Maurice Garçon (1889-1967), de l’Académie française, fut l’un des plus grands avocats du XXe siècle. De lui, nous avons déjà publié le Journal des années 1936-1945, ainsi que le recueil Contre la censure et autres plaidoyers pour les Arts et Lettres.
Parmi ses 17 500 dossiers plaidés entre 1911 et 1967, conservés aux Archives Nationales, certains attirent particulièrement l’attention.
Herschel Grynszpan, le meurtrier de l’attaché culturel de l’ambassade d’Allemagne à Paris qui, en 1938, voulut par son geste dénoncer les persécutions dont les juifs allemands étaient les victimes.
Les « piqueuses d’Orsay », expression désignant les infirmières accusées, dans la panique de la débâcle de juin 1940, d’avoir tué plusieurs malades intransportables avant de fuir leur hôpital.
Cinq étudiants, exécuteurs en mai 1943 à Poitiers du docteur Guérin qui, sous le pseudonyme de Pierre Chavigny, vantait dans la presse les mérites de la collaboration.
Enfin, le grand résistant René Hardy, l’organisateur de la « bataille du rail », accusé d’avoir trahi et livré Jean Moulin aux Allemands.
Ces quatre affaires présentent un intérêt historique majeur. Maurice Garçon y dissèque, avec son acuité coutumière, arcanes politiques et méandres de l’âme humaine. Il y révèle aussi l’étendue de son immense talent.
Portrait de Garçon par Antonowicz
Extrait du prologue, par Gilles Antonowicz.
Maurice Garçon n’est pas seulement l’une des grandes figures du barreau, il incarne un moment de l’histoire de France. Il naît en 1889, l’année où, avec l’Exposition universelle de Paris et l’achèvement de la tour Eiffel, la France tourne son regard vers le XXe siècle. Il décède en 1967, à la veille du grand tournant de Mai 1968.
1889-1967 : les historiens retiendront peut-être ces dates pour évoquer la France « moderne », comme François Furet retint la période 1770-1880 pour décrire la France « révolutionnaire ». Garçon parcourt cette époque en « honnête homme » témoin des chocs et des tragédies qui la traversent, comme du bouillonnement artistique qui la caractérise. Pour le meilleur et pour le pire… Les larmes et les rires… Hitler et Chaplin sont nés la même année que lui.
Fils unique d’Émile Garçon, professeur de droit criminel auteur d’un fameux Code pénal annoté, on dit de Maurice qu’il a appris à lire dans le Dalloz. Le père et le fils se ressemblent. Tous deux dessinent, peignent, tiennent leur journal et lisent dans le texte Suétone et Tite Live… Toute sa vie, ce père lui servira de guide : jamais, après la mort d’Émile en 1922, Maurice ne prendra de décisions importantes, celles qui engagent, sans se demander ce qu’Émile aurait fait à sa place ou ce qu’il en aurait pensé. Le jour où il accepte de se charger de la défense de Georges Mandel, poursuivi par le gouvernement de Vichy, il écrit : « Je crois que mon père, s’il vivait, m’approuverait. »
Il prête serment en 1911. Longue silhouette d’échassier un peu voûtée – il frôle le mètre 90 –, l’allure nonchalante, un peu gentilhomme, un peu bohème, les cheveux partagés par une raie médiane, passés au fil du temps du brun au gris, puis du gris au blanc, respirant un sentiment de supériorité que certains jugent agaçant – la modestie n’étant pas, il est vrai, sa qualité première –, long visage en lame de couteau, les yeux si bleus qu’ils en paraissent glaçants, il ne tarde pas à se faire un prénom.
Parcourir l’inventaire de ses 17 000 dossiers conservés aux Archives nationales donne le vertige… Garçon touche-à-tout. Il excelle en un domaine : la propriété littéraire et artistique. Le monde des lettres, celui du théâtre (qu’il adore), du cinéma (qu’il déteste), de la peinture et de la mode, se bouscule pour lui confier sa défense 1. Il est l’avocat du Tout-Paris, ce qui lui convient fort bien, c’est un mondain : il sort tous les soirs, avec la Comédie-Française comme lieu de prédilection ; il évite en revanche l’Opéra : allergique à la grande musique, il n’apprécie que la musique de cirque, les airs de guinguette et les chansons de son ami Vincent Scotto… […]
Paul Morand dira de lui que s’il avait « défendu l’assassin de quelque malheureuse coupée en morceaux, il eut démontré que la malle était vide » tant il y avait dans sa conception de la défense une part de prestidigitation.

Souverain dans ses démonstrations ponctuées de grands gestes d’escrimeur, il sait convaincre. Son autorité, sa présence, sa capacité à imposer et à user du silence font merveille et personne n’oublie la manière dont, les lunettes tombées à la pointe du nez, il chasse les mauvais témoins de la barre en les congédiant d’un méprisant : « Sortez Monsieur ! » ou dont il ponctue sa péroraison pour arracher l’acquittement de Marguerite Marty, accusée d’avoir empoisonné son mari, en donnant l’ordre aux jurés de « voter “non” [aux questions sur la culpabilité]… et vite ! ». À 56 reprises, les jurés obéissent à son injonction, lui procurant des triomphes mémorables. On en oublierait presque quelques claques, sept de ses clients étant tout de même condamnés à mort…
Il n’a qu’un défaut : il ne peut s’empêcher de citer les Pères de l’Église, saint Augustin ou saint Thomas d’Aquin, et de truffer ses plaidoiries de référence à l’Antiquité en convoquant Sophocle ou Plutarque, ce qui prend parfois les jurés populaires à rebrousse-poil. Lorsque son discours tourne à la conférence, certains de ses confrères ont du mal à masquer leur irritation, irritation qui vire à l’exaspération lorsque, pendant leurs propres plaidoiries, Garçon sort de sa poche une minuscule palette et, pour marquer ostensiblement son indifférence aux propos tenus, entreprend de peindre de petites aquarelles où il croque les visages des témoins, du greffier, des magistrats ou des jurés, sous le regard navré du président qui n’ose lui adresser la moindre remarque.
Au Palais, on le craint, on le respecte, mais on ne l’aime pas… Cinq fois, il se présente aux élections du Conseil de l’Ordre sans jamais obtenir les suffrages nécessaires. On pourrait même croire qu’il ne se présente que pour avoir le plaisir de s’entendre signifier qu’il ne fait pas partie du sérail, qu’il est différent, qu’il est ailleurs… Ce qui est vrai. Le Palais n’est pas son unique centre d’intérêt. Il a bien d’autres passions. […]
L’exécution du docteur Guérin (1943) : plaidoirie
Extrait des pages 140-141
Le docteur Guérin, collaborateur et provocateur notoire, est assassiné en mai 1943 par cinq étudiants communistes. Maurice Garçon accepte d’assurer la défense de l’un d’entre eux, Jean Gautier.

Tour à tour, les avocats de la défense plaident sobrement. Garçon leur a demandé d’être brefs pour ne pas nuire aux capacités d’attention du tribunal et notamment celles du président Devise dont la tête dodeline par moments en signe d’assoupissement. Il prend enfin la parole. Il a écrit son discours qu’il a appris par cœur. Il improvise rarement. Jamais pour des dossiers de cette importance. D’emblée, il place le procès dans une perspective historique. Il prévient les juges et c’est déjà presque une menace : « Rappelons-nous seulement, pour garder notre calme, que le jugement que vous êtes appelés à prononcer ce soir ne sera qu’un prologue : le jugement définitif sera porté par l’Histoire. Elle seule dira le dernier mot de la grave affaire qui nous réunit et sa décision souveraine portera non seulement sur les accusés, mais sur la victime et nous-mêmes. »
Feignant la neutralité, il affirme son « indépendance au regard de tous les partis » et s’être jusque-là « volontairement abstenu de se mêler aux querelles politiques. […] C’est le gage, dit-il, que je discuterai sans passion ». Sa voix sera celle de la raison, celle de la sagesse… « Le crime perpétré par ces enfants est atroce […]. Je réprouve tous les attentats qui portent atteinte à l’inviolabilité de la vie humaine. » Et il se tourne vers les cinq jeunes gens :
Vous m’entendez, petits, vous qui, étant à l’aube de l’existence n’en connaissez pas encore le prix, votre faute est énorme. On n’a pas le droit de tuer son semblable. La vie est trop précieuse pour que personne puisse se permettre d’en changer la destinée. Où irions-nous s’il était permis à chacun de se donner le mandat de justicier ? […] Il n’y a pas de crimes justes. […] Ainsi nous condamnons l’assassinat du docteur Guérin et nous le réprimerons avec fermeté.
Mais, ajoute-t-il aussitôt, « la fermeté n’a pas pour conséquence de mettre un bandeau sur les yeux des juges et d’en faire d’impitoyables automates. Juger les hommes ne consiste pas à les frapper en aveugle. » Le décor planté, les enjeux définis, il attaque. Il ne s’agit pas d’un crime de droit commun, mais d’un crime politique perpétré par des jeunes gens qui « étaient encore des enfants lorsque la guerre a éclaté et ont souffert d’autant plus de l’effondrement du pays qu’ils étaient orgueilleux d’une patrie dont le génie brillait d’un vif éclat dans le monde. […] Il ne sied pas à la jeunesse de porter le deuil. Ils aiment trop leur pays pour n’avoir pas fait de l’espoir un acte de foi et ils ne peuvent s’habituer à le sentir asservi par une domination étrangère. Autour d’eux ils ont entendu exprimer des doctrines contradictoires, dont quelques-unes leur font horreur. Ils se sont trouvés sans guide et leur conscience tourmentée leur a fait porter sur certains des opinions outrées. Leur outrance est le fait de leur âge et de leur désespoir ».
Garçon justifie leur indignation en évoquant les articles de Pierre Chavigny [Pseudonyme du Dr Guérin dans la presse], « le ton batailleur de ses campagnes menaçantes, les attaques qu’il portait contre des Poitevins estimés, dont le tort était de rester attachés à nos institutions libérales. […] Le démon politique qui l’agitait le conduisait à proférer des paroles excessives et beaucoup pensaient qu’il était l’auteur de certaines dénonciations et l’artisan de certaines arrestations. » Il rappelle l’incarcération d’Émile Gautier, l’attitude ambiguë de Guérin, la rancœur qu’en conçut son jeune client. Sacrifiant la solidarité envers les autres accusés au profit des seuls intérêts de Gautier, il ajoute : « Il n’en fallut pas plus pour qu’il écoutât sans s’indigner les propositions de ses camarades. » Il prétend que Gautier serait venu au rendez-vous sans arme. Glissant sur les détails, il affirme : « Je ne vous dirai pas comment il se trouva soudain armé d’un poignard qu’on lui avait passé. Il reconnaît avoir frappé. » Que le tribunal ne compte pas sur lui pour l’éclairer davantage… Imperturbable, il reprend : « Voilà le crime. Personne ne dira que le mobile en fut bas. Le geste est atroce, mais irréfléchi. Son atrocité vient des circonstances et son auteur ne l’avait pas prémédité tel. Je plains le triste sort des enfants de notre temps. Ils ne savent plus qui croire et demeurent éperdus. »
En vérité, poursuit-il, le crime de ces jeunes gens n’est pas nouveau. « Vingt fois il a été perpétré dans des circonstances pareilles et il a laissé son empreinte sanglante à toutes les pages des livres d’histoire que nous leur avons donnés. » Il évoque le souvenir du général athénien Thrasybule.
Rappelez-vous, lance-t-il à des juges qui n’en ont très certainement jamais entendu parler, c’était au temps où Lysandre, conduisant une armée de Sparte, avait conquis l’Attique. Athènes était gouvernée par trente citoyens agréés par le vainqueur. Thrasybule banni, réfugié à Thèbes et armé par elle, ne désespéra pas de son pays et refusa de transiger. Il revint délivrer sa patrie par les armes, lui rendit ses libertés, et chassa honteusement les trente tyrans qui furent voués à l’exécration publique.
Le message est clair : l’Allemagne, c’est Sparte ; Londres, Thèbes ; De Gaulle, Thrasybule et la nébuleuse de Vichy, les trente tyrans… Ainsi s’exprime l’idée que ces jeunes gens, élevés au lait des grands principes – l’honneur, la patrie – ne pouvaient pas comprendre la politique attentiste du gouvernement et son engagement dans la voie de la collaboration. Ayant perdu confiance dans ceux qui étaient chargés de leur montrer le chemin, ils en ont été réduits « à s’en remettre à leur seul jugement ». Et parce qu’ils n’ont pas voulu « laisser anéantir leurs croyances », ils ont fini par agir.
L’infortunée victime avait prévu le risque qu’elle courait en prêchant elle-même la violence et en bouleversant si violemment les esprits, constate Garçon. Lorsque le docteur Guérin tomba ses derniers mots furent : « Cela devait arriver ! » Malheureusement oui, cela devait arriver. […] En semant un pareil grain, fût-on de bonne foi, on fait une moisson de révoltes. Non, Messieurs, le crime que vous devez juger n’est pas nouveau. Il est de tous les temps où le malheur s’abat sur la patrie. Il est l’aboutissement misérable des convulsions publiques lorsque, devant l’adversité de la Fortune, on ne croit plus à la Justice.
Le temps est venu de conclure :
Vous formez un tribunal d’exception pareil à ceux que, dans l’histoire, on nous a appris à craindre. Le tribunal révolutionnaire et les cours prévôtales ont laissé de sinistres souvenirs. J’ose espérer que vous ne voulez pas que, dans l’avenir, on vous compare à eux. Vous avez l’âme trop haute pour qu’aucune confusion ne soit possible. […] Je vous demande de dire qu’ils sont coupables du crime de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner. En niant la préméditation et la volonté meurtrière, vous donnerez la vie sauve aux accusés. Je ne vous en demande pas plus.
Il termine en usant de l’impératif, avec l’autorité de celui qui sait pouvoir en user :
Ils voulaient frapper pour punir et n’avaient pas conspiré pour tuer. Frappez pour punir, mais, plus maîtres qu’eux de vos nerfs, ne tuez pas. Trop de sang coule dans le monde. N’ajoutez pas à ce flot rouge qui nous coûte déjà tant de larmes. Laissez à d’autres la hideuse besogne de détruire les existences. Ne tuez pas. Dites que ces jeunes gens n’ont pas voulu donner la mort et qu’ils ont subi l’entraînement irrésistible d’une passion désintéressée.
