Court résumé :
Un siècle. Telle fut la durée de l’agonie de la République romaine qui succomba sous les coups d’ambitieux dictateurs et chefs militaires, avides d’exercer un pouvoir personnel.
Pourquoi assassiner la liberté ? Comment un engrenage fatal a-t-il conduit des hommes jadis fiers de leur République à renier leurs valeurs fondamentales ? Telles sont les questions que pose l’auteur qui, pour mieux faire revivre ces heures brûlantes, assortit son propos de relations évocatrices comme autant d’ouvertures vivantes sur cette époque tragique. L’observation de ce moment historique pendant lequel se déchaîna une violence qui faillit tout emporter avec elle n’est sans doute pas inutile à la réflexion de ceux qui s’interrogent également sur l’évolution de notre temps.

La violence des proscriptions
En relation avec le chapitre 3 : le traumatisme des guerres civiles. Texte complet. Les dates s’entendent avant notre ère.
À partir de l’époque des Gracques, Rome fut déchirée par plusieurs guerres civiles lors desquelles s’affrontaient optimates et populares. Celle qui opposa Marius et Sylla fut d’une particulière intensité. La violence des coups, l’acharnement des adversaires n’avaient pas encore connu semblable obstination. Elle se poursuivit au-delà de la mort de Marius et ce fut dans le sang que Sylla, après son retour d’Asie, dut conquérir son pouvoir en attaquant Rome dans laquelle il pénétra, contre toute légalité, les armes à la main en fin d’après-midi, le 1er novembre 82 par la porte Colline. Le lendemain, Sylla réunit le Sénat dans le temple de Bellone, au Champ de Mars, à côté du temple d’Apollon dont nous pouvons encore voir les restes devant le théâtre de Marcellus. Il comptait y faire reconnaître ses victoires en Asie et ainsi légitimer son pouvoir à Rome. Tandis que se tenait la séance, chacun pouvait entendre les cris des trois mille prisonniers dont le nouveau maître avait ordonné l’exécution afin, sans doute, d’impressionner les sénateurs et influer sur leur décision. Mais les Patres, s’ils se laissèrent convaincre de ratifier tous ses actes de proconsul pour ce qui concernait sa campagne contre Mithridate, refusèrent de lui accorder le droit d’éliminer ses ennemis politiques. Cependant, Sylla, dans un discours argumenté, venait de s’étendre sur toutes les injustices dont lui et les siens avaient été les victimes. Rien n’y fit. Cicéron dira, un an plus tard dans son premier grand plaidoyer [ Pro Roscio, 153], que le Sénat « ne voulait pas qu’un acte qui dépasse la rigueur autorisée par la coutume de nos ancêtres parût légitimé par le Conseil d’État ». Il ne restait plus à Sylla, qui tenait à sa vengeance, qu’à inventer un nouveau mode d’épuration (dont le second triumvirat – Octave, Antoine et Lépide – userait pour la seconde fois fin 43, après les accords de Bologne) : la proscription.
Si les luttes fratricides constituent le degré suprême de l’horreur et de la violence, la proscription en forme le point d’orgue. Le 3 novembre, Sylla s’adresse au peuple pour le rassurer, lui promettre la paix civile et lui expliquer son intention de punir les coupables. Dans la foulée, il fait afficher un édit afin d’exposer les modalités de cette épuration, et livrer une première liste de quatre-vingts noms (ses ennemis politiques les plus importants, à commencer par les consuls populares). Une deuxième liste de deux cent vingt noms suivra le 5 novembre, puis une dernière d’un même nombre de proscrits le 6. Au total cinq cent vingt personnages dont certains réussiront à fuir et à se réfugier le plus loin possible, jusqu’en Afrique. Certes, Sylla ne peut que regretter que son principal adversaire, le grand Marius, soit mort trop tôt, mais il ordonne que soit brisé son tombeau et que ses cendres soient dispersées dans le fleuve Anio.
Le sort réservé aux proscrits touche au paroxysme de la cruauté. L’édit de Sylla ne fixe pas le mode d’exécution. Il stipule seulement que la tête des proscrits doit être rapportée au maître de Rome. Ceux dont les noms s’égrènent sur la liste fatale sont déclarés « sacer ». L’eau et le feu leur sont interdits. Nul ne peut les accueillir, les secourir ou seconder leur fuite sous peine de subir le même châtiment qu’eux. Les dénoncer est un devoir ; les tuer et les décapiter, une obligation qui mérite récompense (48 000 sesterces par tête). Même les esclaves peuvent, en dénonçant leur maître, recevoir une gratification et, surtout, la liberté. Une partie des biens du proscrit revient à qui le capturera. Autant dire que commence une véritable chasse à l’homme, dans un climat d’obsédante suspicion. Le plus souvent, le proscrit découvert est conduit au Champ de Mars où siège Sylla. Dépouillé de ses vêtements, les mains liées dans le dos, il est fouetté de verges sur l’ordre du magistrat qui s’est couvert la tête du pan de sa toge en signe de deuil avant d’être plaqué au sol pour que le bourreau, armé de sa hache, puisse faire son office. La tête est ensuite portée au Forum où elle est exposée sur les Rostres (ou sur une fontaine publique) à la vue de tous. Le corps, quant à lui, traîné sur les pavés par un croc de boucher, est jeté dans le Tibre du pont Aemilius, comme c’était généralement le cas des cadavres qui jonchaient le sol à l’issue des discordes entre citoyens. Ces attitudes ne sont pas anodines car, en se décomposant au soleil, la tête du proscrit perdait peu à peu son identité ; les traits s’effaçaient. Or l’intégrité physique, pour un Romain, équivaut à celle de l’âme. Le corps n’a pas reçu de sépulture, aucun culte ancestral ne pourra lui être rendu. C’est de son honorabilité dont le défunt est spolié. Il est privé de tout statut dans le monde infernal. Le proscrit disparaît donc sans laisser la moindre trace. Comme l’a bien souligné Cicéron : « Le proscrit n’est pas seulement banni du monde des vivants, il est même, si c’est possible, relégué plus bas que les morts. »
L’édit de Sylla a donc pour objectif de « gommer » littéralement de la surface de la terre et de la mémoire des hommes ses principaux ennemis politiques par un rituel infamant et cruel. Encore faut-il imaginer que ce supplice puisse connaître des degrés divers dans l’horreur même. Le traitement qu’à connu l’un des proscrits, Marcus Marius Gratidianus représente le paroxysme de la violence qui se déchaîne dans les rues de Rome. Ce Gratidianus n’a rien d’un illustre inconnu. Neveu du grand Marius (fils de sa sœur), adopté par le frère cadet de celui-ci, il est ainsi entré dans la gens du grand homme dont il a pris le nom. Préteur à deux reprises (en 85 et en 82), il connaît une grande popularité parce qu’il a publié un écrit sur le cours des monnaies et leur contrôle qui a contribué à une diminution des dettes privées. C’est dire qu’à l’heure où Sylla s’empare du pouvoir par la force, il est certainement l’un des populares les plus haïs par le nouveau maître et aussi le plus important après les deux consuls, impossibles à mettre à mort pour le moment puisque le cousin de Gratidianus, Caius Marius, fils du leader popularis, est encore enfermé dans Préneste (où il résiste aux hommes de Sylla) et que Carbo s’est enfui en Afrique. Sa prise, en outre, s’avère importante à un autre titre. Les Optimates, comme Sylla, nourrissaient au fond de leur cœur une ancienne rancune contre Gratidianus parce qu’il avait poussé au suicide l’un des leurs, Quintus Lutatius Catulus, en lui intentant un procès pour haute trahison. Or ce Catulus était vénéré à Rome parce qu’il avait vaincu les Cimbres et les Teutons au côté du grand Marius et avait, du reste, triomphé le même jour que lui.
Gratidianus s’est donc caché dans une bergerie, non loin de la porte Colline, où le débusquent Catilina (le futur adversaire de Cicéron en 63) et ses acolytes. À cette époque, ces jeunes gens sont d’abord des têtes brûlées, mais également déjà des hommes que la passion politique et l’appât du gain fanatisent au plus haut degré. Ils s’emparent de leur victime, la dénudent, l’enchaînent et lui passent une corde au cou avant de la traîner, à travers les rues devant une populace en délire qui insulte le prisonnier, le frappe, le couvre de crachats et d’excréments. Mais le triste cortège ne se dirige pas vers le Champ de Mars où siège Sylla. Il traverse le Tibre et gagne le Janicule où est érigé le tombeau des Catuli et où repose le héros qui s’est donné la mort. Gratidianus n’est pas le seul proscrit conduit en ce lieu symbolique : deux sénateurs, moins connus, Marcus Plaetorius et Venuleius s’y retrouvent également. Nous ignorons s’ils ont subi les mêmes tortures que leur célèbre compagnon d’infortune. Le poète Lucain [La Pharsale, II, 173-187], neveu du philosophe Sénèque, a plus tard décrit « le raffinement sinistre d’une cruauté sans nom » que Catilina fait endurer à sa proie. Chaque coup porté se veut insoutenable, mais aucun n’est mortel. La victime doit être consciente de la désintégration progressive de son corps qui prélude à celle de son âme. Tout d’abord, chaque membre est méthodiquement brisé, les jambes, puis les bras, après avoir été fouetté. Les bourreaux arrachent ensuite les mains et les parties génitales avant de se concentrer sur le visage. « La langue coupée palpite et frappe l’air d’un mouvement silencieux. L’un coupe les oreilles, l’autre les ailes du nez recourbé. » D’autres sources précisent que ces atrocités sont exécutées à mains nues (Florus). Gratidianus n’est plus que douleur, mais il vit encore. Il faut qu’il soit conscient et assiste à chaque phase de ce sacrifice rituel dont il est la victime et dont le sang offert aux Mânes de Catulus doit symboliser l’expiation du crime accompli. C’est pourquoi, comme une dernière outrance, l’un des bourreaux « arrache les globes du creux de leurs orbites et jette les yeux les derniers lorsqu’on leur a montré les membres. À peine pourra-t-on croire à un crime si sauvage, qu’une seule tête ait pu réunir tant de châtiments ».
Gratidianus n’est plus qu’une loque humaine, encore attachée à son poteau de torture. Alors Catilina, de sa main gauche, saisit la tête de sa victime par les cheveux et, de la droite, lui tranche la gorge. Il lève bien haut cette tête honnie, sous les vivats d’une foule déchaînée. Le sang du supplicié coule le long de son bras jusqu’à l’épaule et tache sa poitrine. Soudain, il saute sur son cheval, exhibant son trophée, et se précipite au Champ de Mars, au temple de Bellone où Sylla préside une séance du Sénat. Quand il en sort, tout maculé de sang, il se dirige vers le temple voisin, celui d’Apollon, et, suprême blasphème, se lave les mains dans le bassin d’eau lustrale dont l’eau sacrée est réservée aux ablutions de qui rend un culte au dieu des arts.
*
La paix civile, même à ce prix cruel, ne revint pas pour très longtemps. La guerre civile entre César et Pompée, annoncée par une période de troubles incessants, éclata en 49 et se poursuivit, même après la victoire de César à Pharsale (en août 48) par des luttes intestines qui eurent pour cadre les principales provinces de l’empire autour de la Méditerranée (Égypte, Afrique, Espagne). Certains lieutenants de Pompée eurent beaucoup de mal à échapper au massacre et retombèrent de nouveau dans les affres de la guerre civile qui opposa Octave à Antoine, dès la mort de César en 44. Il s’en trouva même qui connurent l’horreur d’être portés sur la liste des proscrits dressée par les deux hommes pour sceller leur entente (partielle) à Bologne en novembre 43, lors de la formation du second triumvirat avec Lépide.
Pour illustrer ce fatal enchaînement du destin, nous possédons un document rare et intéressant. Il s’agit de l’éloge funèbre d’une matrone romaine qui nous conte l’histoire tourmentée d’un couple romain. Le texte de l’Épitaphe ne nous est pas parvenu intégralement, mais nous en savons assez pour reconstituer dans les grandes lignes l’histoire tourmentée de ce couple dont nous ignorons les noms. Le mari y rend hommage à sa femme, décédée avant lui sans avoir pu lui donner d’enfant, mais son dévouement exemplaire lui a sauvé la vie, comme il le dit lui-même.
En janvier 49, la défunte est fiancée avec ce citoyen quand César franchit le Rubicon. La guerre civile éclate et notre homme a choisi son camp. Il s’embarque avec Pompée qui fuit en Macédoine. La sœur de la jeune femme est déjà mariée avec un certain Caius Cluvius qui, lui, part pour l’Afrique rejoindre probablement les Césariens puisqu’il n’a pas été proscrit en 43. L’Italie est partiellement mise à mal. Les parents de la jeune fiancée sont assassinés et celle-ci se réfugie chez sa future belle-mère qui vit dans une maison ayant jadis appartenu à Milon, avant son exil. La jeune fille et sa sœur font preuve d’un beau courage en obtenant le châtiment des meurtriers de ses parents, en faisant respecter le testament de son père et en luttant contre les hommes de Milon qui disputent à sa belle-famille la maison où elle a trouvé refuge. César est vainqueur à Pharsale. Le fiancé se cache. Sa future épouse le ravitaille en secret et obtient la protection des Césariens (grâce à son beau-frère ?). La situation se calme et le mariage peut enfin avoir lieu à une date que nous ne connaissons pas, après 48 et avant 43. En effet, fin 43, notre citoyen est déjà marié quand éclate une nouvelle guerre civile entre Octave et Antoine, et il se trouve inscrit sur la liste des proscrits. Le cauchemar recommence. Il se terre ici et là, renseigné par sa femme sur les dangers encourus. Elle finit par lui procurer une cachette sûre sans que nous sachions quels furent les détails de cette chasse à l’homme à laquelle il a réussi à échapper, mais dont nous pouvons imaginer les corollaires : les attentes angoissées, les fuites nocturnes éperdues, la peur au ventre, les rumeurs diffuses, le désespoir qui grandit avec la perpétuelle incertitude… En 42, Cluvius obtient d’Octave la grâce de son beau-frère et la restitution de ses biens. Mais l’un des triumvirs, Lépide, garde à l’encontre du proscrit une haine tenace dont nous ignorons la cause. Or c’est Lépide qui est présent à Rome lorsque sa femme s’entremet pour faire valoir la réhabilitation de son mari. « Tu te jetas à terre à ses pieds ; non seulement tu ne fus pas relevée, mais tu fus traînée et enlevée comme une esclave, le corps plein de contusions ; avec la plus grande fermeté, tu informas Lépide de l’édit de César (= Octave) relatif, avec ses compliments, à ma réhabilitation ; tu entendis même des mots d’insulte ; tu reçus de cruelles blessures… » Insultée, molestée, l’épouse courageuse obtient néanmoins gain de cause. Une fois la paix rétablie, les époux peuvent enfin vivre des jours heureux, mais la nature refuse de leur accorder l’héritier dont a besoin tout Romain pour transmettre et son nom et sa fortune. La femme, sacrifice suprême, est alors prête à divorcer pour permettre à son mari d’épouser celle qui lui donnera un enfant, et promet d’apporter à ce descendant tant espéré aide et affection. Mais le mari refuse cette abnégation de la part de celle sans qui il ne serait plus en vie. Et c’est dans leur affection réciproque qu’ils poursuivront le reste de leurs jours jusqu’à ce que la mort les sépare, peu d’années avant que le siècle ne s’achève.
Même si l’éloge funèbre (laudatio funebris) est un exercice littéraire bien connu à cette époque, il n’est pas douteux que certaines femmes romaines, vertueuses et dévouées, ont eu une conduite héroïque dans ces moments troublés et tragiques. Pendant longtemps, les historiens ont cru pouvoir donner des noms à ces courageux époux, Turia pour celui de la femme et Quintus Lucretius Vespillo pour celui du mari. Leur histoire, très proche de celle de nos deux personnages, est attestée par deux auteurs, Valère Maxime et Appien. [Valère Maxime, VI, 7, 2 et Appien, Guerres civiles, IV, 44]
Mais Marcel Durry a pu montrer que cette ressemblance n’aboutissait pas à une identification des personnes concernées. Ceci n’a rien d’étonnant si l’on veut bien considérer que nombre de proscrits ont pu connaître des destinées assez similaires. Dans ce monde à l’envers, on vit non seulement des épouses, mais aussi des esclaves user de stratagèmes pour sauver leur maître de la mort ignoble qui l’attendait ; certains allèrent même jusqu’à se substituer à lui en revêtant sa toge pour se faire tuer à leur place.
Appien raconte la fuite désespérée de Lucretius qui tente d’échapper à ses bourreaux, accompagné de deux esclaves dévoués. Mais, à court de vivres, il décide finalement de rejoindre son épouse. Il se fait alors transporter en litière fermée comme s’il était malade. Or voici qu’un de ses deux esclaves porteurs tombe et se casse une jambe. Il faut mettre pied à terre et c’est accroché au bras de l’autre qu’il parvient aux abords de son domicile. On imagine son émotion en apercevant la porte de la maison devant laquelle, ironie du sort, son propre père, proscrit de Sylla, a été arrêté près de quarante ans auparavant. Coïncidence troublante, à cet instant, il aperçoit une troupe de légionnaires qui passe en courant. Lucretius renonce aussitôt et court se cacher avec son esclave dans un tombeau. Surviennent alors des pilleurs de sépultures, comme il en existait beaucoup, qui l’obligent à réagir. Lucretius prend la fuite vers la porte de Rome et laisse son esclave se faire dépouiller par eux pour faire diversion. L’esclave, nu, finit par rejoindre son maître qui partage avec lui son vêtement. Tous deux parviennent enfin chez Turia qui, en épouse dévouée, cache son mari dans un double plafond. Aurait-il été découvert que la mort était assurée pour toute la maisonnée, mais le secret est bien gardé, et c’est dans cet espace inconfortable que Lucretius attend la fin des événements. Turia s’entremet, avec d’autres, pour que son époux soit rayé de la liste des proscrits. Nous ignorons combien de temps ont demandé ses démarches. La paix revenue, Lucretius est définitivement sauvé. Il poursuit même sa carrière politique puisqu’il deviendra consul.
*
Tous les proscrits n’eurent pas la chance de Lucretius. La vengeance des triumvirs, en cette fin 43, sut se montrer implacable. Cicéron en fit rapidement la tragique expérience, victime de la colère d’Antoine et de Lépide, notamment pour avoir mené contre le premier une campagne de dénigrement et d’insultes particulièrement violente dans ses Philippiques. Au début du mois d’octobre, Octave se dirige vers le nord avec ses troupes dans l’objectif de combattre Antoine. Mais le jeune César, souffreteux de nature et inexpérimenté en matière militaire, a peu de chance de réussir contre le vaillant et excellent général qui fut le bras droit de Caius Julius Caesar. Aucun conflit n’éclate et, en bonne intelligence, Octave, Antoine et Lépide se réunissent à la fin du mois dans une petite île au nord de Bologne. Ils y concluent un accord que l’on connaît sous le nom de second triumvirat ; il s’agit d’un partage du pouvoir. Chacun réclame des deux autres des garanties. Leur premier soin consiste à rétablir la proscription afin d’éliminer tous leurs opposants. Une première liste est dressée d’une quinzaine de noms environ. Cicéron y figure en bonne place. Octave a bien essayé de le défendre, mais Antoine n’a rien voulu entendre. Lépide, comme Antoine, ont dû céder aux exigences d’Octave en sacrifiant de proches parents. C’est dire que l’antique vertu de pietas avait vécu … [Plutarque, Vie de Cicéron, XLVI sq]
Cicéron se trouve dans sa propriété de Tusculum avec son frère Quintus et le fils de celui-ci quand lui parvient la terrible nouvelle. Ils sont sous le choc. Le célèbre orateur comprend que tout est fini. Effondré, il décide de partir en famille vers sa villa d’Astura d’où il espère pouvoir s’embarquer pour l’Orient afin de rejoindre Brutus qui, dit-on, connaît quelques succès dans son combat pour la liberté. Tous trois partent en litière, mais Quintus se plaint de n’avoir aucun bagage dans sa fuite. Il décide donc de quitter Marcus pour faire un détour par Arpinum. Il fait ses adieux à son frère. Il ne le reverra pas. Quelques jours plus tard, dénoncé par ses esclaves, il est massacré avec son fils.
Cicéron poursuit sa route et, une fois parvenu à Astura, s’embarque rapidement, mais, comme toujours, le doute l’assaille. Comment croire que les nouveaux maîtres de l’Italie veuillent s’en prendre à lui, le « Père de la patrie » qui sauva Rome du redoutable Catilina ? À hauteur du Monte Circeo, il ordonne qu’on le débarque et revient par voie terrestre sur ses pas. Il veut gagner Rome, mais, une nouvelle fois, il se ravise et rejoint sa villa d’Astura. Dès le lendemain, surmontant son mal de mer, il reprend la navigation, à présent vers sa villa de Gaète, plus au sud, où il compte passer la nuit. La vue du rivage l’apaise, son aspect accueillant (surtout en été quand la brise rafraîchit les estivants) le rassure, avec son petit sanctuaire d’Apollon qui domine la grève. Or, soudain, une envolée de corbeaux déchire le ciel de cris perçants ; les oiseaux s’abattent sur le mât du bateau sur le point de toucher terre et piquent de leur bec les cordages qui tiennent les voiles. Cette sinistre apparition glace tout le monde de terreur ; il s’agit d’un mauvais présage. Cicéron accoste, entre chez lui et, épuisé, gagne son lit. Le jour tombe quand les noirs volatiles viennent en coassant se percher sur le rebord de sa fenêtre. Mieux encore, l’un d’eux ose se poser sur son lit et, de son bec, écarte le manteau dont l’orateur s’est couvert la tête. Les serviteurs comprennent alors que ces oiseaux, messagers d’Apollon, manifestent plus qu’eux-mêmes de la compassion pour leur maître. Afin de racheter leur lâcheté, ils réveillent Cicéron pour le convaincre de fuir. Le vieil homme tergiverse encore, refuse, mais ses esclaves le prennent par le bras et, presque de force, l’installent dans une litière qui descendra le sentier menant à la mer. Il faut réembarquer au plus tôt.
À peine le petit cortège s’est-il engagé dans le sentier, une troupe de soldats arrive au domaine et se met en quête du maître. À leur tête, le tribun Popilius, secondé par un centurion, un certain Herennius, que justement Cicéron avait jadis défendu d’une accusation de parricide, crime odieux puni par un châtiment impitoyable. L’avocat avait obtenu son acquittement. Les portes de la villa sont fermées, les soldats les enfoncent. Les esclaves sont interrogés : où se trouve leur maître ? Ils jurent l’ignorer, mais un adolescent, Philologus, un jeune affranchi de Quintus que Cicéron avait naguère instruit, révèle qu’une litière l’emporte vers le rivage par les allées couvertes d’arbres. Popilius s’y précipite avec quelques hommes tandis qu’Herennius choisit de prendre un raccourci. Le premier, il rejoint le convoi. Cicéron l’aperçoit en passant la tête entre les rideaux de la litière. Il ordonne aux porteurs de s’arrêter. Comment cet homme qu’il a sauvé d’un affreux supplice oserait-il lever la main sur lui ? Dans un geste qui lui est familier, il porte la main gauche à son menton et le regarde fixement, droit dans les yeux. Les témoins de la scène sont frappés de l’aspect du grand orateur, les cheveux en désordre, couverts de poussière. Dans cet instant d’une intense tension, Cicéron doit comprendre qu’il est perdu car son visage se crispe d’angoisse. Chacun se détourne pour ne pas voir le centurion accomplir sa sinistre besogne. Herennius tranche la tête et coupe les mains de son sauveur, les mains de celui qui avait écrit les Philippiques contre Antoine. La violence verbale avait engendré une violence physique sans appel.
Lorsque ces tristes dépouilles sont rapportées à Rome, Antoine est en train de tenir les comices. Il ordonne aussitôt que la tête et les mains de Cicéron soient placées en évidence sur les Rostres d’où le regard mort de l’orateur embrasse une foule terrorisée. Nous sommes le 7 décembre, soit, à deux jours près, vingt ans après l’exécution des complices de Catilina et l’acclamation comme « Père de la patrie » du consul de 63, ce même Cicéron qui semble à présent toiser les Romains pour un ultime adieu.
Selon certains historiens, Antoine décide alors de livrer le traître Philologus (que tous ne mentionnent pas) à Pomponia, la veuve de Quintus qui, dans sa fureur, contraint l’adolescent à se couper lui-même des lambeaux de chair, à les faire rôtir et à les manger. Seul rescapé de cette tragédie, Marcus, le fils de Cicéron qui se trouvait à Athènes au moment de cette chasse à l’homme. Devenu seul maître de Rome, Octave le prendra pour collègue au consulat et, sous leur autorité, le Sénat ordonnera d’abattre toutes les statues d’Antoine, arrêtant de surcroît qu’aucun membre de la famille de l’ennemi public n’aurait le droit de porter le prénom de Marcus.
Plutarque ajoute cette anecdote : bien plus tard, entrant un jour chez un des fils de sa fille, Auguste surprend l’adolescent un livre de Cicéron dans les mains. Celui-ci s’empresse de le cacher, mais l’empereur s’en empare, en parcourt quelques pages et le rend au jeune homme avec ces mots : « C’était un homme éloquent, mon enfant, éloquent, et il aimait sa patrie. »
Pages 169-181.

Jean-Noël Robert, L’Agonie d’une République. La violence à Rome au temps de César
Paru le 8 mars 2019.
Conférence de Jean-Noël Robert, jeudi 14 mars 2019 à 19h à la Librairie Guillaume Budé > Détails
Bibliographie complémentaire
La violence dans l’Antiquité, 20 titres issus de la bibliographie de Jean-Noël Robert, augmentés de quelques références incluant la Grèce antique.
