l’ordre des séances, tandis que les pages des différents incipit sont scandées par des lettres. En rédigeant ses introductions la veille de ses cours, Gilles Veinstein pouvait y insérer des rappels de ce qu’il avait présenté lors de la séance hebdomadaire précédente ainsi que des précisions sur un aspect qu’il n’avait pas pu traiter de façon approfondie. Cela lui permettait ainsi de répondre aux réactions que ses observations et ses commentaires avaient suscitées dans l’auditoire. (…)

Le temps est venu de laisser la parole à Gilles Veinstein, qui n’a pas été qu’un maître pour moi, mais aussi un ami. Je lui serai toujours reconnaissante de m’avoir formée aux études ottomanes et de m’avoir guidée à l’« écoute » des sources. L’édition de ces cours tenus au Collège de France de 2009 à 2010 a été pour moi l’occasion à la fois de m’acquitter d’une dette et de renouer un dialogue prématurément interrompu.

Elisabetta Borromeo.

Leçon du 6 janvier 2009

Bonjour Mesdames et Messieurs. Je suis heureux de vous retrouver.
Le cours des trois dernières années a été consacré à la diplomatie ottomane en Europe, sous différents aspects. Nous y avons vu l’État ottoman exprimant ses forces et ses faiblesses dans ses relations avec le monde extérieur. Je vais laisser à présent ce thème de côté. Certaines questions plus techniques concernant la diplomatie seront encore abordées dans le cadre du séminaire, mais pour ce qui est du cours, je vais nous transporter davantage à l’intérieur de cet État ottoman, au cœur même de son fonctionnement, en l’appréhendant dans ce qu’il a peut-être de plus spécifique par rapport aux États européens contemporains. Je traiterai en effet plus particulièrement de ce qu’on peut désigner comme les esclaves du sultan ou, pour rester plus proche de la formulation ottomane, les « esclaves de la Porte » (kapıkulları). Comme l’expression l’indique, ce sont bien des esclaves, partageant avec l’ensemble de la population servile de l’Empire ottoman bien des traits inhérents à cette malheureuse condition. Mais, en même temps, par d’autres traits et notamment par le rang qu’ils tiennent dans l’État et la société, ce sont des esclaves bien distincts des autres et bien différents aussi de l’idée que nous sommes accoutumés à nous faire de ce qu’est un esclave. D’autre part, ces esclaves du sultan ottoman participent d’un phénomène beaucoup plus ancien qui n’est pas propre à l’Islam mais qui, à partir de l’Empire abbasside au ixe siècle de notre ère, a connu dans plusieurs régimes musulmans successifs un développement et une place d’une grande importance. Je veux parler de ce qu’on appelle l’esclavage militaire, ou de manière plus juste parce que d’une acception plus large, l’esclavage gouvernemental ou étatique. En un sens, dans ce domaine comme dans bien d’autres, l’Empire ottoman ne fait que s’inscrire dans la suite des États musulmans antérieurs. En même temps, ici comme ailleurs, il renouvelle sur plusieurs points l’institution ancienne, à commencer par certaines modalités de recrutement de ces esclaves de la Porte qui sont une originalité du régime ottoman.

Préambule de Gilles Veinstein.

Les cours de Gilles Veinstein en ligne

Se procurer les ouvrages

Les Ottomans par eux-mêmes

Sous la direction d’ Elisabetta Borromeo et Nicolas Vatin

Livre broché, couverture à rabats – 16 x 24 cm – 480 pages. Bibliographie, Index

En librairie le 7 février 2020 – EAN13 : 9782251450711 – 26,50 €


Gilles Veinstein, Les Esclaves du Sultan chez les Ottomans.
Des mamelouks aux janissaires (XIVe-XVIIe siècles)

Livre broché, 15 x 21,5 cm, 432 pages, Index, Bibliographie

En librairie le 7 février 2020 – EAN13 : 9782251450728 – 27 €


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