La mémoire de l’empire : place et rôle des scribes en Égypte ancienne

L’égyptologue Chloé Ragazzoli , à travers l’histoire intégrale du milieu des scribes de 1550 à 1000, décrit dans ce beau volume illustré en quadrichromie comment un savoir lettré tient un empire et sa mémoire. En librairie le 8 novembre 2019

Source photographie : Academia

Maîtresse de conférences en égyptologie à Sorbonne Université, membre de l’Institut universitaire de France, Chloé Ragazzoli est spécialiste d’histoire culturelle. Elle travaille en particulier sur l’histoire des représentations et les pratiques lettrées de l’Égypte ancienne. Elle co-dirige notamment ÉCRITURES, un programme collaboratif de la Sorbonne et l’Institut français d’archéologie orientale du Caire consacré à l’archéologie et l’anthropologie des pratiques d’écriture de l’Égypte ancienne. On lui doit, entre autres, Les Éloges de la Ville en Égypte ancienne. Histoire et littérature(2008) et La Grotte des scribes à Deir el-Bahari (2017).

Le magnifique livre de Chloé Ragazzoli apporte un éclairage inédit à ce monde des invisibles, en prenant au sérieux ce que les scribes du Nouvel Empire égyptien confient, reflètent, mettent en scène de leurs statuts, de leur travail, de leur monde social, de leurs savoirs. Ces rouages essentiels de l’administration des palais et des temples forment un monde social particulier avec ses codes, ses normes, ses valeurs et ses hiérarchies, ses circulations et ses interactions. Ces acteurs réfléchissent sur leur pratique, sur leur art, sur le pouvoir des signes et la portée des textes qu’ils produisent. Ils se perçoivent comme un milieu professionnel et savant, soumis aux différents pouvoirs qui les emploient, mais aussi comme vecteurs de la culture et des savoirs, relais d’une tradition dont certains des maillons les plus anciens ont à leurs yeux une autorité particulière, fondatrice de leur identité.


Christian Jacob, préface

Les Égyptiens ont-ils inventé la bureaucratie ?

Les Égyptiens ont-ils inventé la bureaucratie ? Difficile de répondre tant le rituel, les réseaux de patronage et l’oralité devaient jouer un rôle au moins aussi important que les procédures formelles écrites. Ce qui est sûr en revanche, c’est qu’au Nouvel Empire, entre 1500 et 1070 avant Jésus-Christ, l’Égypte prend les dimensions d’un empire. De la Nubie à la Syrie, les ressources à exploiter et à administrer sont immenses. Ce n’est donc pas un hasard si cette époque est aussi celle d’une révolution du statut de l’écrit. Dépositaires du contrôle institutionnel des activités, les scribes occupent le devant de la scène et forment un monde social avec ses valeurs et son discours propres.

Pour dresser l’histoire intégrale de ce milieu et de ces hommes, Chloé Ragazzoli a recours à des sources – archéologiques et textuelles – encore largement inexploitées : les florilèges, ces manuscrits de miscellanées où les scribes faisaient montre de leurs compétences et de leurs savoirs lettrés. Au ras du manuscrit, suivant la main du scribe, l’enquête commence par la manière même d’écrire, à l’encre, sur papyrus, où la variation et la compilation de mémoire jouent un grand rôle. Les scribes s’approprient l’archive lettrée de leur temps et jouent de mille variations pour produire de nouveaux genres littéraires qui nous font voir tant le scribe dissipé que le maître couvert d’honneurs. Le tableau dépeint est celui d’une élite intermédiaire qui seule est à même de mettre en branle et de faire fonctionner la machine politique et étatique. En un mot : comment un savoir lettré tient un empire, et plus encore, sa mémoire.


Le scribe à l’œuvre : enquête au sein des manuscrits de miscellanées

Extrait du chapitre premier

Au temps des Ramsès, les scribes les plus lettrés de l’État égyptien compilent des florilèges de courts textes en relation avec leur métier. Ils gardent ces livres par-devers eux une partie de leur carrière avant de les emporter dans leur tombe. Ainsi protégés, leurs manuscrits ont traversé le temps jusqu’à être redécouverts par les explorateurs-archéologues du XIXe siècle, qui ont constitué les collections des grands musées occidentaux. La plupart de ces recueils sont conservés aujourd’hui au Département de l’Égypte ancienne et du Soudan du British Museum, à Londres. C’est là que je les ai rencontrés pour la première fois, non pas en chair et en os, mais en encre et papyrus. J’en connaissais la teneur pour y avoir pioché, comme mes prédécesseurs, des données lexicales, sans guère me préoccuper de l’organisation matérielle de ces textes, disponibles – et dépecés – dans de commodes éditions standardisées. Je réfléchissais alors à un sujet de thèse qui me permettrait de cerner la culture du scribe du Nouvel Empire et j’avais pris rendez-vous avec le conservateur de service. J’avais envoyé une liste de treize numéros d’inventaire, une requête qui me semblait raisonnable pour cette première visite. À mon arrivée, j’avais perçu une certaine réticence : toutes les miscellanées, en une seule journée ?


L’autre comme faire-valoir

Extrait du chapitre 8 – Les tactiques de la distinction. Le scribe et la société égyptienne – Les notes présentes en bas de page dans le volume ont été ici retirées pour plus de fluidité de lecture.

L’un des mécanismes de base dont dispose un groupe pour affirmer son identité et sa supériorité sociale est la « distinction », telle qu’elle a été formalisée par P. Bourdieu. Selon le sociologue français, la domination sociale passe par la capacité d’un groupe à imposer ses productions culturelles et symboliques comme légitimes. La sphère sociale se divise alors en « champs », c’est-à-dire en sous-espaces sociaux spécialisés dans l’accomplissement d’une activité sociale donnée ; le champ est aussi un espace de compétition sociale fondamental, structuré autour d’enjeux spécifiques. Ces champs sont dotés d’une autonomie relative envers la société prise dans son ensemble.
Les textes relevant d’une satire des métiers et les concurrences qui s’y expriment plantent les bornes d’un champ social. Ne nous y trompons pas : cette satire est d’abord une stratégie pour affirmer l’identité de corps des scribes et en stimuler la conscience chez les lecteurs. Quelles que soient les misères évoquées pour les autres travailleurs, ces textes parlent en réalité de la corporation du scribe, par effet de miroir. Les autres métiers jouent le rôle de faire-valoir. Dans ses travaux sur la création d’une conscience de groupe dans les professions, notamment dans le milieu hospitalier, A. Strauss notait déjà que la socialisation des recrues consiste à les initier à un noyau commun de normes, de codes et de valeurs. Ils gouvernent la conduite des membres du groupe par rapport aux personnes extérieures, dont les propres codes de conduite peuvent être caricaturés pour ce faire.
Pour l’Égypte ancienne, l’égyptologue P. Vernus  a récemment étudié les stratégies d’autoprésentation – et de distinction – de l’élite dans le programme décoratif de ses chapelles funéraires. La littérature de scribe offre, à plusieurs égards, de frappants pendants textuels à ces procédés visuels. Dans les deux cas, l’autre, et de préférence l’inférieur, n’est convoqué que pour faire ressortir par contraste « la “distinction” du patricien  ».

Les scribes puisent dans cet arsenal de procédés pour se différencier de la partie laborieuse de la société, dans une stratégie dite « d’appogiature », « par référence à la terminologie musicale qui désigne un ornement fait d’une ou plusieurs notes, éventuellement dissonantes par rapport à la tonalité dominante et qui se greffe sur une note de la mélodie principale  ». L’attention se porte alors sur les détails anecdotiques, sur les « petits faits vrais » et pittoresques et sur les anomalies, car ils sont en eux-mêmes une valorisation du thème central . Les tombes de dignitaires ne manquent pas de détails sur les déformations physiques ou les traitements à la limite du sadisme auxquels sont soumis les travailleurs manuels . Ces notations ne relèvent pas que d’une stratégie du discours. La distinction entre les activités des dominants et celles des travailleurs joue un rôle structurant sur le plan social et anthropologique. Elle construit une barrière essentielle entre le propre et le sale. Elle contribue à maintenir les frontières sociales et la domination des élites .
À cet égard, les variations sur les métiers dans les miscellanées rappellent les tableaux des tombes. Le réalisme y confine au naturalisme : le boulanger va chercher les pains au fond de son four pendant que ses fils le retiennent par les pieds , le paysan qui ne paie pas ses taxes sur la moisson est battu et torturé à l’eau . Toutes ces saynètes participent du détail vrai – et répugnant – qui doit faire naître le sentiment identitaire d’appartenance chez le lecteur, scribe et lettré.

Le corps focalise l’attention. L’éloge paradoxal de la mollesse des membres du scribe se pose ainsi comme une référence a contrario aux membres, et en particulier aux bras, des travailleurs manuels dans la Satire des métiers et ses variations du Nouvel Empire. Bras, mains et doigts sont sans cesse mis en danger par le travail ; ils sont exposés à la saleté, à la destruction et à la mort .

L’extrême fatigue et les mauvais traitements  mettent en danger l’intégrité physique. Les efforts demandés vont au-delà des capacités physiques  et la fatigue mène à la vieillesse prématurée . L’évocation d’une réalité crue et repoussante, comme les abcès sur les doigts du jardinier , est certes commandée par les règles du genre de la satire, mais elle n’en souligne pas moins la violence exercée sur les corps. Les artistes aiment également à noter les déformations physiques, l’altération de l’apparence humaine des petits, rejoignant par contraste l’idée que seuls le dignitaire et, dans nos textes, les scribes, sont des hommes à part entière.

Ce travail des classes laborieuses est empreint de violence, celle de la force physique, brute, de l’effort demandé, comme celle de la coercition, du contrôle et des punitions (cf. fig. 8.3).

Les peines physiques – les tourments – du soldat sont de même sans fin, il est un « homme aux multiples tourments  », contrairement au scribe « protégé contre les tourments  » et « gardé à distance des tourments  ». Le corps du soldat est minutieusement détaillé : il est déformé , battu comme plâtre  ou « comme un papyrus » ; le troupier a la peau sur les os tel un « oiseau plumé », il est accablé par l’épuisement  et, plus semblable à un mort vivant, « il meurt de faim, a mal au ventre, est mort alors qu’il vit encore  ». À la même époque apparaît dans la décoration des tombes de dignitaires le motif de « l’accablement du soldat  », perclus de fatigue dans son char , ou encore abattu, recroquevillé sur lui-même, les mains rejetées sur les épaules . Ailleurs, il attend dans l’ennui son tour pour passer chez le barbier .

Ce mouvement de distinction culmine avec la déshumanisation de ces métiers. Si l’éducation et plus encore l’office de scribe distinguent l’homme de l’animal, s’éloigner du monde de scribe revient à se rapprocher de celui de l’animal. Dans une satire de la condition du soldat, ce dernier n’est pas mieux traité que le bétail dont il finit par partager la nourriture.

Le contrepoint du discours scribal sur le désensauvagement se retrouve dans l’animalisation des autres métiers. Les scribes utilisent cette stratégie pour établir leur position supérieure sur l’échelle humaine et sociale . Les hiérarchies sociales sont ainsi dépeintes comme relevant du naturel, et la domination des élites est légitimée. Une thèse récente s’est intéressée à la façon dont l’élite représente la société au Moyen Empire. Son autrice, M. Maitland , a montré comment les classes inférieures étaient de même bestialisées. L’élite entend marquer la distance de cette manière. Ce ressort identitaire est courant à travers l’histoire humaine : déshumaniser un groupe à travers l’usage de caractéristiques dégradantes ou bestiales permet sociologiquement de soustraire ces gens à la communauté, de les en reléguer à l’extérieur . Les scribes empruntent une stratégie de distinction propre à l’élite, à laquelle ils souhaitent appartenir, pour mettre à distance le peuple et la masse laborieuse, voués aux « crocodiles »  et, de ce fait, assimilés aux éléments honnis de la société .

Pages 435-441 – Les illustrations sont issues de l’ouvrage, présentes dans le texte.

Se procurer l’ouvrage

Chloé Ragazzoli

Scribes. Les artisans du texte en Égypte ancienne

Préface de Christian Jacob

En librairie le 8 novembre 2019

15 x 22 cm – 720 pages, avec 142 illustrations en couleurs, bibliographie, index, carte.

35 € – EAN13 : 9782251449975


À écouter : Chloé Ragazzoli dans la Fabrique de l’Histoire

Bonus : le papyrus Prisse

La personnalité du scribe antique révélée par l’examen de sa technique d’écriture : une vidéo Dars / Papillault

Commissaire de l’exposition consacrée en 2011 par la Bibliothèque nationale de France (Richelieu) à l’explorateur Émile Prisse d’Avennes, l’égyptologue Chloé Ragazzoli (Paris-Sorbonne / Oxford), chargée de recherche au département des manuscrits de la BNF, détaille les secrets de fabrication d’un des plus prestigieux papyrus de la BNF, où l’on voit le scribe hésiter sur la longueur des lignes, recharger son calame en encre et laisser entrevoir la personnalité de son commanditaire.


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