
Rassemblés en un coffret de deux tomes, publié dans la collection Encre Marine des Belles Lettres ce mois-ci, vous trouverez les textes suivants :
Tome I – Présentation de Rossella Saetta Cottone ❧ La Nuit et les enfants de la Nuit dans la tradition grecque ❧ Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots ❧ Mythologie ou la famille olympienne
Tome II – Études présocratiques I ❧ Études présocratiques II ❧ Parménide et ses successeurs immédiats ❧ Choix d’articles : Sur quelques interprétations modernes de la pensée d’Anaximandre – Pour un nouveau tissu linguistique de la philosophie – Avec Gaston Bachelard vers une phénoménologie de l’imaginaire – Entretien sur Héraclite – La fin des traditions – Sur un monothéisme grec
Édition revue et corrigée par Alexandre Marcinkowski
Clémence Ramnoux

Normalienne, agrégée de philosophie, docteur ès-lettres, Clémence Ramnoux (1905-1997) a enseigné à l’université d’Alger (1958-1963) avant d’intégrer la faculté des lettres et des sciences humaines de Nanterre de 1965 à 1975. Cette brillante helléniste, disciple de Dumézil, Bachelard et Cherniss, a consacré sa recherche et ses réflexions aux auteurs présocratiques tels Héraclite, Empédocle ou Parménide et à la pensée religieuse de la Grèce archaïque. Pour ce faire, elle élabora une méthode de recherche interdisciplinaire, redevable de l’histoire des religions, de la philologie, de la philosophie et de la psychanalyse.
Ci contre : Dessin à la mine de plomb de Michel Denis à partir d’une photographie de Clémence Ramnoux, reproduit dans le tome I

Tome I
Dans ce premier volume se trouvent rassemblés les trois premiers ouvrages (La Nuit et les enfants de la Nuit dans la tradition grecque, Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots, Mythologie ou la famille olympienne) de cette grande helléniste qui font toujours autorité. À chaque fois l’auteur a proposé de nouvelles traductions des textes présocratiques.
Clémence Ramnoux n’étudie pas seulement l’évolution du mythos au logos, en s’attachant à démontrer le passage du nom des puissances divines à l’abstraction philosophique, elle s’est également intéressée aux fragments d’Héraclite en proposant une lecture non plus fondée selon la division traditionnelle – cosmologie, anthropologie, logique – mais sur une nouvelle méthode de groupement des formules de mots. Dès lors, elle éclaire les fragments d’Héraclite, en se mettant à l’écoute des mots, de leurs jeux, de leurs résonances, de leurs échos pour les entendre philosophiquement et les comprendre dans leur unité, nous faisant oublier le surnom que la tradition lui donnait : « Héraclite l’Obscur ».
Dans sa présentation, Rossella Saetta Cottone dit la dette immense de la recherche française envers Clémence Ramnoux qui a su dépasser les clivages disciplinaires pour aborder une question capitale de notre culture comme celle de la naissance de la pensée rationnelle.

Tome II
Dans ce second volume consacré essentiellement aux études présocratiques, Clémence Ramnoux reconnaît l’apport de Nietzsche en montrant que le retour aux sources archaïques permet de comprendre comment de l’éloignement progressif des dieux vont naître les commencements de la philosophie. Cette dernière se détachera peu à peu du mythe (encore largement présent chez Platon), pour faire émerger la pensée abstraite, toujours en mutation, fille adultérine de la pensée archaïque. C’est à l’aune de ces rencontres agonistiques entre penseurs anciens que la philosophie s’affirmera. Dans une suite d’articles sur les présocratiques, on découvre ce glissement du mythe à la pensée rationnelle, déjà en germe avant Socrate.
Avec la traduction commentée du Poème de Parménide, l’auteur montre l’importance de la transmission des textes anciens dont il faut aussi savoir faire une étude critique.
Un choix d’articles peu connus, jusqu’alors dispersés et difficilement accessibles, permet de mieux comprendre les relations complexes – à la fois complices et novatrices – de Clémence Ramnoux avec la pensée contemporaine, notamment avec la psychanalyse et avec la philosophie de Bachelard.

Cette nouvelle édition en deux volumes des œuvres majeures de Clémence Ramnoux, entièrement revue et corrigée, est enrichie d’une Table de concordances des fragments orphiques, d’un Index des sources, d’un Index général, d’une Bibliographie raisonnée des œuvres citées par l’auteur et d’une Bibliographie de ses œuvres et des articles qui lui ont été consacrés.

La Vie et la mort
Extrait du chapitre II de Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots, pages 260-263 du Tome I.
En représentant le Sommeil et la Mort comme des frères jumeaux, également terribles et doux, la tradition grecque réalisait un désir de l’homme : puisse-t-il n’être pas plus difficile de mourir au bout de la vie que de s’endormir après une journée de fatigue et de peine ! Sur ce thème, l’ingéniosité humaine a développé des variations subtiles, en Grèce et ailleurs. Comme par exemple : imaginer des alternances de vie et de mort, sur le modèle expérimenté des alternances de veille et de sommeil, mais avec une mesure plus ample que la mesure des jours et des nuits. Ou encore : renverser les sens et les valeurs : « la nuit, le cœur est éclairé d’yeux, le jour, le lot des mortels est de ne pas voir ». Par un jeu plus subtil encore : ordonner les expériences en échelle, en invitant à sauter à l’échelon inconnu, quelque Vigilance pour les Gardiens des vivants et des morts. Il faut considérer ces jeux, en images et en paroles, comme des exercices d’entraînement destinés à apprivoiser la mort ou à apprivoiser l’homme à la mort.
Quelque comparaison qui se présente, il est sans doute vain de leur chercher soit des origines étrangères, soit des transmissions compliquées. Ces jeux font-ils autre chose que de reproduire au niveau du discours des mécanismes imaginaires très simples ? L’origine la moins incertaine serait le jeu de « coucou la voilà », tel que toutes les enfances le pratiquent, les barbares aussi bien que les grecques.
L’enfant trouve du plaisir à faire disparaître de son champ visuel un objet familier et à le voir réapparaître. Ce plaisir a naguère sollicité l’attention de nos sages. L’un d’eux n’a-t-il pas pris sa méditation comme point d’appui pour opérer le grand mouvement tournant de sa doctrine. Selon Freud, l’enfant obéirait à une compulsion : répéter le geste ou la syllabe qui chassent et qui rappellent, afin de retrouver des émois en chaîne, culminant dans la surexcitation de l’objet réapparu. Il s’exercerait ainsi à maîtriser une angoisse, dont le premier modèle serait l’angoisse de la mère absente. Et c’est bien l’angoisse de la grande Absence que l’homme éternel enfant s’exerce à maîtriser : soit qu’il évoque le retour des disparitions et des apparitions à l’infini, ou qu’il convertisse l’émoi du moment négatif au moment positif et en fasse un moment de fascination.
Il faut savoir gré aux maîtres archaïques d’avoir composé leur sagesse avec les jeux de l’enfant, et ce faisant, d’avoir travaillé pour les hommes de tous les temps, bien plus sûrement encore qu’en formulant les balbutiements de l’atomisme. Il faut savoir gré en particulier au maître d’Éphèse d’avoir composé sa sagesse avec les formules quasi nues d’un jeu pur. Tout ce qu’on y surajoute est idéologie. Mais la propreté des formules se passe d’idéologie. Une idéologie représente quelque chose de l’homme, quel qu’en soit le nom, émigrant d’ici là-bas, avec aller et retour. La conversion de l’émoi s’opère alors en posant l’accent négatif ici, sur le monde prochain et tout familier, et l’accent positif là-bas, sur le monde lointain et tout redouté. La Grèce l’a opérée. L’origine est peut-être ailleurs, mais la découverte des transmissions est à affecter d’un point d’interrogation ; car l’origine est probablement en plusieurs endroits. Quoi qu’il en soit, l’idée trouvée, une question était inévitable : combien de fois cela recommence-t-il ? Et elle change d’accent. Elle tend à perdre l’accent que le disciple de Socrate y met encore dans le Phédon : la peur du dernier départ sans retour. Et à prendre celui que le génie d’Empédocle y met déjà dans les Purifications : la peur d’un retour sans fin !
Quant à la métaphore de l’âme dévêtue et revêtue d’un corps, à la façon dont le corps se dévêt et se revêt d’un vêtement, quitte à en user plusieurs, elle suppose le dualisme somato-psychique constitué. C’est précisément sa constitution qui est en question. Il est douteux qu’Héraclite possède une anthropologie dualiste. Le mot psyché prend dans les formules un sens complexe difficile à réduire : quelque chose entre une fumée et ce que les modernes appellent une âme. En tout cas un sens à reconstituer, comme besogne préalable à toute solution du problème de l’immortalité. Le jeu des formules fait ressortir un philosophème autre, et autrement précieux, à savoir : que l’expérience se lit à double sens, le sens d’une mort recommencée, le sens d’une naissance renouvelée. L’homme se maintient en santé en combattant sa maladie. Il vit en combattant sa mort : à tous les moments que tout le monde appelle vivre, y compris celui que tout le monde appelle mourir. Mais il faut savoir choisir son sens, ou plutôt savoir garder les deux.
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La fin des traditions (rédigé sur le mode de la méditation)
Tiré du choix d’articles clôturant le Tome II, pages 657-661.
Me voici à présent assise en ma bibliothèque, en train de lire et d’écrire en ma langue. Le livre que je viens de lire me rappelle qu’aucune de mes cellules vivantes n’est jamais morte, puisque chacune s’est séparée d’une autre vivante, et celle-ci d’une autre encore jusqu’à la cellule germinale, elle-même formée à partir d’un « germen », et ainsi de suite jusqu’à l’insaisissable origine de la lignée. Que dis-je ? des multiples lignées qui ont contribué à fournir les « gènes » dans les torsades spiralées de son propre « germen ». Pourtant la mort d’un seul individu, unique en la combinaison de ses « gènes », anéantit d’un coup le capital génétique accumulé en ses cellules. C’est un mode de développement que les spécialistes expriment par une courbe « en dents de scie ». Songeant à la prochaine catastrophe, me vient la pensée consolante que des groupes au moins des mêmes gènes, ou de gènes tout pareils, un fragment de l’héritage revit dans une autre combinaison, elle-même unique, dans les torsades spiralées des cellules de multiples neveux, ou de cousins mal connus.
Toutes les pensées que j’ai formées au jour le jour je me les suis dites à moi-même, et partiellement à d’autres, ou je les ai écrites dans ma langue maternelle. Qui a écrit son journal a laissé la trace d’une expérience que d’autres hommes, ses propres descendants, ses neveux, de lointains cousins, d’autres encore, pourvu qu’ils sachent lire la même langue, revivront en l’intégrant à leur propre expérience. Qui n’a pas écrit son journal se l’est parlé à l’intérieur, comme on dit de son « âme », en formant dans sa langue maternelle un discours, comme on dit, tout « intérieur ». La parole échangée au jour le jour avec d’autres hommes a modifié la matrice de la langue, laissant la trace infime d’un passage. Ici à présent assise en ma bibliothèque, parmi les livres choisis un par un au cours d’une vie studieuse, je dis que le tissu croisé de multiples expériences de divers âges, constitue un destin unique accroché à ma mémoire, que la mort déjà en progrès déjà avancé de mes cellules cérébrales (lesquelles comme on sait ne se reconstituent pas) décomposera, comme mes héritiers disperseront les livres de l’héritage. Songeant à cette prochaine catastrophe, me vient la pensée semi-consolante que les traces piétinées de mes propres chemins auront élargi, peut-être, les chemins pour d’autres passages. Trop de mots, trop de paroles échangés avec d’autres hommes auront modifié, quelque peu, la matrice de la langue où se formeront de nouvelles conversations. Par ma langue maternelle, et principalement par elle, je participe, comme on dit, à une « culture ». Mon pauvre chemin s’y croise et s’y décroise avec d’autres chemins, tramant ainsi sur une chaîne de langue maternelle un tissu dont les fils sitôt rompus sont remplacés : au point de rupture, un très léger accident laisse une trace à peine discernable dans le tissu. Ma rêverie s’enveloppe, non sans quelque douceur, en ce toujours vivant linceul.
Entre mes livres j’ai déposé à part, non sans piété, avec un peu d’ironie, les livres que ma tradition appelle LE LIVRE. Il en existe plusieurs exemplaires dans ma bibliothèque, dont un très beau. J’ai aussi rangé tout près les livres que les hommes d’autres traditions appellent aussi LE LIVRE. Je l’ai fait avec piété. Je ne lis pas LE LIVRE comme on lit tous les livres. J’y mets de la solennité. J’invente des rites. Il m’arrive même de ranger parmi LES LIVRES d’autres encore qu’on n’a point coutume d’y ranger : tout simplement l’histoire de ma propre nation, et des autres nations, que j’aime lire à la façon dont on lit LE LIVRE, en y cherchant quelque sagesse, en y trouvant, à l’occasion, le point d’ancrage d’une oraison. Rien que d’avoir fait cela, avec piété, et un peu d’ironie, rien que de l’avoir fait témoigne pour quelque chose de grave : pour un état singulier de ma tradition, nommément la Chrétienne, tel que ni moi, ni d’autres hommes sans doute, ne pouvons plus ne pas appartenir à une tradition, et en témoigner ; ni ne pas prendre distance vis-à-vis de ce qu’on appelle précisément une tradition. Qu’est-il donc arrivé ? Cette tradition en moi-même et sans doute en d’autres hommes chargés de la faire vivre, a perdu son moment de l’exclusivité. Ce moment de l’exclusivité, pourtant, je le crois nécessaire à une tradition pour qu’elle opère une instance formatrice : non pas certes pour donner, comme on dit, des informations, non pas même des informations sur un royaume dont le Seigneur jouerait avec ses Anges, mais pour in-former, jeter d’avance les lignes structurantes d’un modèle de conduite, et d’homme, structurant jusqu’au régime de ses passions, et, pourquoi pas, jusqu’à sa chair, intervenant dans le patrimoine génétique par le biais du régime pour les accouplements permis ou défendus. Un modèle pour les hommes pour réussir leur forme, leurs couples, leurs mariages, et l’architecture de leur cité. Oui, un moment de l’exclusion nécessaire pour que l’architecture de la cité ne s’abâtardisse, pour que la langue maternelle reste belle, et que le souffle des vivants continue d’y animer des poèmes. Je pense ce moment de l’exclusion nécessaire, et pourtant moi-même, d’autres chrétiens aussi sans doute, avons perdu le moment de l’exclusion. Nous aimons notre tradition ; elle sert de matrice à notre méditation, mais encore en la mettant à distance comme les autres, parmi les autres. Nous acceptons que les valeurs des autres, en éclairant les nôtres, fassent scintiller des facettes cachées de notre propre joyau. Non seulement j’accepte ces jeux de lumière à la rencontre des traditions venues de tous les azimuts du monde, mais je les pratique, tout en pressentant le danger. Je pressens qu’ils préludent à une plus grave épreuve, comme si (et pour ce dire j’ai besoin de recourir à la langue imagée du mythe) comme si un Maître Fondeur allait concasser dans son creuset tous les joyaux pour créer une autre substance. Cette distance que moi-même et d’autres avons prise, pour écarter les problèmes posés par trop de savoir, trop d’informations venues des quatre continents, et de tous les azimuts de l’horizon, cette distanciation prélude à quelque catastrophe, auprès de laquelle la prochaine mort de mes cellules depuis l’origine jusqu’à présent toujours vivantes, et la dispersion des livres, et l’incendie des grandes bibliothèques ne sont rien.
Nous donnons donc aux religions le rôle de formatrices, en acceptant que plusieurs co-existent : mais ce n’est plus de la tolérance. C’est le pressentiment, au moins, et même le commencement d’une épreuve, plus sérieuse que le dépouillement de la chair, que l’adultération de la patrie ou le brouillage de la langue maternelle. Nous sommes tous déjà dans l’épreuve, ceux de notre tradition et aussi les autres, ceux qui prennent leur distance et ceux qui se séparent avec fracas, ceux qui opèrent leur conversion vers la seule science, et ceux qui l’opèrent vers une autre tradition, comme s’il était possible de changer de religion à la façon dont on change de syndicat ; et ceux encore qui remplacent la religion par le parti, avec un moment de l’exclusion marqué et agressif ; tous nous sommes (mythiquement exprimé) dans le creuset du Maître Concasseur. Nous obéissons à une dérive de plus en plus perceptible, sans savoir ni quelle force la pousse, ni où elle va.
Telles sont les signes de notre temps. L’histoire nous a appris à découper des âges, à délimiter des aires et des ères de culture. Ce qu’on appelle « culture » n’est d’ailleurs qu’un découpage trans-politique pratiqué par des historiens. De temps en temps les historiens remodèlent leurs découpages. Aucune coupure pourtant ne coïncide, n’a coïncidé jusqu’à présent avec la catastrophe de toutes les lignées génétiques présentées à la fois sur une aire, ou sur un territoire ; bien que les âges catastrophiques aient connu des chutes brutales de la population, et le brassage avec les envahisseurs qui ne parlent pas la même langue, ou le font mal. Pourtant des générations nouvelles n’ont pas cessé de bourgeonner sur les « phyla » non anéantis depuis leur insaisissable origine. Et les hommes présents à la fois sur le territoire n’ont pas cessé de converser, fût-ce sur le mode de la dispute. Pour signaler un âge catastrophique les historiens choisissent le repère de l’événement traumatisant : la chute de Rome, la fermeture des écoles grecques, l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. Pour le cerner de plus près, philologues et philosophes à présent pratiquent le découpage et l’élaboration d’un « champ idéologique », difficile d’ailleurs à cerner autrement que par le truchement d’un « champ sémantique », affleurant au niveau de la parole et de l’écriture : un système de signes qui s’est organisé par le labeur semi-conscient de tous, promu au rang de principes, en quelque cas favorables, par le labeur un peu plus conscient des plus sages. On parle de la rupture d’un champ, et de sa restructuration : dans le cas favorable, d’une logique, dont la démarche se transposerait de l’organisation du discours à la construction des monuments. Les écrivains promeuvent les signes de la réforme, et le font le plus souvent sans le savoir. Il appartient aux philosophes, dans le cas le plus favorable, d’ériger en système catégorial les structures recréées par le travail semi-conscient de tous.
J’ai cru naguère pouvoir saisir le commencement de la philosophie, en Grèce, et ses recommencements ailleurs, dans un travail de purification : elle dépouille un noyau des noms divins, et des légendes, qui tournent autour ; elle arrache au mythe fondateur des « philosophèmes », à restituer autrement : avec des mots simples promus à dignité nouvelle, des verbes empruntés à la langue de tous les jours, pour mieux dire l’essentiel de la même chose, ou pour trouver moyen de dire « encore une autre Chose ». Cela, déjà, en un âge qui fut critique. J’ai cru pouvoir assigner à la philosophie la mission, dans un âge critique, de sauver de l’expérience religieuse d’un peuple, et de son expérience tout court, quelque chose d’essentiel, précisément une « essence ». Avec plus de modestie, plus de sens critique, ou plus de prudence, je lui assigne encore parfois la décevante tâche de construire avec ses édifices conceptuels un pont, sur la béance ouverte entre une religion en perte d’exclusivité, une foi en perte de naïveté, et les nouveaux savoirs rationnels ou les conduits civiques en effervescence. Pont fragile qui n’a ni la puissance in-formatrice du mythe, ni la rigueur des savoirs dont elle décalque les modes d’expression. Dans le cas le plus favorable, elle élaborait consciemment le champ sémantique surgi du travail semi-conscient de tous ; elle hisserait à niveau de conscience les structures structurantes que le mythe habille d’images. Le mythe et le rite, pourtant, véhiculent plus efficacement la puissance structurante des champs. Peut-être revient-il à la philosophie, en ces âges où les aspects doxiques, mythico-doxiques des religions se décomposent, de recueillir la trace du retrait de l’Origine : l’insaisissable Principe d’un re-commencement, ou d’une re-naissance, ou d’une ré-surrection, à venir à perpétuité.
C’est pourquoi, aux sages qui écrivent beaucoup pour édifier leur système, je préfère les sages qui parlent peu à peu avec des formules denses, dans le style des « pensées », ou des « dits de sagesse ». Il m’arrive aussi de définir le sage par son pouvoir de silencieuse distanciation, retenant de préférence parmi les philosophes ceux qui ont pu prendre finalement leur distance vis-à-vis de leurs propres « pensées », et de leur « écriture ». Si pourtant on me demande, si je dois dire encore quelle « essence » j’ai cru sauver, quel « philosophème » j’ai retenu de ma culture, l’antique et la Chrétienne, j’essayerai de répondre ainsi : accueillir l’événement tel qu’il tombe, sinon avec une « grâce » qui ne m’appartient pas, au moins avec une attente, et presqu’un désir, bandé vers le re-commencement, la ré-surrection ; et ceci, à tous les « présents » de l’événement toujours en train de-mourir-et-de-naître, y compris le moment de la catastrophe de mes cellules : si la grâce m’en est faite, si je le puis.
Se procurer le coffret des Œuvres de Clémence Ramnoux

Clémence Ramnoux, Œuvres, I & II
Edition revue et corrigée par Alexandre Marcinkowski
2 volumes brochés sous coffret, 18 x 24 cm, XLIV + 1556 pages – Illustrations noir et blanc et planches couleurs, Bibliographie, Index.
En librairie le 17 janvier 2020 dans la collection Encre Marine – EAN13 : 9782350881799 – 65 €
Vient également de paraître :
FEMMES SAVANTES. De Marguerite de Navarre à Jacqueline de Romilly
Sages, souvent téméraires, ces douze « femmes savantes » ont pour point commun leur engagement en faveur des lettres anciennes.
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