La Première croisade vue de Byzance : Anne Comnène et Peter Frankopan racontent

Bienvenue à Constantinople, à la fin du XIe siècle. Une princesse byzantine et un historien d’Oxford dévoilent les origines orientales méconnues de la première croisade.

Dans une synthèse vivante, érudite et accessible pour la première fois traduite en français, Peter Frankopan observe la première croisade depuis l’Empire byzantin alors que paraît une nouvelle édition de sa source principale : l’Alexiade d’Anne Comnène. Cette vaste fresque composée par une princesse érudite et littéraire éclaire le règne de son père Alexis Ier Comnène, empereur à Constantinople, lors de cette croisade.

Anne Comnène,

est née en 1083 au palais de Constantinople. Historienne, formée à la philosophie, la grammaire et les sciences, elle compose dans les dix dernières années de sa vie, entre 1143 et 1153, l’Alexiade, biographie hagiographique du règne de son père Alexis Ier Comnène, l’une des deux seules sources qui nous soient parvenues sur cette période byzantine (1081-1118), et la plus complète.

Illustration : Scott Pennor’s


Peter Frankopan,

historien et professeur à l’Université d’Oxford, dirige le centre de recherches byzantines et a déjà publié Les Routes de la soie en 2015, unanimement salué.

Source photographie : le site internet de Peter Frankopan


Les origines orientales de la première croisade

« Ces soldats celtes étaient accompagnés d’une multitude de gens sans armes, plus nombreux que les grains de sable et que les étoiles, portant des palmes et des croix sur leurs épaules : femmes et enfants qui laissaient leur pays. À les voir on aurait dit des fleuves qui confluaient de partout ; par la Dacie généralement, ils se dirigeaient vers nous avec toute leur armée. »
Anne Comnène

L’appel aux armes d’Urbain a été la conséquence de l’appel à l’aide lancé directement par l’empereur de Constantinople, Alexis Ier Comnène, en Orient

Le 27 novembre 1095, dans la ville de Clermont située au centre de la France, le pape Urbain II se leva pour prononcer l’un des discours les plus électrisants de toute l’histoire. Il avait passé la semaine précédente à présider un concile clérical auquel assistaient douze archevêques, quatre-vingts évêques et des hauts membres du clergé, avant d’annoncer qu’il comptait faire un discours d’une importance particulière aux fidèles. Au lieu de parler depuis la chaire de l’église de Clermont, Urbain a décidé de prendre la parole dans un champ qui se trouvait à proximité afin que tous ceux qui s’étaient réunis dans cette attente puissent l’entendre. […]

Le pape s’apprêtait à lancer un appel aux armes radical, allant jusqu’à engager les hommes ayant une expérience militaire à parcourir des milliers de kilomètres vers la Ville sainte de Jérusalem. Ce discours était destiné à informer et à provoquer, à exhorter et à susciter la colère, à générer une réaction d’une ampleur sans précédent. Et c’est précisément ce qui s’est passé. Moins de quatre ans plus tard, des chevaliers occidentaux camperaient devant les murs de la ville où Jésus-Christ avait été crucifié, prêts à s’emparer de Jérusalem au nom du Seigneur. Par dizaines de milliers, ils avaient quitté leur foyer pour traverser l’Europe, stimulés par les paroles prononcées par Urbain en Auvergne et déterminés à libérer la Ville sainte. […]

La première croisade est l’un des événements de l’histoire les mieux connus et sur lequel les écrits abondent. L’histoire des chevaliers qui ont pris les armes et traversé l’Europe pour aller libérer Jérusalem a fasciné les auteurs à l’époque, et n’a cessé de passionner les historiens et les lecteurs depuis lors. Des récits d’un héroïsme incroyable sur les premiers affrontements avec les Turcs musulmans et sur les épreuves qu’ont endurées les pèlerins armés au cours de leur voyage en Orient – lequel se termine en 1099 par le massacre sanglant de la population de Jérusalem – ont résonné dans la culture occidentale pendant près de mille ans. L’imagerie et les thèmes propres aux croisades ont proliféré dans la musique, la littérature et l’art partout en Europe. Le terme même de « croisade » – littéralement, la voie de la Croix – en est venu à prendre un sens plus large : la quête dangereuse, mais qui finit par triompher, que mènent les forces du bien contre le mal.

La première croisade a captivé l’imagination populaire en raison de ses drames et de sa violence. Cependant, ce ne fut pas seulement du théâtre ; l’expédition a continué à fasciner l’Occident parce qu’elle a très fortement façonné ce qui viendrait ensuite : l’accroissement du pouvoir papal, la confrontation entre la chrétienté et l’islam, l’évolution des concepts de guerre sainte, de piété chevaleresque et de dévotion religieuse, l’émergence des états maritimes italiens et l’établissement de colonies au Moyen-Orient. Tout cela a eu pour origine la première croisade.

Sans surprise, la littérature sur le sujet continue de fleurir. Bien que des générations d’historiens aient écrit sur l’expédition, une école remarquable d’érudits modernes a produit un travail extraordinaire et original au cours de ces dernières décennies. […]

Et pourtant, en dépit de cette fascination pérenne que suscite la première croisade, singulièrement peu d’attention a été accordée à ses origines réelles. Pendant près de dix siècles, l’intérêt des auteurs et des érudits s’est porté sur le pape Urbain II, la ferveur de son discours et la galvanisation de la chevalerie européenne. Or le catalyseur de l’expédition à Jérusalem n’a pas été le pape mais une tout autre figure : l’appel aux armes d’Urbain a été la conséquence de l’appel à l’aide lancé directement par l’empereur de Constantinople, Alexis Ier Comnène, en Orient. […]

Illustration issue de l’ouvrage de Peter Frankopan

Or les véritables origines de la première croisade sont à chercher dans ce qui se passait à Constantinople et alentour à la fin du XIe siècle. Ce livre montrera que la genèse de l’expédition ne se trouve pas en Occident, mais en Orient.

Pourquoi Alexis a-t-il demandé de l’aide en 1095 ? Pourquoi a-t-il fait appel au pape, une autorité religieuse qui ne disposait pas de ressources militaires importantes ? Au lendemain de la rupture pernicieuse entre les églises catholique et orthodoxe en 1054, pourquoi Urbain a-t-il accepté de porter assistance à l’empereur ? Pourquoi Alexis a-t-il attendu jusqu’en 1095 pour réclamer du soutien alors que les Turcs s’étaient rendus maîtres de l’Asie Mineure en 1071, à la suite de la désastreuse défaite de l’armée byzantine à la bataille de Manzikert ? En résumé, pourquoi y a-t-il eu une première croisade ? […]

Sources orientales

Les principales sources orientales sont […] plus complexes. Le problème n’est pas la quantité de matière ; il existe un grand nombre de récits, lettres et autres documents rédigés en grec, arménien, syriaque, hébreu et arabe qui offrent de précieux aperçus sur les préludes de la croisade. Le problème tient davantage au fait que ces sources ont été bien moins exploitées que leurs équivalents latins.

Le plus important et le plus complexe de ces textes orientaux est l’Alexiade. Rédigé au milieu du XIIe siècle par la fille aînée d’Alexis, Anne Comnène, ce compte rendu du règne de l’empereur a été aussi mal utilisé que mal compris. écrit dans une langue grecque florissante, le texte regorge de nuances, d’allusions et de significations cachées qu’il est facile de négliger. En particulier, l’enchaînement chronologique que l’auteure donne des événements est assez peu fiable : ceux-ci sont souvent déplacés, scindés en deux ou dupliqués.

Étant donné qu’elle écrit près de cinquante ans après les épisodes qu’elle relate, on peut pardonner à Anne Comnène de commettre des erreurs ici ou là sur l’ordre dans lequel se sont déroulés les faits – d’autant que l’auteure le reconnaît elle-même dans le texte :

« Arrivée à cet endroit de mon récit, tandis que je traîne péniblement ma plume à l’heure où les lampes s’allument, je m’aperçois que je m’endors un peu en écrivant, car mon discours s’échappe. Lorsqu’il est absolument nécessaire en effet de donner des noms barbares et de raconter successivement différents événements, le corps de l’histoire et la continuité du récit semblent brisés ; que ne m’en veuillent donc pas ceux qui voudront bien me lire. »

L’image de l’historienne penchée sur un manuscrit qui travaille jusque tard dans la nuit est émouvante et charmante ; mais il s’agit là d’un dispositif littéraire, tout comme l’est l’excuse que fabrique l’auteure concernant ses erreurs – une décharge de responsabilité fréquente chez les auteurs de l’Antiquité classique dont les œuvres servent de modèle à l’Alexiade. En réalité, l’œuvre d’Anne Comnène est extrêmement bien documentée, elle s’appuie sur une archive impressionnante de lettres, de documents officiels, de notes de campagne, d’histoires familiales et d’autres sources écrites.

Mais bien que certains problèmes que pose la chronologie de l’Alexiade aient été identifiés par des spécialistes, une grande partie ne l’a pas été. Ce qui a entraîné de nombreuses erreurs dans l’enchaînement communément admis des événements qui ont eu lieu pendant le règne d’Alexis Ier Comnène. Les plus importantes sont celles qui concernent l’état dans lequel se trouvait l’Asie Mineure à la veille de la croisade. Le tableau que présente le texte d’Anne Comnène est trompeur : de fait, une réévaluation minutieuse de l’Alexiade – associée à l’étude d’autres sources – révèle des conclusions surprenantes qui diffèrent radicalement des points de vue acceptés depuis longtemps. Par le passé, on a présumé que l’empereur byzantin avait demandé l’aide militaire de l’Occident en vue d’entreprendre une reconquête ambitieuse et opportuniste de l’Asie Mineure en étant en position de force. La réalité est très différente. Son appel à l’aide a été le dernier lancer de dés désespéré du souverain d’un régime et d’un empire au bord de l’effondrement. […]

Extraits de l’introduction de La Première croisade, l’appel de l’Orient, par Peter Frankopan, traduit par Pascale Haas.

Illustration issue de l’ouvrage de Peter Frankopan

Une Europe en crise

La première croisade a défini le Moyen Âge. Elle a établi une identité commune propre à la chevalerie européenne, fermement ancrée dans la foi chrétienne. Elle a influencé le comportement, faisant de la piété et de l’engagement des qualités personnelles extrêmement louables, vantées en vers et en prose, dans les chansons et dans l’art. Elle a idéalisé le concept du pieux chevalier combattant au nom de Dieu. Elle a fait du pape un dirigeant ayant non seulement une dimension spirituelle mais aussi une importance politique. Elle a donné un objectif commun à des principautés occidentales en créant un cadre où défendre l’église n’était pas simplement souhaitable mais une obligation. C’est de la première croisade qu’ont jailli les idées et les structures qui façonneront l’Europe jusqu’à la Réforme…


La première croisade contée par Anne Comnène

Dans la série du Centenaire d’édition des Belles Lettres, la source majeure sur l’Empire byzantin aux XIe et XIIe siècles vient de paraître, dans la traduction seule de Bernard Leib, avec une introduction de Peter Frankopan traduite par Pascale Haas, et illustrée par les gravures somptueuses de Paul Kichilov.

En voici un extrait, tiré du Livre X consacré à la première croisade. Les très utiles notes succinctes placées en bas de page dans notre édition ont été ici retirées pour plus de fluidité de lecture.

Illustration de Paul Kichilov.

La venue de tant de peuples fut précédée de sauterelles qui épargnaient les moissons, mais qui saccageaient les vignes en les dévorant. C’était vraiment le signe, comme en augurèrent les devins de l’époque, que cette formidable armée celte, quand elle arriverait, n’interviendrait pas dans les affaires des chrétiens, mais accablerait de façon terrible les barbares Ismaélites qui sont les esclaves de l’ivresse, du vin et de Dionysos.

V. Origines de la croisade.

[1] Après s’être un peu reposé de tant de fatigues, l’autocrator, qui avait remarqué les incursions des Turcs en Bithynie où ils pillaient tout, mais qui était tiraillé d’un autre côté par les affaires d’Occident, se préoccupa davantage des premières que des secondes (car ses soins allaient d’abord au plus urgent) ; il conçut un projet vraiment magnifique, digne de son génie, et assura la sécurité de la Bithynie en endiguant les incursions des Turcs grâce à la mesure suivante : cette mesure mérite d’être rapportée. [2] Le fleuve du Sangarios , la côte qui s’étend en droite ligne jusqu’au village de Chélè  et celle qui se replie vers le Nord, enferment dans leurs limites un territoire étendu. Or les Ismaélites, qui sont depuis longtemps nos voisins malfaisants, par suite de la grande pénurie de défenseurs pillaient facilement la contrée en passant chez les Maryandènes et chez ceux qui habitent au-delà du Sangarios ; ils franchissaient le fleuve et opprimaient surtout Nicomédie. Le basileus cherchait donc à couper court à ces attaques des barbares comme aussi à leurs incursions, et surtout à protéger Nicomédie ; au-dessous du lac de Baanè il remarqua une très longue tranchée et, en la suivant jusqu’au bout, reconnut à sa position comme à sa forme que cette excavation ne résultait pas de la configuration normale du lieu non plus que d’un phénomène naturel, mais qu’elle était une œuvre de main d’homme. Après avoir fait une sérieuse enquête sur cette particularité du terrain, il apprit de certains que c’était effectivement Anastase Dikouros  qui avait commandé cette tranchée. Dans quel but, on ne pouvait le dire ; cependant il semblait au basileus Alexis que cet autocrator voulait détourner l’eau du lac dans ce canal artificiel. Reprenant la même idée, l’autocrator Alexis ordonna que l’on creusât la tranchée à une très grande pro fondeur. [3] Cependant, dans la crainte que les eaux du lac et de la dérivation ne fussent guéables à leur jonction, il éleva [à cet endroit] un fort très puissant, d’une solidité à toute épreuve, absolument imprenable tant à cause de l’eau qu’en raison de la hauteur et de l’épaisseur des murs ; c’est de là que lui vint le nom de Sidéra. Maintenant encore cette tour de fer est une citadelle devant la citadelle, et un rempart devant le rempart. L’autocrator lui-même présidait à la construction de la forteresse du matin au soir malgré la chaleur écrasante, car le soleil avait déjà passé le solstice d’été ; il endurait l’ardeur du jour et la poussière. Il jetait l’argent à profusion pour arriver ainsi à ce que les murs fussent très solides et imprenables, et il récompensait avec libéralité ceux qui tiraient chaque moellon, fussent-ils cinquante ou cent hommes. Aussi n’étaient-ce pas les premiers venus, mais tous les soldats et tous les valets d’armée, les indigènes comme les étrangers, qui se trouvaient stimulés à tirer ces pierres, en voyant les salaires généreux et l’autocrator qui présidait lui-même comme un athlothète. C’était là en effet le moyen, grâce à un concours nombreux, de rendre plus facile le transport de ces énormes blocs de pierre. Tel était Alexis, très profond dans ses conceptions et très magnanime dans la réalisation. [4] Le règne de l’autocrator se passa donc jusqu’à la… indiction de l’année … comme on vient de le raconter ; Alexis n’avait pas encore eu le temps de se reposer un peu, qu’il entendit la rumeur touchant l’approche d’innombrables armées franques . Il en redoutait l’arrivée, car il connaissait leur élan irrésistible, leur caractère instable et versatile, ainsi que tout ce qui est propre au tempérament celte avec ses conséquences nécessaires ; il savait qu’ils ont toujours la bouche ouverte devant les richesses et qu’à la première occasion on les voit enfreindre leurs traités sans scrupules. Cela, il l’avait toujours entendu dire et parfaitement vérifié. Loin de se décourager pourtant, il prenait toutes ses dispositions pour être prêt à combattre si l’occasion le demandait. La réalité était beaucoup plus grave et terrible que les bruits qui couraient. Car c’était l’Occident entier, tout ce qu’il y a de nations barbares habitant le pays situé entre l’autre rive de l’Adriatique et les Colonnes d’Hercule, c’était tout cela qui émigrait en masse, cheminait familles entières et marchait sur l’Asie en traversant l’Europe d’un bout à l’autre. Or voici dans ses grandes lignes la cause d’un pareil mouvement de population. [5] Un Celte , nommé Pierre et surnommé Pierre à la Coule , était parti vénérer le Saint-Sépulcre ; après avoir souffert bien des mauvais traitements de la part des Turcs et des Sarrasins qui ravageaient l’Asie entière, il ne revint qu’à grand peine dans son pays. Comme il ne pouvait supporter d’avoir manqué son but, il décida de recommencer le même voyage. Mais il comprit qu’il ne devait pas refaire seul la route du Saint-Sépulcre de peur que pire mésaventure ne lui arrivât et il conçut un parti habile. C’était de prêcher dans tous les pays des Latins : « Une voix divine m’ordonne de proclamer, devant tous les comtes de France, qu’ils doivent chacun quitter leurs foyers pour s’en aller vénérer le Saint-Sépulcre, et tâcher avec toutes leurs forces comme avec toute leur ardeur de délivrer Jérusalem de la main des Agarènes. » [6] Il réussit effectivement. Comme s’il avait fait entendre une voix divine au cœur de chacun, il parvint en effet à rassembler de partout les Celtes qui arrivaient les uns à la suite des autres avec armes, chevaux et le reste de l’équipement militaire. Ces hommes avaient tant d’ardeur et d’élan que tous les chemins en furent couverts ; ces soldats celtes étaient accompagnés d’une multitude de gens sans armes, plus nombreux que les grains de sable et que les étoiles, portant des palmes et des croix sur leurs épaules : femmes et enfants qui laissaient leur pays. À les voir on aurait dit des fleuves qui confluaient de partout ; par la Dacie généralement, ils se dirigeaient vers nous avec toute leur armée. [7] La venue de tant de peuples fut précédée de sauterelles qui épargnaient les moissons, mais qui saccageaient les vignes en les dévorant. C’était vraiment le signe, comme en augurèrent les devins de l’époque, que cette formidable armée celte, quand elle arriverait, n’interviendrait pas dans les affaires des chrétiens, mais accablerait de façon terrible les barbares Ismaélites qui sont les esclaves de l’ivresse, du vin et de Dionysos. Car cette race, qui est sous l’empire de Dionysos et d’Éros, s’est dégradée dans des relations sexuelles de tout genre et, si elle est circoncise dans sa chair, elle ne l’est pas dans ses passions ; elle n’est que l’esclave, et trois fois l’esclave, des vices d’Aphrodite. C’est aussi la raison pour laquelle ces Ismaélites vénèrent en les adorant Astarté et Astaroth, et qu’ils font tant de cas dans leur pays de l’image de cet astre  ainsi que de la figure d’or de Chobar. Le froment par ailleurs était considéré comme le symbole du christianisme, parce qu’il n’est pas capiteux et se trouve être très nourrissant. Telle est l’interprétation que les devins donnèrent des vignes et du froment. [8] Mais en voilà assez à propos des devins ; ces signes avaient ainsi accompagné l’approche des barbares et les gens intelligents pouvaient s’attendre à du neuf. La venue d’une telle multitude en effet n’eut pas lieu au même moment, ni par le même chemin. (Comment en fait de telles masses qui surgissaient de différents pays auraient-elles pu toutes ensemble traverser le détroit de Longobardie ? ) Il y eut un premier passage, puis un second, puis un autre après celui-là ; ainsi à la suite les uns des autres tous firent la traversée, puis s’en allèrent par le continent. Chacune de leurs armées était précédée d’une nuée de sauterelles, comme nous l’avons dit. Aussi bien tous, pour l’avoir constaté plusieurs fois, surent que ce phénomène était un signe avantcoureur des bataillons francs. [9] Quand des groupes commencèrent à franchir le détroit de Longobardie, l’autocrator fit venir quelques commandants des troupes romaines et les envoya dans les régions de Dyrrachium et d’Avlona, avec l’ordre d’accueillir avec bienveillance ceux qui avaient traversé et de ménager le long de leur route de larges approvisionnements apportés de toutes les contrées ; ils devaient ensuite les observer discrètement, les suivre sans cesse et, s’ils les voyaient faire des raids et s’élancer au pillage des régions voisines, les refouler au moyen de légères escarmouches. Ces officiers étaient assistés d’interprètes qui connaissaient la langue latine afin d’apaiser tous les conflits qui entre-temps pourraient surgir. [10] Cependant je veux donner de cette affaire un récit plus clair et plus détaillé ; d’après la rumeur qui circulait partout, Godefroy  fut le premier qui, ses terres vendues, prit la route en question. L’homme était très riche, très fier de sa noblesse, de sa bravoure et de l’illustration de sa race ; car chaque Celte désirait l’emporter sur les autres. Il se produisit alors un mouvement à la fois d’hommes et de femmes, tel qu’on ne se souvient pas en avoir jamais vu de semblable : les gens les plus simples étaient réellement poussés par le désir de vénérer le sépulcre du Seigneur et de visiter les Saints-Lieux ; mais des hommes pervers, comme Bohémond surtout et ses comparses, avaient au fond du cœur un autre dessein et l’espoir que peut-être ils pourraient en passant s’emparer de la ville impériale elle-même, comme s’ils avaient trouvé là une occasion de profit. Bohémond troublait les esprits de beaucoup de nobles guerriers, parce qu’il nourrissait une vieille haine contre l’autocrator. Cependant Pierre, après avoir prêché comme on l’a dit, franchit le premier de tous le détroit de Longobardie avec quatre-vingt mille hommes de pied et cent mille cavaliers, et arriva dans la ville impériale  en débouchant par la Hongrie. La nation des Celtes, comme on peut le deviner, est d’ailleurs très ardente et fougueuse ; une fois qu’elle a pris son élan on ne peut plus l’arrêter.



Se procurer les livres

Retrouvez ces deux ouvrages sur notre site internet, pour consulter leur sommaire, en écouter des extraits ou encore les commander !


Gravure en tirage limité numéroté

Détail.

Pour illustrer notre nouvelle édition de l’Alexiade, l’artiste Paul Kichilov a réalisé une gravure originale comportant trois grandes scènes de bataille. 75 exemplaires numérotés sont disponibles à la vente.

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