Jean-François Marquet, Chapitres : 32 essais pour une récapitulation singulière

Inclassable, Jean-François Marquet, s’il est spécialiste de la philosophie allemande et plus particulièrement de Schelling, est l’auteur d’une œuvre aussi érudite qu’élégante, aussi puissante qu’inexplicablement claire, dont le propos rare fait résonner le timbre d’une voix d’exception. Il rejoint notre catalogue avec ce recueil d’essais publiés entre 1990 et 2013, faisant suite à Exercices (Editions du Cerf, 2010) qui recueillait, lui, les essais de la période s’étendant de 1963 à 1989.

 “Nous avons choisi d’intituler ce recueil Chapitres : en effet, ce mot dérive du latin capitulum, issu lui-même de caput, tête. Or, chacun de ces essais est comme une page détachée d’un Livre idéal qui ne sera jamais écrit ; et d’autre part, on tente à chaque fois d’y récapituler la totalité d’une pensée ou d’un problème.” Jean-François Marquet, avant-propos. 

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“Connu d’un restreint cercle de réels amoureux de la pensée et de la beauté, la sagesse littéraire de Jean-François Marquet le fait évoluer bien au-delà des modes et des courants : absent à toute idéologie, épris de cet essentiel qu’il nomme le Singulier, Jean-François Marquet, dans la concision d’un style lumineux et serein, et en tout admirable, éclaire la totalité des âges et lui donne appui au crépuscule d’une histoire dont le sens est de n’avoir de cesse qu’elle ait à soi-même formulée avoir fait son temps : l’œuvre de Marquet est à la recherche de ce temps perdu où la pensée disait la singularité jusqu’à faire événement.” (Maxence Caron, 2010)

Origine des 32 textes contenus dans ce volume

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I. Schelling et les métamorphoses de l’histoire, Critique, 1965
II. Schelling, in Encyclopaedia universalis, éd. de 1975
II. Corps et subjectivité chez Claude Bruaire, in Revue philosophique, 1990
IV. Ravaisson et les deux pôles de l’identité, in Études philosophiques,t.1, Paris, 1993
V. Pascal et Lequier ou l’enjeu des jeux de Dieu, in Pascal au miroir du XIXe siècle, Centre d’étude des philosophes français, Sorbonne, Paris, Mame, 1993
VI. La morale de la métaphysique, in Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, t. 4, 1993
VII. Schelling, in La philosophie allemande de Kant à Heidegger (Dominique Folscheid dir.), Paris, PUF, 1993
VIII. Gilbert Simondon et la pensée de l’individuation, in Gilbert Simondon – Une pensée de l’individuation et de la technique, Collège international de philosophie, Albin Michel, 1994
IX. Subjectivité et absolu dans les premiers écrits de Schelling (1794-1801), Revue Internationale de Philosophie, 191, 1995
X. Maine de Biran et ses conversions, in Le Regard d’Henri Gouhier (Denise Leduc-Fayette dir.), Paris, Vrin, 1999
XI. Schelling. Du processus naturel au processus mythologique, in Philosophies de la nature (Olivier Bloch dir), Paris, Publications de la Sorbonne, 2000
XII. L’individu chez Nietzsche : décadence et récapitulation, in Bulletin de la Société française de philosophie : séance du 19 mai 2001, Société française de philosophie, 2001
XIII. Dante et l’idéalisme allemand, in Pour Dante. Dante et l’Apocalypse – Lectures humanistes de Dante, Centre d’Etudes supérieures de la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 2001
XIV. Schelling et le dénouement de la philosophie, in Iris – Annales de Philosophie de l’Université Saint-Joseph, volume 24, Beyrouth, 2003
XV. Durée bergsonnienne et temporalité, in Bergson. La durée et la nature (Jean- Louis Vieillard-Baron dir.), Paris, PUF, 2004
XVI. Henry Corbin et la « science de l’Unique », in Henry Corbin. Philosophies et sagesses des religions du Livre (M.-A. Amir-Moezzi, Ch. Jambet et P. Lory dir.), École pratique des Hautes Etudes / Brepols, 2005
XVII. « Une étrange sorte d’humanisme », in Heidegger et la question de l’humanisme – Faits, concepts, débats, Paris, PUF, 2005
XVIII. Les  figures du conflit dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, in Études philosophiques, Paris, 2006
XIX. Quinze regards sur la métaphysique dans le destin de l’histoire de l’être, in Heidegger (Maxence Caron dir.), Paris, Le Cerf, 2006
XX. L’être et le dieu. Notes sur quelques points de la Seynsgeschichte de Heidegger, in Revue de Métaphysique et de Morale, t. 4, Paris, PUF, 2006
XXI. Absolu et savoir de l’absolu dans la dernière philosophie de Fichte, in Iris – Annales de Philosophie de l’Université Saint-Joseph, volume 27, Beyrouth, 2006
XXII. Schopenhauer et le principe de raison, in Le principe (Bernard Mabille dir.), Paris, Vrin, 2006
XXIII. Bergson, l’axe et le cercle, in Bergson, la vie et l’action, (Jean-Louis Vieillard Baron dir.), Paris, Le Félin, 2007
XXIV. Hegel et le syllogisme de l’histoire, in Hegel (Maxence Caron dir.), Paris, Le Cerf, 2007
XXV. Le mystère de la Trinité dans l’idéalisme allemand, in L’Idéalisme allemand et la religion (Philippe Soual & Miklos Vetö dir), Paris, L’Harmattan, 2008
XXVI. Liberté et commencement, in L’œuvre du phénomène – Mélanges de Philosophie offerts à Marc Richir, Bruxelles, Ousia, 2009
XXVII. Kant et l’objet de la métaphysique avant la Critique de la raison pure,in Kant avant la Critique de la raison pure (Luc Langlois dir.), Paris, Vrin, 2009
XXVIII. La métaphysique au singulier, in Ce peu d’espace autour (Bernard Mabille dir.), Paris, Ed. de la Transparence, 2010
XXIX. Schelling en 1809 : La Freiheitsschrift et l’influence de Franz von Baader, in Schelling en 1809 (Alexandra Roux dir.), Paris, Vrin 2010.
XXX. L’articulation des personnes dans la pensée de Franz Rosenzweig, in Héritages de Franz Rosenzweig (Myriam Bienenstock dir.), Paris, Ed. de l’Eclat, 2011
XXXI. Bergson et la morale du bon sens, in Bergson (Camille Riquier dir.), Paris, Le Cerf, 2012
XXXII. Y a-t-il un  fil directeur de l’histoire de la philosophie moderne ?, in La philosophie et le sens de son histoire (Patrick Cerutti dir.), Bucarest, Zeta Books, 2013

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Extrait du dernier chapitre : Y a-t-il un fil directeur de l’histoire de la philosophie moderne ?

Pages 453-454

Je voudrais tout d’abord atténuer ce que l’intitulé de cette communication peut avoir apparemment de trop ambitieux. Je ne prétends pas, bien sûr, avoir trouvé le fil directeur de l’histoire de la philosophie moderne ; simplement, il y a une trentaine d’années, à l’occasion d’un cours sur Nietzsche, il m’a semblé que le destin de ce moment de la philosophie (qu’on peut faire commencer avec Hegel et qui va jusqu’à Heidegger) était comme aimanté par un mot-clé, celui de singularité (Einzelnheit, Einzigkeit), que je n’ai cessé de retrouver sur ma route. Ce fut donc pour moi un  fil directeur, mais que je n’ai jamais eu l’outrecuidance d’ériger comme le seul. Je voudrais aujourd’hui le présenter une fois de plus de manière récapitulative, quitte à remonter parfois en amont de Hegel : j’aurais en effet tendance à penser avec Schelling (dans son cours de Munich sur « L’histoire de la philosophie moderne [der neueren Philosophie] ») que le développement de la philosophie depuis Descartes se présente comme un événement unique où on ne saurait introduire de coupures, et que par conséquent l’instauration hégélienne (fort peu prisée, au demeurant, par Schelling) n’est en fait qu’une réponse à une question antérieure.

Me conformant, peut-être par un vieux réflexe professionnel, à la tradition universitaire, c’est cependant de Hegel que je partirai. Or quel est chez lui la catégorie ultime, le nom le plus propre de l’Absolu ou de Dieu ? Précisément le Singulier (das Einzelne), troisième terme d’une articulation qui comprend aussi l’Universel (das Allgemeine) et le Particulier (das Besondere) et qui regroupe donc les trois éléments du syllogisme.

Chez Hegel, l’absolu est syllogisme (Schluss, clôture, fermeture) – et cette thèse constitue la conclusion de l’Encyclopédie comme elle en commande l’architecture ; mais, dans ce syllogisme, le singulier apparaît comme le point ultime, comme la « réflexion en soi des déterminations de l’Universel et du Particulier, leur unité négative » (Encyclopédie, § 163) ou leur devenir. L’Universel désigne le plan du Sens (= de la logique), le Particulier celui du Da-sein (= de la nature), le Singulier celui de l’Esprit, de la reconnaissance du Sens dans l’existence, de la rose dans la croix, reconnaissance qui s’effectue dans le cœur d’une histoire unique (celle de l’État, mais aussi – et surtout – celle de l’art, de la religion, de la philosophie même) par opposition à la pure éternité logique et à la répétition naturelle. Reste que, chez Hegel, l’extrême de la Singularité coïncide avec l’Universel – le Moi, ce qu’il y a de plus singulier et de moins particulier, est en même temps ce qui est commun à tout le monde. Après Hegel, c’est justement cette équivalence qui va faire problème : la pensée aura toujours affaire au Singulier comme récapitulation, mais l’avènement de celui-ci se fera au-delà de l’Universel, voire contre lui et donc en dehors du savoir (en tant que l’Universel, το καθ′ ολον, constitue depuis Aristote l’élément du savoir) : ainsi l’Unique (das Einzige) de Stirner récapitule en les dépassant la Particularité naturelle et l’Universalité culturelle ; l’Isolé (den Enkelte) kierkegaardien récapitule de même la Particularité esthétique et l’Universalité éthique : et, chez Marx, l’histoire s’ouvre sur la particularité des modes naturels de production, laminée ensuite par l’Universalité du Capital d’où surgit l’Individu, d’abord vide, le prolétaire, qui deviendra, après le retournement révolutionnaire, l’Individu total, celui qui peut se réaliser de toutes les manières et qui est donc le premier homme intégralement humain. Cette conception de la Singularité comme récapitulation, nous la retrouvons présente, de façon apparemment indépendante (nous verrons plus loin pourquoi cette indépendance n’est qu’apparente) chez Nietzsche, dont toute la philosophie tourne autour de deux points absolument singuliers et qui du reste pourraient bien se réduire à un seul : d’une part, une « formidable individualité », qui s’appellera tour à tour le héros tragique, le génie, « l’esprit libre », et enfin le surhomme, dans l’unicité de qui se récapitule la totalité du devenir, dont il est le fruit le plus haut, l’histrion hystérique qui peut jouer tous les rôles ; d’autre part, l’instant parfaitement tranché de l’éternel retour, moment qui est lui aussi celui de la croissance achevée, du fruit mûr que coupe le vendangeur ou de la tête du serpent, symbole de la plénitude du présent. […]

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Bonus : Jean-François Marquet sur l’amour et le singulier

“Aimer quelqu’un, ce n’est pas le réduire à sa fonction mais ne voir en lui que sa singularité.”

“Les formes supérieures de la culture sont parfaitement inutiles.”

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