Avec l’aimable autorisation de la Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes publiée par les éditions Klincksieck, nous vous proposons aujourd’hui la lecture d’un article paru dans le numéro LXXXVII FASC. 2 (2016), par Florian Barrière.
Le vers 292 du livre II du Bellum ciuile est au centre de débats touchant tant à l’établissement du texte qu’à l’interprétation du poème, à travers notamment la question du comportement de Caton d’Utique. On étudiera ici les deux leçons entre lesquelles manuscrits et éditeurs ont hésité pour montrer laquelle est préférable en se fondant sur une analyse sémantique mais aussi sur la logique interne du passage et sa place dans la construction de l’image de Caton.
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NOTE À LUCAIN, BELLVM CIVILE II, 292
Au livre II du Bellum ciuile, Lucain présente, pour la première fois dans son poème, le personnage de Caton d’Utique. C’est Brutus qui vient voir ce dernier pour lui demander conseil à propos de l’attitude à adopter dans le confit qui oppose César à Pompée. Aux interrogations de Brutus, Caton répond de la sorte :
Sidera quis mundumque uelit spectare cadentem
290 expers ipse metus ? Quis, cum ruat arduus aether,
terra labet mixto coeuntis pondere mundi,
conpressas tenuisse manus ? Gentesne furorem
Hesperium ignotae Romanaque bella sequentur
diductique fretis alio sub sidere reges,
295 otia solus agam ? Procul hunc arcete pudorem,
o superi, motura Dahas ut clade Getasque
securo me Roma cadat.
« Qui voudrait regarder les étoiles et le ciel s’effondrer, en étant lui- même à l’abri de la crainte ? Qui, alors que l’éther s’écroule de toute sa hauteur, que la terre chancelle sous le poids et la masse confuse de l’univers qui s’entrechoque, voudrait garder les bras croisés ? La folie furieuse de l’Hespérie et les guerres romaines seront suivies par des peuples inconnus et des rois éloignés par la mer, régnant sous un autre ciel, mais moi je vivrai seul une vie de loisir ? Écartez loin de moi ce déshonneur, ô dieux d’en haut, que Rome, qui va émouvoir les Dahes et les Gètes par son désastre, tombe alors que je suis imperturbable. »
Le premier hémistiche du vers 292 a été diversement établi par les éditeurs du Bellum ciuile. Les principaux manuscrits hésitent en effet entre deux leçons : la plupart d’entre eux ainsi que les Adnotationes super Lucanum et le Supplementum adnotationum super Lucanum proposent conpressas tandis que l’on lit conplosas ou conplo.sas dans quelques témoins. La leçon complosas apparaît enfin dans le commentaire du Bellum ciuile par Arnulf d’Orléans. Il n’y a pas de consensus chez les éditeurs de Lucain à propos de ce choix de leçon : la difficulté de ce passage, déjà relevée en 1760 dans l’édition de R. Cumberland reproduisant une partie des travaux de H. Grotius (défendant la leçon conplosas) et de R. Bentley (qui déclare que cette leçon n’a aucun sens), est encore visible à travers les divers choix faits dans les éditions plus récentes du Bellum ciuile. C’est ainsi que C.M. Francken, C. Hosius, A.E. Housman et R. Badalì écrivent conplosas ou conplossas tandis que P-A. Lemaire, A. Bourgery, D.R. Shackleton Bailey et G. Luck préfèrent la leçon conpressas. Un examen attentif de ce passage paraît donc nécessaire pour tenter de déterminer laquelle de ces deux leçons est préférable. Cette discussion est d’autant plus importante que le vers 292 permet de mieux comprendre l’attitude que Caton condamne dans la guerre civile et, par conséquent, de mieux percevoir l’image du sage dans l’épopée de Lucain.
Au seuil de la discussion, il convient de souligner que les manuscrits se partagent entre deux termes qui changent sensiblement le propos de Caton. En effet, l’expression conpressas tenuisse manus signifie que Caton refuse de rester les bras croisés pendant la guerre civile. La formule conplosas tenuisse manus, pour sa part, ne peut être comprise qu’au sens de complosionem manuum tenuisse, comme le souligne A.E. Housman, pour évoquer le fait de retenir un applaudissement. La première étape de la discussion consiste par conséquent à rechercher laquelle de ces deux expressions s’intègre mieux dans le discours de Caton. Selon A.E. Housman, la leçon conpressas n’est pas satisfaisante. Il reconnaît que l’expression n’est pas nouvelle et se trouve déjà chez Tite-Live, 7, 13, 7 (quid enim aliud esse causae credamus, cur ueteranus dux, fortissimus bello, conpressis, quod aiunt, manibus sedeas ?) au sens de rester inactif, sans prendre part à une action. Il objecte, cependant, que cette notion est malvenue dans le propos de Caton : « no one could dream of trying to make himself useful when the sky is falling » . Dans son édition du Bellum ciuile, il développe un raisonnement similaire en écrivant compressas enim manus tenet qui opem ferre potest nec uult. Or, il n’est pas certain qu’il faille interpréter de la sorte l’expression comprimere manus : dans son sens figuré cette expression évoque seulement l’inactivité d’une personne. Ce sens apparaît dans deux principaux passages au-delà de l’extrait de Lucain ici discuté : il s’agit de la phrase de Tite-Live relevée par A.E. Housman ainsi que d’un vers de Térence. Dans l’Heautontimoroumenos, Syrus s’adresse ainsi à Clitiphon : at tu pol tibi istas posthac comprimito manus. Dans cet exemple, le sens attribué par A.E. Housman à l’expression comprimere manus ne convient pas : il n’est pas question d’une action que Clitiphon refuse de faire alors qu’il en a la possibilité. Au contraire, il s’agit, pour le personnage, de se retenir d’agir, en l’occurrence de fréquenter une meretrix, alors qu’il le souhaite ardemment.
La notion d’absence de volonté qu’A.E. Housman introduit dans l’expression comprimere manus n’est donc pas pertinente. Reste l’idée de la possibilité de l’action soulignée par le critique anglais : si Caton ne peut pas dire conpressas tenuisse manus, c’est parce qu’une telle expression n’évoque nécessairement que l’absence d’une action par laquelle un personnage peut se rendre utile. Là encore, il semble que cette notion d’utilité qu’A.E. Housman attribue à la formule compressas tenere manus n’est pas nécessairement attachée à cette expression. Si c’est bien le cas dans le passage de Tite-Live relevé plus haut, l’extrait de Térence est tout à fait diférent : l’inactivité réclamée par l’ordre comprimito manus vise, au contraire, à ce que Clitiphon ne soit pas nuisible en agissant. Par conséquent, l’expression comprimere manus doit seulement être comprise comme la description de l’inactivité d’une personne, sans considérer le caractère volontaire ou utile d’une éventuelle action, et l’argument d’A.E. Housman pour disqualifer la leçon conpressas tenuisse manus n’est donc pas dirimant. En outre, loin d’être malvenue, l’expression conprimere manus signife ici, comme chez Tite-Live dans l’exemple déjà cité, l’abstention de combattre qui est le sujet même du dialogue entre Brutus et Caton.
La leçon conplosas tenuisse manus et la variante orthographique supposée par A.E. Housman conplossas tenuisse manus aboutissent à un sens tout autre.
L’action évoquée est celle d’un homme qui frappe dans ses mains. Les usages de l’expression plaudere manus ou complodere manus sont nombreux et il convient ici de tenter de définir l’émotion qui accompagne ce geste. En effet, s’il est admis que les applaudissements mentionnés par Caton ne sont sans doute pas les mêmes que ceux du spectateur à la fin d’une pièce de théâtre, il n’en reste pas moins délicat d’identifier le sens de cette réaction. Il est aisé d’écarter l’hypothèse d’un signe de joie : certes, les applaudissements sont une des manifestations de la joie dans l’Antiquité mais ce sentiment n’a pas sa place dans le passage de Lucain ici étudié puisque Caton déplore le sort de Rome. Le fait de frapper dans ses mains peut ainsi apparaître comme un geste d’agitation ou d’indignation chez Pétrone et Quintilien. C’est l’interprétation retenue par A.E. Housman qui cite à l’appui le passage de Pétrone ici relevé. Cette agitation peut aller jusqu’à la colère : c’est ainsi que Sénèque en parle dans le De Ira. Ce geste peut également marquer le chagrin de la personne qui le fait, comme cela apparaît chez Apulée. Frapper dans ses mains peut être un signe de peur : il s’agit d’un usage que l’on trouve notamment chez Jérôme. Enfin, il convient de souligner que, dans la langue médiévale, l’expression complosae manus semble parfois avoir le sens de compressae manus : on trouve de telles attestations dans un passage d’une lettre de saint Bernard du XIIe siècle et dans un homagium du XIIIe siècle. Néanmoins, il ne semble pas pertinent de voir dans cet usage proprement médiéval un sens possible à l’époque de Lucain. Si l’on exclut ces derniers exemples, sans définir encore le sentiment exprimé par l’action de complodere manus, il apparaît que la variante conplosas met en avant non plus la question de l’inactivité mais celle de l’impassibilité du personnage.
Or, il n’est pas certain qu’il soit ici question de l’impassibilité du sage. En effet, la formule expers metus au vers 290 a été diversement comprise par les commentateurs de Lucain. Est-il question d’une véritable peur et donc d’une passion que Caton partage ? Si tel est le cas, il faut, avec E. Narducci considérer que le passage vise la définition du sage selon Horace comme un homme impauidus et que Caton s’oppose à cet idéal en indiquant qu’il ne saurait être expers metus. Une telle interprétation, dans laquelle Caton est enclin à ressentir une passion, rend possible la leçon conplosas : l’agitation ou la peur marquée par ce geste permettrait d’insister sur le fait qu’il est naturel, pour Caton, de s’abandonner à une passion lorsque la fin du monde est proche. Toutefois, il faut signaler que metus pourrait ne pas désigner véritablement la peur mais seulement la sollicitudo de Caton à l’égard des autres, sentiment déjà évoqué explicitement par le poète lors de la présentation du personnage : le sage apparaît alors comme étant cunctisque timentem | securumque sui. Cette utilisation d’un verbe évoquant la peur (timere) pour accompagner la mention de la securitas de Caton semble indiquer qu’il n’est pas question de peur à proprement parler mais plutôt d’un souci actif pour autrui, ce qui pourrait également être le cas dans l’expression expers metus. Cette seconde interprétation rendrait préférable la leçon conpressas : en effet, l’agitation ou la peur apparaissent comme contraires à la securitas que Caton pourrait préserver. Le choix entre les leçons conplosas et conpressas est particulièrement important car il engage l’interprétation du discours de Caton et les commentateurs ont pu trouver, pour l’une ou l’autre leçon, une manière d’expliquer le texte au sein de la représentation du personnage de Caton chez Lucain. La référence à la critique touchant à la figure de Caton dans le Bellum ciuile n’est donc d’aucun secours pour l’établissement du texte de ce passage.
C’est, par conséquent, en s’intéressant à la logique interne du discours de Caton que l’on peut peut-être réussir à choisir entre les deux variantes présentes dans les manuscrits. En effet, l’interrogation rhétorique dans laquelle se trouve le passage problématique n’est pas isolée dans le propos de Caton : au contraire, il s’agit du deuxième temps d’une série de trois questions commençant au vers 289 et s’étendant jusqu’au vers 295. Ces trois interrogations sont construites d’une manière similaire. Ainsi, le locuteur évoque d’abord à trois reprises la catastrophe qui frappe Rome : sidera… mundumque… cadentem, cum ruat arduus aether, | terra labet mixto coeuntis pondere mundi et gentesne furorem | Hesperium ignotae Romanaque bella sequentur | diducti fretis alio sub sidere reges. Après chacun de ces termes décrivant les effets de la guerre civile, Caton mentionne brièvement l’attitude qu’il refuse d’adopter : expers ipse metus, conpressas ou conplosas tenuisse manus et otia solus agam. Cette structure formée par un triple parallélisme autorise l’éditeur à tenter de rechercher en quoi l’expression conplosas manus ou conpressas manus pourrait être associée aux deux autres mentions d’une attitude rejetée par Caton : en effet, de même que le début des questions rhétoriques permet de faire, à trois reprises, le tableau d’un même phénomène, celui de la destruction future de Rome et du monde, de même les trois courtes expressions qui closent les interrogations doivent faire référence à une seule et unique conduite.
L’expression conplosas tenuisse manus fait sans doute référence, comme cela a été démontré plus haut, à une manifestation d’agitation ou de peur. Cette dernière possibilité paraît pouvoir être exclue lorsque l’on considère les autres expressions employées par Caton pour décrire le comportement qui ne sera pas le sien : si les expressions expers metus et conplosas manus faisaient référence à la peur, il serait difficile de voir en quoi otia solus agam pourrait être une allusion à une quelconque crainte du personnage. Il ne faut donc pas interpréter conplosas manus comme la description d’un geste de peur. En revanche, et c’est la solution retenue par A.E. Housman, il est possible de lire conplosas manus comme une référence à un geste d’agitation. Dans cette interprétation, l’expression conplosas tenuisse manus ne peut être comprise que comme l’équivalent de tenuisse complosionem manuum, c’est-à-dire le fait de retenir un applaudissement, signe d’agitation. En refusant d’adopter ce comportement et en ne retenant donc pas une manifestation de son fébrilité, Caton renoncerait ainsi à sa securitas, à sa capacité de rester impassible malgré les vicissitudes du destin. La notion d’agitation peut être perçue dans le mot metus dans la première interrogation. De même, l’évocation de l’otium pourrait être une allusion à une activité calme loin de l’agitation de la guerre civile. Il est donc envisageable de considérer conplosas comme une leçon possible pour le vers 292. Il faut néanmoins souligner que cette notion d’agitation voulue par Housman n’est pas manifeste dans les deux autres questions rhétoriques : plus qu’une agitation, c’est la peur qui pourrait être évoquée par expers metus et la notion d’otium ne s’oppose pas directement au tumulte de la guerre. Le parallèle proposé par conplosas manus n’est donc pas tout à fait satisfaisant.
Pour sa part, la variante conpressas paraît s’intégrer parfaitement dans la logique du propos de Caton. En effet, en n’insistant pas sur la peur ou sur l’agitation mais plutôt sur la notion de participation, la formule conpressas tenuisse manus permet d’établir un parallèle clair avec les deux autres interrogations rhétoriques. L’expression expers metus (v. 290) met ainsi l’accent sur la participation (expers) au sentiment général. De même, la formule otia solus agam reprend à la fois l’idée d’isolement du vers 290 et d’inactivité du vers 292. Dans ce propos, l’idée exprimée par conpressas manus, à savoir celle d’une absence de participation à une action, paraît tout à fait opportune. Bien plus, au-delà de la seule logique interne à la série des trois questions rhétoriques, il apparaît que la question de la participation est le sujet central de l’ensemble de la scène du dialogue entre Brutus et Caton. Brutus suggère ainsi à Caton de ne pas participer à la guerre civile et d’en attendre l’issue pour seulement alors s’opposer au vainqueur. C’est précisément à cette proposition que Caton réagit à l’aide des trois interrogations rhétoriques et il est cohérent de penser qu’il reprend donc, de manière systématique, des termes qui permettent d’évoquer un éventuel refus de prendre part à la guerre civile. Conpressas apparaît ainsi comme une leçon plus satisfaisante dans l’économie du discours de Caton mais aussi dans celle de toute la section du livre II consacré à l’entretien entre Brutus et son oncle.
L’étude des variantes du vers 292 du livre II du Bellum ciuile fait donc apparaître une double tradition : les leçons conplosas et conpressas ont tour à tour été adoptées par les éditeurs et expliquées par les commentateurs qui ne manquent pas de signaler la difficulté du passage. Cependant, les deux leçons ne sont pas équivalentes : si chacune peut trouver une place dans l’interprétation générale du rôle et de l’attitude de Caton dans le Bellum ciuile, la logique interne et la structure du discours semblent favoriser la leçon conpressas. Le sage affirme ainsi sa volonté indéfectible de participer à la guerre civile sans qu’il soit question de l’impossibilité de rester impassible. Une telle déclaration prépare parfaitement le portrait idéalisé qui clôt l’épisode du livre II mais aussi l’attitude exemplaire de Caton en Afrique au livre IX.
Florian Barrière, Université Grenoble Alpes
L’auteur
Florian Barrière, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de lettres classiques, est maître de conférences en langue et littérature latines à l’Université Grenoble-Alpes. Il a publié aux Belles Lettres, en janvier 2016, une nouvelle édition de la Guerre civile, chant II, accompagnée d’une traduction inédite et d’un commentaire continu, inséré au fil du texte, qui fait apparaître la poétique originale de Lucain et les enjeux politiques et philosophiques de l’histoire.