
Écrivain, journaliste et enseignant, Tamim Ansary est afghano-américain et vit à San Francisco. Il est l’auteur de plusieurs livres sur l’histoire de l’Afghanistan et sur les conflits contemporains. Destiny Disrupted: A History of the World Through Islamic Eyes publié en 2009, a remporté le Northern California Book Award en 2010, catégorie non-fiction.
Comment en est-on arrivé là ?
[…] Écolier à Kaboul, j’avais entendu parler d’un homme du nom de Djemal ad-Din al-Afghani. Comme « tout le monde », je savais que c’était une figure éminente de l’histoire musulmane moderne, mais je n’avais franchement jamais su pourquoi il avait acquis cette réputation, au-delà du fait qu’il avait épousé le « panislamisme », ce qui me semblait relever d’un chauvinisme musulman sans intérêt. À la lecture de Smith, j’ai compris que les principes fondamentaux de « l’islamisme », cette idéologie politique qui faisait tant de bruit autour de nous en 2001, avaient été élaborés plus d’un siècle avant par ce Karl Marx de « l’islamisme ». Comment son nom pouvait-il être ignoré de la plupart des non-musulmans ?
Je me suis replongé dans l’histoire musulmane, non plus à la recherche d’une identité personnelle, mais pour comprendre les évolutions inquiétantes que l’on pouvait observer chez les musulmans de mon temps : l’horreur afghane, le maelstrom iranien, les insurrections en Algérie, aux Philippines et ailleurs, les enlèvements et les attentats-suicides à la bombe au Moyen-Orient, le durcissement de l’islam politique extrémiste, et désormais l’émergence des talibans. Une lecture attentive de l’histoire me permettrait sûrement de comprendre comment on en était arrivé là.
Et peu à peu, j’ai fini par comprendre. J’ai fini par percevoir qu’à la différence de l’histoire de la France, de Malte ou de l’Amérique du Sud, l’histoire des pays islamiques, « là-bas », n’était pas un sous-ensemble d’une histoire mondiale commune à tous. Elle constituait plutôt, en elle-même, une autre histoire du monde, qui concurrençait et reflétait tout à la fois celle que j’avais essayé de constituer pour mon éditeur texan, ou celle publiée par McDougallLittell et pour laquelle j’avais écrit les « chapitres sur l’islam ».
Les deux histoires avaient commencé au même endroit, entre le Tigre et l’Euphrate, dans l’Irak antique, et étaient arrivées au même point, cette lutte mondiale dont l’Occident et le monde musulman semblaient être deux acteurs majeurs. Entre les deux, cependant, elles avaient traversé des paysages différents – et pourtant étrangement parallèles !
Oui, étrangement parallèles : ainsi, si l’on regarde en arrière du point de vue de l’histoire occidentale du monde, on voit qu’un grand empire a dominé tous les autres dans l’Antiquité. Cet empire, c’est Rome, où est né le rêve d’un État politique universel.
Mais si l’on regarde en arrière du point de vue de l’histoire musulmane du monde, on voit qu’un grand empire domine aussi tous les autres, incarnant lui aussi un État universel. À la différence près qu’il ne s’agit pas de Rome mais du califat de l’islam naissant.
Dans les deux histoires, le grand empire se fragmente parce qu’il devient tout simplement trop grand. L’empire décadent subit ensuite les assauts de barbares nomades venus du nord ; mais dans le monde musulman, le « nord » désigne les steppes de l’Asie centrale, et les barbares nomades ne sont pas les Germains mais les Turcs. Et dans les deux cas, les envahisseurs démembrent le grand empire et en font une mosaïque de petits royaumes, pénétrée d’une orthodoxie religieuse unique et unificatrice : le catholicisme en Occident, l’islam sunnite en Orient.
L’histoire du monde est toujours l’histoire de la manière dont « nous » sommes arrivés ici et maintenant, et sa forme dépend donc intrinsèquement de ce que l’on entend par ce « nous » et par cet « ici et maintenant ». L’histoire occidentale du monde présume traditionnellement que cet ici et maintenant est la civilisation démocratique industrielle (et postindustrielle). Aux États-unis s’y ajoute le présupposé que l’histoire du monde aboutit nécessairement à la naissance des idéaux fondateurs de liberté et d’égalité, et à l’émergence d’une superpuissance destinée à guider la planète vers ce futur idéal. Cette prémisse donne une direction à l’histoire et place le point d’arrivée quelque part sur la route que nous avons empruntée. Il nous rend sensibles à l’idée que tous les peuples vont dans la même direction, mais que certains sont plus éloignés du but, soit parce qu’ils sont partis plus tard, soit parce qu’ils avancent plus lentement, raison pour laquelle nous appelons leurs nations des « pays en développement ».
Quand le futur idéal envisagé par la société démocratique occidentale et post-industrialisée est considéré comme le point final de l’histoire du monde, la forme du récit aboutissant à l’ici et maintenant passe généralement par les étapes suivantes :
La naissance de la civilisation (Égypte et Mésopotamie)
L’Antiquité (Grèce et Rome)
Le Moyen Âge (essor du christianisme)
La Renaissance (et la Réforme)
Les Lumières (exploration et science)
Les révolutions (démocratiques, industrielles, technologiques)
L’essor des États-nations : la lutte pour l’empire
Les deux guerres mondiales (1914-1918, 1939-1945)
La guerre froide
Le triomphe du capitalisme démocratique
Mais qu’en est-il si l’on regarde l’histoire du monde d’un point de vue musulman ? Allons-nous nous contenter de nous considérer comme une version attardée de l’Occident, en voie de développement vers un même point d’aboutissement, mais de façon moins efficace ? Je ne le crois pas. En premier lieu, nous ne situerions pas au même endroit le seuil séparant l’« avant » et l’« après » : pour nous, l’année zéro serait celle de l’émigration du prophète Mahomet de La Mecque à Médine, son hégire, qui donna naissance à la communauté musulmane. Pour nous, c’est cette communauté qui incarnerait le sens du mot « civilisation », et le perfectionnement de cet idéal serait considéré comme le ressort ayant donné à l’histoire du monde sa forme et sa direction.
Dans les siècles derniers, cependant, nous aurions l’impression que quelque chose est allé à vau-l’eau, emporté par le flot. Nous constaterions que la communauté musulmane a cessé de croître, qu’elle s’est égarée, qu’un contre-courant perturbateur, une direction historique concurrente l’ont gagnée et contrariée. En tant qu’héritiers de la tradition musulmane, nous serions obligés de chercher le sens de l’histoire non pas dans le triomphe mais dans la défaite. Nous serions tiraillés entre deux tentations : changer notre conception de la « civilisation » pour nous régler sur le flot de l’histoire, ou combattre celui-ci pour le modeler sur notre idée de la « civilisation ».
Si le présent tronqué et attardé qui est celui de la société islamique est considéré comme l’ici et maintenant que doit expliquer l’histoire du monde, alors ce récit historique pourrait être organisé autour des étapes suivantes :
L’Antiquité : la Mésopotamie et la Perse
La naissance de l’Islam
Le califat : la recherche d’une unité universelle
La fragmentation : l’âge des sultanats
La catastrophe : les croisés et les Mongols
La renaissance : l’ère des trois empires
La pénétration de l’Orient par l’Occident
Les mouvements de réforme
Le triomphe des modernistes laïques
La réaction islamiste
Le théoricien littéraire Edward Saïd écrit qu’au fil des siècles, l’Occident a conçu un fantasme « orientaliste » du monde musulman, dans lequel un sentiment obscur d’« altérité » se mêle d’images enviées d’opulence et de décadence. Et en effet, dans la mesure où l’islam est entré dans l’imaginaire occidental, tel est plus ou moins le tableau.
Mais ce qui me paraît le plus étonnant, c’est l’absence relative de toute description. Au temps de Shakespeare, par exemple, la première puissance mondiale se situait dans trois empires islamiques. Où sont les musulmans dans le canon shakespearien ? Nulle part. Si l’on ne savait pas que les Maures sont des musulmans, on ne le devinerait pas en lisant Othello.
Nous avons donc, ici, deux mondes immenses côte à côte. Et ce qui est remarquable, c’est à quel point ces deux mondes se sont peu intéressés l’un à l’autre. Si le monde occidental et le monde musulman étaient deux individus, nous pourrions voir là des symptômes de régression. Nous pourrions nous demander : « Qu’est-il arrivé à ces deux personnes ? Se seraient-elles aimées un jour ? y aurait-il eu, entre elles, des violences ? »
Mais il y a, je crois, une autre explication, moins sensationnelle. Pendant un millier d’années, l’Occident et le cœur de ce qu’on appelle le monde islamique ont constitué deux univers séparés, chacun préoccupé par ses affaires internes, chacun se considérant au centre de l’histoire de l’humanité, chacun vivant un récit différent – et cela jusqu’au XVIIe siècle, quand les deux récits ont commencé à se croiser à contre-courant. L’Occident étant plus puissant, son courant l’a emporté et a contrarié le second.
Mais cette histoire subrogée ne s’est jamais arrêtée. Elle a continué de s’écouler sous la surface, pareille à un courant souterrain, et elle s’y écoule encore aujourd’hui. Si l’on s’essaie à relier les différents points chauds du globe – le Cachemire, l’Irak, la Tchétchénie, les Balkans, Israël et la Palestine, l’Iran –, on voit se dessiner les frontières d’une entité qui a disparu des cartes mais qui se bat et se débat encore dans son effort pour ne pas mourir.
Tel est le récit que je raconte dans les pages qui suivent, et j’insiste sur le mot « récit ». Ce livre n’est ni un manuel scolaire, ni une thèse de doctorat. Son propos ressemble davantage à celui que je pourrais tenir si nous passions un moment ensemble dans un café et si vous me demandiez : « Qu’est-ce que tu veux dire avec ton histoire parallèle du monde ? » La thèse que je défends peut bien sûr se trouver aujourd’hui dans un grand nombre d’ouvrages de nos bibliothèques universitaires. Si vous ne redoutez pas le langage savant et la profusion de notes de bas de page, vous pouvez vous en faire une idée en vous plongeant dans leur lecture. Mais si vous privilégiez l’arc narratif, c’est ici, dans ce livre, que vous pourrez le mieux vous en faire une idée. […]
Extrait de l’introduction, pages 19-23.
La Première Croisade vue par le monde musulman
La semaine dernière, nous vous présentions La Première Croisade, L’Appel de l’Orient, de Peter Frankopan, ainsi que sa source principale, déplaçant le point de vue de cet épisode célèbre à Byzance, dans le palais de Constantinople. En clin d’œil, et pour proposer un troisième regard, voici un extrait des pages qui lui sont consacrées dans le présent ouvrage.

[…] Puis les Turcs seldjoukides prirent la Palestine aux tolérants Fatimides et aux indolents Abbassides. Nouveaux convertis, ils tendaient au fanatisme. Ils ne montraient pas un zèle particulier en matière de tempérance, de pudeur, de charité, etc., mais quand il s’agissait de faire montre de mépris à l’endroit des fidèles d’une autre religion, surtout s’ils venaient de contrées lointaines et primitives, ils n’entendaient pas avoir de rivaux.
Les pèlerins chrétiens commencèrent à être maltraités en Terre sainte. Bien sûr, on ne les battait pas, on ne les torturait pas, on ne les tuait pas : rien de la sorte. Mais ils étaient soumis à de petites humiliations et persécutions incessantes destinées à leur donner le sentiment de leur infériorité. Partout, ils passaient les derniers. Il leur fallait une permission spéciale pour entrer dans leurs propres lieux saints. Même les plus petites choses coûtaient de l’argent. Les commerçants les ignoraient. Les officiels les traitaient rudement. Toute une série d’affronts mesquins s’abattait sur eux.
Une fois rentrés en Europe, ces pèlerins avaient de nombreux sujets de grief et de plainte, mais aussi beaucoup de choses à dire sur l’opulence de l’Orient : les belles demeures qu’ils y avaient vues, les vêtements de soie et de satin que portaient même les gens ordinaires, la nourriture raffinée, les épices, les parfums, et surtout l’or : l’or ! Toutes ces histoires suscitaient à la fois la colère et l’envie.
La nouvelle de la bataille de Manzikert, en 1071, à l’issue de laquelle les Seldjoukides écrasèrent les Byzantins et capturèrent leur empereur, fut un choc pour les Européens. Elle provoqua aussi une profusion de messages de la part des empereurs de Byzance, qui pressaient les chevaliers occidentaux de venir à leur aide au nom de l’unité des chrétiens. Le patriarche de Constantinople envoya des messages urgents à son rival romain juré, le pape, l’avertissant que si sa ville tombait, les infidèles « mahométans » déferleraient jusqu’à Rome.
Pendant ce temps, grâce à la reprise économique en Europe, la population augmentait. Mais les mœurs ne suivaient pas, en particulier sur deux points importants. Premièrement, le travail productif était toujours jugé contraire à la dignité de la noblesse : la fonction du noble était de posséder la terre et de faire la guerre. deuxièmement, une vieille coutume voulait toujours qu’à la mort d’un propriétaire, le fils aîné héritât du domaine entier, laissant les autres se débrouiller de leur mieux. Ironiquement, cette loi de la « primogéniture » était encore renforcée, au plus haut niveau de la société, par un processus opposé : les rois et les princes avaient tendance à diviser leurs royaumes entre leurs différents fils, les morcelant en entités de dimensions variables. La France, par exemple, s’était émiettée en unités plus ou moins souveraines appelées des comtés, et même en unités encore plus petites dirigées par de tout petits seigneurs appelés des châtelains, et dont la noblesse se résumait au fait de posséder un château et le peu de territoire environnant qu’il avait pu placer sous sa domination. Le château ne pouvant pas être divisé entre plusieurs fils, la coutume de la primogéniture s’était généralisée à ce niveau très local.
Ainsi, chaque génération nouvelle augmentait le réservoir de nobles sans terre pour lesquels il n’était d’autre métier concevable que la guerre. Or, les invasions se réduisant, les occasions de guerroyer se raréfiaient. Les vikings, la dernière grande vague d’envahisseurs, ne représentaient plus une menace : au XIe siècle, ils s’étaient installés dans toute l’Europe. « Ils » étaient devenus « nous ». Mais le système, lui, continuait de produire toujours plus de chevaliers.
Côté cour, les pèlerins se plaignaient des ignominies que leur faisaient subir les infidèles en Terre sainte. Au point qu’en 1095, à Clermont, le pape urbain II fit un discours rempli de ferveur pour déclarer à une vaste assemblée que la chrétienté était en danger. Il raconta les humiliations subies par les pèlerins chrétiens en Palestine et appela les hommes de foi à aider leurs frères à bouter les Turcs hors de Jérusalem. Le pape suggéra que ceux qui partiraient pour l’Orient portent une croix rouge pour témoigner de leur quête. L’expédition serait appelée une « croisade », du mot français « croix », et c’est du nom de « croisades » que les historiens ont qualifié toute l’entreprise.
En se focalisant sur Jérusalem, Urbain II associait l’invasion de l’Orient et le pèlerinage, faisant de la première un acte de foi. Il décrétait ainsi, en vertu de l’autorité que représentait le pape, que quiconque irait à Jérusalem tuer des musulmans obtiendrait la rémission partielle de ses péchés.
On ne peut qu’imaginer combien ce discours a dû enthousiasmer ces milliers de chevaliers européens impatients, bagarreurs et prêts à tout.
Quand les premiers croisés firent leur entrée dans le monde musulman, la population locale n’avait aucune idée de qui ils étaient. Ils crurent au début que ces intrus étaient des mercenaires venus des Balkans qui travaillaient pour l’empereur byzantin, à Constantinople. Le premier souverain musulman qui les rencontra était un prince seldjoukide, nommé Kilij Arslan, qui gouvernait l’Anatolie orientale depuis la ville de Nicée, à trois jours environ de Constantinople. Durant l’été 1096, on informa le prince Arslan qu’une bande de guerriers à l’apparence étrange avait pénétré sur son territoire : étrange, parce qu’ils étaient pauvrement attifés. Si quelques-uns ressemblaient à des guerriers, les autres avaient plutôt une allure de vivandiers. Presque tous portaient une croix rouge cousue sur leurs vêtements. Arslan les fit suivre et épier. Il apprit que ces gens se donnaient le nom de Francs ; les Turcs et les Arabes locaux les appelaient al‑Ifranj, les Franj. Les intrus disaient expressément venir d’une lointaine contrée occidentale pour conquérir Jérusalem, mais ils entendaient d’abord prendre Nicée. Arslan, connaissant la route qu’ils suivaient, leur tendit une embuscade : beaucoup furent tués, davantage encore furent capturés, et le reste fut repoussé en territoire byzantin. Ce fut si facile qu’il n’y songea pas davantage.
Il ignorait que cette « armée » n’était que l’avant-garde bigarrée d’un fléau qui rongerait les musulmans du littoral méditerranéen pendant encore deux siècles. Tandis qu’Urbain II tenait son discours de Clermont, un prédicateur nommé Pierre l’Ermite prêchait le même message. Urbain parlait aux nobles et aux chevaliers, mais sans doute tout chrétien partant pour la croisade obtiendrait-il la rémission des péchés promise par le pape. C’est ainsi que Pierre l’Ermite put recruter dans toutes les classes de la société : des paysans, des artisans, des commerçants, et même des femmes et des enfants. Son « armée » partit avant que l’armée « officielle » se soit organisée, en partie parce qu’elle n’en éprouvait pas elle-même le besoin. Puisqu’ils allaient accomplir l’œuvre de dieu, celui-ci s’occuperait certainement de l’intendance et des détails. Et ce sont ces milliers de cordonniers, de bouchers, de paysans, etc., que Kilij Arslan écrasa.
L’année suivante, quand ce dernier apprit que les Franj arrivaient encore plus nombreux, il écarta la menace d’un haussement d’épaules dédaigneux. Mais les croisés de cette nouvelle vague étaient des chevaliers et des archers professionnels, conduits par des chefs militaires endurcis au combat et qui venaient d’une contrée où l’on guerroyait sans cesse. L’affrontement avec Arslan se réduisit à une bataille d’archers à cheval, mobiles et légers, qui tiraient des flèches sur les chevaliers médiévaux d’Europe occidentale. Les Turcs neutralisèrent les fantassins franj, mais les chevaliers formaient des blocs défensifs où les flèches ne pénétraient pas et dont la marche en avant, lente et pesante, semblait inexorable. Ils prirent la ville d’Arslan, lequel courut chercher refuge chez un parent. Les chevaliers se séparèrent alors, certains se dirigeant dans les terres vers Édesse, les autres vers le littoral méditerranéen du côté d’Antioche.
Le roi d’Antioche envoya un appel désespéré au roi de damas, un homme nommé Daquq. Celui-ci aurait bien voulu lui porter secours, mais il craignait que son frère, Ridwan, le roi d’Alep, ne profite de son départ pour prendre Damas. Le souverain de Mossoul consentit de son côté à venir en aide au roi d’Antioche, mais il fut entraîné en chemin dans des combats avec un autre adversaire, et quand il arriva – trop tard –, il se querella avec Daquq, lui aussi finalement arrivé – trop tard –, et les deux forces musulmanes finirent par rentrer chez elles sans avoir pu secourir Antioche. du côté musulman, telle fut l’histoire des premières croisades : une tragi-comédie de rivalités intestines qui passaient d’une ville à une autre. Quand Antioche tomba, les chevaliers se vengèrent de la résistance de la ville par un massacre aveugle, puis partirent plus au sud vers une autre ville, appelée Maarat.
Sachant ce qui s’était passé à Nicée et Antioche, les habitants de Maarat étaient terrorisés. Eux aussi envoyèrent des messages urgents à leurs cousins les plus proches, implorant leur secours. Mais ces cousins n’étaient que trop contents de voir les meutes de loups venus d’Occident s’abattre sur Maarat, chacun espérant prendre la ville une fois que les Franj s’en seraient allés. La ville dut donc affronter les Franj seule.
Les chevaliers chrétiens firent le siège de Maarat et réduisirent la ville au désespoir ; mais ce faisant, ils s’y réduisirent eux-mêmes, car après avoir dévoré toute la nourriture qu’ils avaient pu se procurer dans les environs, la faim commença à les tenailler à leur tour. À l’évidence, personne n’allait nourrir ces envahisseurs : tel était le problème que posait un long siège dans une contrée étrangère.
Les Franj finirent par envoyer un message aux habitants de la ville pour leur assurer qu’il ne leur serait fait aucun mal s’ils se rendaient et ouvraient les portes. Les notables de Maarat décidèrent de s’exécuter. Mais une fois les croisés dans la ville, ceux-ci ne se contentèrent pas d’un massacre. Ils commirent des horreurs abominables contre la population musulmane, comme mettre à bouillir des adultes pour faire de la soupe, et empaler des enfants sur des broches pour les faire griller et les manger.
Je sais que cela ressemble à de la propagande concoctée par des vaincus pour calomnier leurs vainqueurs, en l’occurrence les croisés, mais les cas de cannibalisme du côté de ces derniers sont attestés par des sources arabes aussi bien que franques. Raoul de Caen, par exemple, a témoigné des deux horreurs mentionnées précédemment. Et Albert d’Aix, également présent lors de la prise de Maarat, a écrit : « Les nôtres ne répugnaient pas à manger non seulement les Turcs et les Sarrasins tués mais aussi les chiens ! » Ce qui me frappe dans ce propos, c’est qu’il sous-entend qu’il était pire de manger des chiens que des Turcs : ce Franj semblait donc considérer que les Turcs appartenaient à une autre espèce que la sienne.
Ce qui est incroyable, c’est que même après cette débâcle, les Turcs ne réussirent pas à s’unir. Le souverain d’Homs offrit des chevaux aux Franj et leur donna des conseils sur la prochaine cible possible (ce n’était pas Homs). Les souverains sunnites de Tripoli invitèrent les Franj à faire cause commune contre les chiites. (Mais ils préférèrent s’emparer de Tripoli.) […]
Pages 190-195.
Le Monde du Milieu
Début du premier chapitre.
Bien avant la naissance de l’islam, deux mondes se sont formés entre l’océan Atlantique et le golfe du Bengale. Chacun s’agrégeait autour d’un réseau de routes de voyage et de commerce : principalement maritimes pour le premier, principalement terrestres pour le second.
Si l’on observe le trafic maritime sous l’Antiquité, la Méditerranée est manifestement au centre de l’histoire mondiale, car c’est là que se croisaient et se mélangeaient les Crétois, les Mycéniens, les Phéniciens, les Lydiens, les Grecs, les Romains et d’autres vaillants peuples de l’époque. Quiconque vivait non loin de la Méditerranée pouvait entendre parler d’autres personnes qui vivaient non loin de la Méditerranée, et entrer en relation avec elles, et c’est ainsi que cette grande mer est devenue une force organisatrice, qui a rassemblé diverses populations dans les récits des unes et des autres, unissant leurs destinées pour former le germe d’une histoire mondiale : elle a donné naissance à la civilisation occidentale…
Se procurer l’ouvrage
Tamim Ansary, L’Histoire du Monde vue par la tradition musulmane
Traduit de l’anglais par Christophe Jaquet – Les Belles Lettres, 2019
Livre broché – 13 x 20 cm – 492 pages, index, bibliographie, 20 cartes
25,50 € – ISBN 9782251449715
Pour accompagner
Voici quelques titres de notre catalogue qui pourraient également vous intéresser :