Littérature persane : le Livre des Rois de Ferdowsi dans une édition d’exception

Récit fondateur de la culture iranienne, sans équivalent dans la littérature mondiale, le Shâhnâmeh ou Livre des Rois, a été composé en persan au début du XIe siècle par le poète Ferdowsi. Pierre Lecoq en donne la première traduction intégrale en vers, enluminée par cinquante miniatures d’un manuscrit du XVIe s. Une co-édition Les Belles Lettres / Geuthner.

Les auteurs

Poète persan du Xe siècle, Ferdowsi consacra la plus grande partie de sa vie à la rédaction de l’épopée Shâhnâmeh (Le Livre des Rois), composée de près de cent mille vers et aujourd’hui considérée comme un texte majeur pour la littérature persane et l’Histoire du monde.

Traduction Pierre Lecoq est directeur honoraire de l’École Pratique des Hautes Étude (IVe section), où il a occupé la chaire de Philologie et Linguistique iraniennes. Il a également enseigné à Paris III (Sorbonne-Nouvelle), à l’Inalco (Langues Orientales) et l’épigraphie iranienne à l’École du Louvre. Son intérêt pour l’Iran ancien l’a amené à publier Les inscriptions de la Perse achéménide (Gallimard, 1997) et Les Livres de l’Avesta (Le Cerf, 2016). Il s’est également intéressé aux dialectes modernes : Recherches sur les dialectes kermaniens (Acta Iranica, 2002).

Préface – Nahal Tajadod, née à Téhéran, quitte l’Iran pour s’installer à Paris en 1977. Femme de lettres d’expression française, elle a reçu en 2007 le Grand Prix de la francophonie pour l’ensemble de son oeuvre. On lui doit entre autres Mani le Bouddha de Lumière. Catéchisme manichéen chinois (Le Cerf, 1990), Les Porteurs de lumière : l’épopée de l’Église de Perse (Albin Michel, 2008), Roumi le brûlé (Lattès, 2004) et Les Simples Prétextes du bonheur (Lattès, 2016).


L’Iran s’était égaré. Il se croyait perdu. Un livre, le Shâhnâmeh, lui a rendu sa langue, c’est-à-dire son sang, son âme.

Nahal Tajadod, préface.

” Comme tout Iranien, du simple fermier au psychanalyste, j’ai été élevée avec le Livre des Rois. Enfant, je pensais donner le nom des personnages du poème à ma progéniture. […] Toujours enfant, il m’arrivait de surprendre mes parents, tous deux auteurs, lisant le Shâhnâmeh et versant par moments quelques larmes. Comme si le rythme du motaqâreb, propre à la poésie épique, entrait, immédiatement, en connexion avec leur être profond. Ils m’avaient aussi appris à réciter un vers attribué à Ferdowsi, à chaque fois que je passais devant la statue du poète, érigée sur une des places de Téhéran, qui porte d’ailleurs son nom. Après trente années de labeur, Ferdowsi proclamait avoir réussi à réanimer les Iraniens d’abord par leur langue. Ils étaient morts et il leur avait injecté du sang nouveau, il avait réveillé leur cœur. Il avait ressuscité,vivifié,stimulé les Iraniens par un organe vital, leur langue, ce moyen-perse qui agonisait depuis la chute des Sassanides et la conquête des Arabes au VIIe siècle, qui eut pour conséquence l’emprise de la langue arabe sur la littérature et la science iraniennes.

Un des ciments de la culture iranienne – le ciment principal ? –, est en effet sa langue, le persan, et nous le devons, incontestablement, à Ferdowsi.

En écoutant la voix de mes parents lire le Shâhnâmeh, en le récitant à l’école et en l’étudiant à l’Université, je n’ai jamais eu l’impression d’évoluer dans une œuvre poussiéreuse, rédigée au début au XIe siècle, à l’est de l’Iran. Les femmes du Shâhnâmeh m’ont semblé libres et même parfois insoumises. Elles choisissent leur époux, elles demandent leur main, elles harcèlent leurs amants, elles convolent avec des étrangers. Roudâbeh, la mère de Rostam, le héros national, met son enfant au monde par l’incision de la paroi abdominale, technique enseignée par l’oiseau mythique Simorgh et appelée plus tard, selon la tradition romaine, la « césarienne ». (…)

Dans le Livre des Rois, chaque récit peut se lire sur plusieurs niveaux, comme l’histoire de Rostam et de Sohrâb, ce père qui tue son fils, en « ignorant » son identité. On pourrait se contenter de cette interprétation, mais Ferdowsi nous offre une autre lecture, qu’on peut appeler un infanticide. Dans la lutte pour sauvegarder la patrie, Rostam a délibérément sacrifié son fils qui combattait dans le camp adverse.
Qui est le coupable ? Qui la victime ? (…)

Il ne faut pas lire ce texte en restant au niveau des personnages et de l’action. Ce n’est pas un roman d’aventures ou un livre de morale, c’est un ouvrage fondateur. Il faut aller au plus profond,dans les secrets des cœurs, là où le poète a caché l’essentiel. Pas de règle formelle ici : dans un grand livre, chacun se retrouve, s’il veut se donner la peine de quitter la surface des choses. À un moment donné, le lecteur, qu’il le veuille ou non, se retrouve face à lui-même. Il découvre, en ce qui le concerne, des sentiments, des désirs, des colères qu’il ignorait, et que le poète lui révèle.

En traduisant l’intégralité du Shâhnâmeh en vers, Pierre Lecoq offre, cent-cinquante ans après la traduction en prose de Jules Mohl, un nouveau souffle à cette épopée majeure. Son travail de recherche, de documentation, de composition, d’inspiration, est tout aussi remarquable que celui de Ferdowsi, qui n’hésita pas à puiser dans des textes plus anciens et notamment dans d’autres Livres des Rois.

Pierre Lecoq présente aux lecteurs français le livre de tout un peuple, comme un miroir tendu, profond et quelquefois impitoyable. N’en va-t-il pas de même de l’Iliade et l’Odyssée en Grèce, l’Énéide à Rome, le Mahâbhârata en Inde, Gilgamesh en Mésopotamie, et même La Chanson de Roland en France ? (…)

Chaque vers de cette traduction – libre ou semi-libre, de dix à treize pieds –, est comme un rhizome à la recherche de ses semblables sous d’autres terres, sous d’autres cieux. Dans ce territoire mal connu où nos faiblesses nous unissent alors que nos forces nous opposent.

Cette traduction est aussi un geste : « Regardez l’Iran par la lucarne de Ferdowsi ! » Aujourd’hui menacé, incompris, sanctionné, l’Iran ne demande qu’à être vu, tout simplement. (…)

J’ose espérer que, dans quelque temps, grâce à la traduction de Pierre Lecoq, les récits du Shâhnâmeh, aussi bien légendaires qu’historiques, trouveront leur écho parmi le public français. Et qu’une Iranienne qui s’appellera Gordâfrid n’aura plus besoin d’épeler son nom. “

Extraits de la préface de Nahal Tajadod.



Shâhnâmeh, aux origines du persan d’Iran

Extraits de l’introduction de Pierre Lecoq.

Peu de peuples peuvent s’enorgueillir d’avoir un grand poète aussi emblématique que l’est Ferdowsi, pour les peuples de langues iraniennes. Le Livre des Rois est un jalon dans l’histoire de l’Iran. Il marque la fin d’une époque glorieuse qui s’était déroulée au fil des siècles, avec tout d’abord l’Empire mède, puis Cyrus et l’immense empire des Achéménides, qui avaient fait trembler la Grèce. Elle s’était poursuivie avec la chevauchée intrépide des cavaliers parthes, dont la dynastie des Arsacides avait harcelé à son tour l’Empire romain. Les Sassanides, enfin, rivaux obstinés des Byzantins, avaient clos ce long chapitre de l’histoire iranienne ancienne. Toutes ces actions héroïques ne laissent pas de hanter encore aujourd’hui l’âme des Iraniens, qui revivent cette époque grâce aux vers immortels de Ferdowsi.

Mais le Livre des Rois marque aussi l’aube d’une nouvelle ère, qui se dégage peu à peu au cours de la deuxième moitié du premier millénaire. Au moment où le royaume des Francs nous offre la Chanson de Roland, poème annonciateur d’une nouvelle langue française, Ferdowsi jette les bases d’une langue rénovée, qui sera illustrée plus tard par les chefs-d’œuvre de tant d’éminents poètes persans. Il permet la formation d’une langue littéraire, le persan d’Iran, au détriment d’un persan « oriental », dont la renaissance s’était faite dans l’est iranien. (…)

Ferdowsi a commencé la composition du Livre des Rois, en 976-977, peu après la mort du poète Daqiqi, disparu prématurément. Celui-ci avait commencé à rédiger un ouvrage du même titre. Ferdowsi fut aidé financièrement par un certain Mansour, fils d’Abou Mansour Mohammad, un homme généreux et cultivé, qui avait pour le poète la plus haute estime. Cet homme honorable fut arrêté en 987 à Nichâpour, puis emmené à Boukhara, pour y être exécuté. Ce drame assombrit la vie de Ferdowsi et pas seulement sur un plan matériel. À partir de cette époque, on trouve dans le poème de fréquentes plaintes du poète sur les difficultés de la vie.

Il semble que le Livre des Rois fut composé, en plusieurs étapes : une partie vers 994, une autre vers l’an 1000. À mesure que le poème avançait, Ferdowsi se plaignait de plus en plus de la décrépitude physique que l’âge exerçait impitoyablement sur sa santé.

Enfin, à l’âge de 71 ans, en 1010, Ferdowsi termina son chef-d’œuvre, après 35 ans de labeur, mais la révision du Livre des Rois se prolongea jusqu’en 1018 ou 1019-1020. La date de sa mort reste controversée : 1019 ou 1025. (…)

La classe sociale à laquelle Ferdowsi appartenait, les dehqâns, propriétaires terriens, s’était sans doute rapidement convertie à l’islam, mais elle n’avait certainement pas tourné le dos au passé glorieux de l’Iran préislamique. Bien au contraire, elle avait à cœur de garder le souvenir des anciens rois. Ferdowsi ne fait que continuer cette tradition, mais avec le talent que confère le génie. Il faut se rappeler également qu’au IXe siècle, on assiste à une renaissance de la religion mazdéenne. La plupart des textes pehlevis que nous possédons datent de cette époque. Ferveur nationale et ferveur religieuse ne pouvaient que stimuler Ferdowsi et lui assurer un vaste public de lecteurs et d’auditeurs.

Les traditions épiques en Iran remontent, il est vrai, à la plus haute antiquité. On trouve déjà ce genre littéraire dans l’Avesta. Nombres de récits des anciens rois y figurent et certains seront repris indirectement par Ferdowsi. Après la conquête d’Alexandre, l’époque séleucide voit un processus d’hellénisation qui va éliminer tout un pan du passé iranien. Le souvenir de la prestigieuse aventure de l’Empire perse sera complètement effacé dans la mémoire collective de l’Iran. Même le nom de Cyrus disparaîtra et ne sera connu des Iraniens qu’au XIXe siècle. Seul survivra le nom d’un Dârâ, Darius, dont les actions sont mal connues. (…)

Ferdowsi a pu puiser toute sa documentation dans des manuscrits qui existaient encore à son époque. Il s’agissait probablement de textes traduits du pehlevi en persan. On a beaucoup discuté sur la question de savoir si le poète connaissait le pehlevi. Cela n’est pas impossible. Malgré la difficulté de l’écriture, la langue pehlevie n’était que du persan fort archaïque. Ajoutons que le mot pahlavi a cette époque est ambigu et ne désigne pas nécessairement la langue que nous appelons aussi moyen perse.

De toute façon, cette hypothèse n’est pas nécessaire. Beaucoup de textes avaient déjà été traduits en persan et dès le début de son œuvre Ferdowsi y fait allusion. Il a dû se livrer à un travail de recherche obstiné pour réunir le plus grand nombre possible de ces textes.

En outre, on ne doit pas non plus négliger une tradition orale encore fort vivace à son époque. Le poète évoque souvent ses informateurs. Toutefois, malgré d’opiniâtres recherches, le règne de certains rois était déjà tombé dans l’oubli et le poète s’est vu obligé de combler les lacunes par des considérations générales ou moralisantes. Ceci montre au moins qu’il n’y avait pas d’ouvrage unique contenant les règnes de tous les rois. (…)


Ferdowsi

Shâhnâmeh • Le Livre des Rois

Traduit du persan en vers libres et rimés par Pierre Lecoq. Introduction et index des noms propres par Pierre Lecoq.

Préface de Nahal Tajadod.

Illustrations complémentaires de Scott Pennor’s.

Les Belles Lettres / Geuthner. En librairie le 6 décembre 2019. Publié avec le soutien de la Soudavar Memorial Foundation et de la Région Île-de-France.

Livre relié sous couverture toilée, avec coupe-fil. Illustré en couleurs. 19 x 26 cm – 1740 pages. 93 €

EAN13 : 9782251450292


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