❉ L’ambition extrême de l’auteur, alors âgé de 25 ans (qui écrira plus tard le chef-d’oeuvre Le Geste et la parole), le pousse à multiplier les incursions dans un nombre considérable de disciplines (géographie, ethnologie, technologie, préhistoire, orientalisme) qu’il entend coordonner afin d’étudier, en dépit de l’éloignement temporel et du déplacement des milieux climatiques, trois époques d’une même culture du renne en milieu arctique (toundra-taïga) : dans l’Europe du Pléistocène, chez les Eskimos actuels, chez les peuples qui ont domestiqué l’animal. ❉

André Leroi-Gourhan publie son premier livre chez Gallimard en 1936 : La Civilisation du renne. Il n’a que vingt-cinq ans et pas encore de carrière bien tracée. Comment cet auteur précoce parvient-il à mobiliser, au carrefour de disciplines vers lesquelles il s’est tourné il y a très peu de temps, une érudition aussi vaste et à ce point variée ? Notre étonnement grandit lorsque nous apprenons qu’il a quitté l’école à quatorze ans pour être brièvement apprenti dans la bonneterie et l’édition d’art, qu’il a préparé son bac tout seul puis, brûlant alors toutes les étapes, qu’il a obtenu à vingt ans une licence de russe, à vingt-deux une autre de chinois, sans compter le diplôme de fin d’études de l’École d’anthropologie de Paris, fréquentée de 1927 à 1929. L’adolescent autodidacte, curieux d’objets et d’images, se construit autour de sa vingtième année un profil de chercheur aussi méthodique (il accumule d’innombrables fiches) que boulimique. Il commence à donner forme consistante à son goût, qui remonte à l’enfance, pour les sciences naturelles et le passé préhistorique.

La chance le favorise, il le reconnaît lui-même, dans cette rapide mutation de son personnage. Il bénéficie de la bienveillance attentive de quatre hommes exceptionnels, qui l’orientent et l’instruisent sur son désir : Paul Boyer, administrateur de l’École des langues orientales (« un pêcheur d’hommes » dira-t-il), le sinologue Marcel Granet, l’ethnologue Marcel Mauss et Paul Rivet, le directeur du Trocadéro. Le jeune homme assoiffé d’action autant et plus que de science s’intègre à une équipe d’étudiants bénévoles qui se chargent de réorganiser les collections du futur musée de l’Homme. Leroi-Gourhan s’occupe spécialement du fonds arctique et mène à bien une exposition sur les Eskimos. Parallèlement, il fait des conférences au musée Guimet et publie dans la Revue des Arts asiatiques. C’est ainsi que sous l’autorité de deux maîtres éminents, Granet et Mauss, André Leroi-Gourhan fortifie, entre muséologie et ethnologie, d’abord nettement sous le signe des langues et des objets de l’Extrême-Orient, une ambition anthropologique totale : elle se dessine assez nettement dans ce premier essai d’unification heuristique qu’est La Civilisation du renne ; elle restera la marque de notre auteur, apposée sur tous les aspects de son œuvre. (…)

[En 1936, La Civilisation du renne] paraît, ce n’est pas indifférent, dans une collection de géographie humaine. Il s’agit de considérer un vaste espace et ce que les hommes en font singulièrement, eux qui en dépendent de façon si étroite dans leur morphologie comme dans leur nourriture et leur habitat. Cet espace, c’est celui de la toundra-taïga et, pour les peuples de la côte ou du Grand Nord, de la banquise, territoire de l’ours polaire, du phoque et du morse. L’enracinement des recherches émanant de plusieurs disciplines que l’auteur entend coordonner dans le socle constitué par la géographie fait d’elle, moins une discipline primordiale qu’un support universel de conditionnements, qui dicte un cahier des charges existentiel aux hommes qui s’efforcent de survivre dans un environnement ingrat et un climat extrêmement difficile. La dimension géographique agrège les caractères physiques du milieu, la faune, la flore, les matières, le climat et les variations saisonnières, les ressources et les handicaps pour la vie des hommes ; bref elle unifie sur la base de la rareté matérielle et de contraintes d’adaptation drastiques. Dès l’Introduction, l’auteur pose que « tout geste de l’homme est une réaction contre le milieu ».
Définissant son projet comme un « essai de coordination » de disciplines habituellement séparées, Leroi-Gourhan gage la fécondité d’une telle démarche d’une part sur une réalité géo-climatique aux traits fortement soulignés et resserrés, d’autre part sur la puissance inductrice d’un « phénomène zoologique : la vie du renne ». Pourquoi prendre comme pivot « le thème du renne » ? Parce que, dans l’espace et le temps, « c’est le caractère le plus constant ». Sur l’immense étendue septentrionale qui ceinture la planète d’Ouest en Est jusqu’à l’abord du pôle, du Groenland à la Sibérie orientale et au Pacifique Nord asiatique et américain, le renne, sauvage puis domestique, domine les travaux et les jours de peuples différents soumis également aux rigueurs du climat, à la jonction progressive entre la toundra et la taïga, à l’alternance saisonnière commandant les déplacements pour chercher la nourriture et pour s’abriter. En été, la taïga est à peu près impraticable, les marais étant infestés de moustiques, premier ennemi du renne (avec le loup) ; le renne remonte vers les pâturages arctiques de la toundra, se nourrissant de mousses et de lichens, et l’homme suit les migrations de l’animal ; l’hiver, l’un et l’autre trouvent refuge dans la taïga, les hommes se construisant des abris semi-enfouis, tandis que la traque des bêtes à fourrure succède à la chasse du renne. C’est dire à quel point, l’animal étant enfermé dans le contexte géo-botanique auquel il est acclimaté, la vie des hommes, leur industrie et leur art, leur nourriture et leur habitat, leurs déplacements en dépendent étroitement. De même, leurs représentations religieuses, leurs rites et leurs mythes dérivent de l’existence obsédante d’un animal auquel est suspendue la survie de l’ethnie.

Une des significations de l’expression « civilisation du renne » résulte immédiatement de ces solidarités fortes entre l’adaptation parfaite de l’animal, le conditionnement drastique du milieu géoclimatique, les modes d’existence et les techniques humaines qui s’y conforment – sans oublier la figuration animalière, les récits mythologiques fondés sur un dualisme sexuel cosmo-religieux. Bref, le renne est un fil directeur ethnologique, il n’est que de suivre sa trace – au propre comme au figuré – pour dresser le panorama d’une civilisation qui porte sa marque à tous les étages et (pour reprendre le mot de l’auteur) dans tous ses appendices. Pourtant, sous la plume de Leroi-Gourhan, l’animal apparaît comme « une sorte de lourdaud, une caricature de cerf » ! Or, cela même qui le rend à nos yeux disgracieux et pataud est ce qui, à considérer chaque détail, réalise « le maximum d’adaptation à la nature arctique » et place les prestations du renne, en matière de déplacement et de portage, bien au-dessus de celles du cheval et du chien. Cependant, comme l’uniformité du milieu arctique est relative (en particulier selon qu’on est proche du rivage ou à l’intérieur des terres, plus à l’est ou plus à l’ouest), le renne poursuit et peaufine son adaptation en fonction des lieux : par exemple, le caribou est « le type forestier du renne américain ». Pour le renne domestique, la variété reflète les modalités et les finalités de l’élevage : le renne finnois est plutôt un animal de boucherie, le renne mongol sert surtout au transport, le renne paléoarctique est surtout une monnaie. Cette diversité n’entame pas fondamentalement la persévérante identité d’une civilisation qui tourne littéralement autour du renne – exploité pour sa chair, pour sa peau et ses os, ses ramures, son aptitude à se déplacer dans la neige et à traîner un bât, pour sa figure enfin qui aura si heureusement inspiré, selon Leroi-Gourhan, « cette première école d’art de l’humanité ».
Ce qui a suscité, peut-on penser, l’intérêt tout particulier de Leroi-Gourhan pour les Hommes du renne, c’est qu’ils offrent – chose rare – le spectacle d’un déroulement de carrière d’une exceptionnelle continuité dans l’espace et dans le temps, en tenant compte de la modification des aires géographiques concernées en raison du changement climatique. On doit certes se contenter de beaucoup d’hypothèses en ce qui concerne le degré de permanence des groupes et types humains dans leurs lieux et, corollairement, les migrations et les fusions de peuples en deçà du périmètre de la ceinture arctique. S’il est probable que le socle de cette pérennité de la civilisation du renne est d’abord géo-climatique, le milieu arctique se chargeant au cours du temps d’« éduquer » les nouveaux arrivants, il reste pour le chercheur une confondante ressemblance entre les actuels Eskimos du Groenland ou de l’Alaska et les Hommes du renne préhistoriques en Europe. Poursuivre l’étude de ce qu’on pourrait appeler la personnalité d’une civilisation – à ce point déterminée par un milieu et un animal qui paraît si parfaitement adapté pour incarner la médiation entre l’homme et cet environnement – présente l’avantage, aux yeux de Leroi-Gourhan, d’établir un pont, non seulement entre la géographie et l’ethnologie, mais aussi entre celle-ci et la préhistoire. Double gain : touchant d’abord la substance même de la recherche, les connaissances à acquérir ; relevant ensuite de préoccupations méthodologiques et épistémologiques dont on voit bien, à lire attentivement l’introduction et la conclusion de ce premier livre, qu’elles hantent à proprement parler un chercheur soucieux de trouver le centre de gravité d’études rayonnantes empruntant à tant de disciplines qu’on n’avait guère l’habitude de voir cheminer ensemble. (…)

La conception et la construction même de La Civilisation du renne reposent sur l’articulation d’un certain nombre de polarités. La première est celle qui jette un pont entre la « culture» européenne préhistorique et celle, baptisée de « seconde » des actuels Eskimos, le renne et la toundra-taïga étant constants. « Il n’y a qu’une civilisation du renne, écrit l’auteur, impérieuse par la tyrannie que le milieu lui fait subir ». Ainsi, les éléments de base, présents dans chaque culture du renne, Leroi-Gourhan n’hésite pas à les qualifier d’universels. Ainsi, la tente d’été, éventuellement recouverte d’écorce de bouleau ou encore ces « matériaux universels » que sont le bois, l’écorce, l’os, la ramure de renne et la pierre, utilisés pour fabriquer des outils ou des objets décoratifs ; sans parler de la peau de l’animal dans laquelle sont confectionnés la plupart des vêtements arctiques. La couture est pratiquée depuis la préhistoire et la panoplie des blouses à manche, pantalon, capuchon, gants et chaussures pourrait bien constituer également un universel, tant cette couture, adaptée au milieu et à la présence de nombreuses bêtes à fourrure, contraste, par exemple, avec le drapé de la Grèce ou de Rome ; elle se pratique à l’aide d’aiguilles de bois de renne. (…)

Dans ce premier livre, la beauté du bestiaire est directe, elle sort de l’évocation des animaux réels, croqués dans leur malice, leur timidité, leur élégance ou leur allure pataude. L’art paléolithique qui s’en inspire n’est ici qu’à peine touché – et c’est pour louer un « culte de la ligne » qui a su « emprisonner » le mouvement. Mais le futur auteur de La Préhistoire de l’art occidental prend date : il ne se contentera pas de recenser les thèmes et les signes, ni d’avancer l’hypothèse d’un groupement non aléatoire à l’intérieur de la caverne ; il décrira et analysera les œuvres sous l’angle de leur style, le préhistorien se doublant d’un historien d’art averti et d’un esthéticien. (…)
Extraits de l’avant-propos de Michel Guérin.
Sommaire
Avant-propos de Michel Guérin
Introduction
Chapitre I. Le renne
Caractères physiques – Son habitat – Ses variétés
Chapitre II. – La Toundra-Taïga
La diffusion des espèces de transport – Le yak – Le chameau – La Toundra-Taïga – Le rythme des saisons – Le milieu géologique – Les charniers
Chapitre III. – La Toundra-Taïga et l’homme
Le sol – L’hiver : habitation et vêtement – La chasse – L’été – L’unité sociale – La complexité de l’ensemble arctique
Chapitre IV. – La Toundra-Taïga et le renne
Les mouvements glaciaires – L’homme – Le Pléistocène supérieur – Le renne – La domestication
Chapitre V. – La première culture du renne. – Les hommes du renne en Europe
Les esquimoïdes – Les types humains – Outillage et sépulture – Habitation et vêtement – Gibier et armes – Les bâtons de commandement – L’art – Parallèles avec les arctiques actuels
Chapitre VI. – La traversée des Continents
Les itinéraires – La route de l’Ouest : les Lapons – La route de l’Est – Unité de la culture paléolithique du renne – La Sibérie – Conclusions
Chapitre VII. – La seconde culture du renne. – Les hommes du renne en Amérique
La culture de Thule – La vie saisonnière – L’hiver – L’habitation d’hiver : l’igloo – Les animaux marins – Le phoque – L’otarie – L’ours polaire – La pêche – Les oiseaux – Les animaux terrestres – Le renne – Les battues – L’arc – Le vêtement – Le tatouage – Le dualisme sexuel – Le culte de l’ours
Chapitre VIII. – Les envahisseurs méridionaux
Les invasions en Asie – Les Paléoarctiques – La cosmologie – Le corps et son enveloppe – Les prestations rituelles – Conclusions
Chapitre IX. – La troisième culture du renne. – La domestication
Données historiques – Le renne, le cheval et le chien – La toundra en hiver – La piste – Les moustiques – Les services du renne – La domestication laponne – Habitation et vêtement lapons – Le renne lapon – Le traîneau lapon – Les Samoièd – Les Toungouz – Le renne toungouz – Limitation des troupeaux – Pâtures d’été – Le lichen – L’élevage toungouz – Les transports toungouz – Les Iakout – Les Koriak et les Tchouktchi – Organisation sociale des Tchouktchi
Chapitre X. – L’adaptation au renne
L’influence européenne – Le renne en Alaska – Les éleveurs – L’avenir
Conclusions
Table des illustrations dans le texte
Planche des illustrations hors-texte
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André Leroi-Gourhan, La civilisation du renne
Avant-propos de Michel Guérin
Livre broché sous couverture à rabats, 16 x 22,5 cm – XXXII + 224 pages – 26 illustrations dans le texte en noir et blanc, 32 planches hors texte en deux couleurs.
Collection Encre Marine, en librairie le 11 septembre 2019, 23 €
Pistes bibliographiques complémentaires, dans notre catalogue :
❉ Michèle Therrien, Les Inuit, Guides Belles Lettres des Civilisations, 2012.
Ouverture à l’inattendu, attachement au milieu naturel, qualité des relations interpersonnelles, partage, humour, voilà quelques clés pour mieux comprendre les propos que tiennent les Inuit sur leur histoire, leur société, leur place dans le monde, l’avenir, le changement climatique et le développement industriel. Les voix qui nous parviennent depuis l’Alaska, l’Arctique canadien et le Groenland nous dévoilent une civilisation contemporaine dont nous ne soupçonnons pas la richesse. La première synthèse depuis le travail ethnologique de Jean Malaurie . Illustré.
❉ Georges Buraud, Les Masques, collection Encre Marine, 2014. Prix des Critiques en 1948
Dans son bel ouvrage M. Georges Buraud a été le premier à dégager le sens profond du besoin qui, en tous temps et en tous lieux, a porté l’homme à dérober son visage derrière une figure modelée à l’apparence d’un animal, à l’image d’un ancêtre ou conçue comme représentative d’un dieu. Il montre comment cet homme, nanti du pouvoir d’observer les émotions que son apparition déchaîne chez autrui sans rien livrer des siennes propres, s’identifie bel et bien avec l’être pour lequel il cherche à se faire passer, comment il participe et fait participer tout son groupe aux forces occultes qui mènent le monde. Illustré.
❉ Jean-Pierre Laurant, Thierry Zarcone, Le Cerf. Une symbolique chrétienne et musulmane, 2017.
Le cerf est un animal sacré, roi des forêts, de l’Asie centrale aux rives de l’Atlantique. Il est vénéré mais chassé, tué et mangé depuis des millénaires. Par son sacrifice, il nourrit, soigne et protège tant le corps des hommes que leur imaginaire. Animal guide, sa poursuite lance le chasseur sur les chemins de la conversion et il accompagne dans le christianisme comme dans l’islam la vie des vrais spirituels, servant de monture aux saints ou, pour la biche, donnant son lait aux ascètes. Il a conduit des peuples entiers vers des terres que les dieux leur destinaient… Illustré.
❉ Olaus Magnus, Histoire des description des peuples du Nord, traduit par Jean-Marie Maillefer, collection Classiques du Nord, 2004.
L’Histoire des peuples du Nord, publiée à Rome en 1555 par Olaus Magnus, dernier archevêque catholique d’Uppsala, a joui d’une grande notoriété et connu une large diffusion aux XVIe et XVIIe siècles. Pendant cette période, elle a tout simplement constitué la base principale des connaissances sur l’Europe du Nord, et contribué magistralement à sortir de l’ombre ce qui restait encore une terra incognita. Cette description des contrées et des populations scandinaves, dont nous livrons ici une anthologie des chapitres les plus représentatifs, connut un succès éclatant… Une somme géographique inégalée en son temps sur la Scandinavie, fruit d’une érudition immense, illustrée pédagogiquement par de nombreuses gravures naïves et pittoresques.