Les Pirates contre Rome (extrait)

Pirates

Extrait du chapitre premier de Les Pirates contre Rome de Claude Sintès paru aux Belles Lettres en mai 2016 dans la collection “Realia” : 

 

Comment peut-on être pirate ?

“Comment peut-on être Persan ?” se demandait Montesquieu dans ses célèbres Lettres, pour signifier qu’il est bien difficile d’accepter la singularité d’une personne ou d’un groupe humain éloignés de nous. Comment peut-on être pirate ? se sont demandé bien avant lui les auteurs et les historiens de l’Antiquité. À l’époque romaine c’est un ennemi, c’est sûr, mais avec lequel on n’a rien en commun, pas même les règles de la guerre ou les méthodes de combat (seules choses que l’on partage finalement avec un vrai ennemi, un ennemi honnête serait-on tenté d’écrire). Avec “eux”, aucune négociation possible que l’on perde ou que l’on gagne, pas de traités à respecter afin d’arrêter les batailles, pas de conquêtes, pas de gain de territoire constaté par un protocole puisqu’ils sont ici et là, nulle part finalement, troupes indistinctes parfois sans chefs identifiés… Ils assaillent tous les individus et toutes les nations sans distinction et leurs rares et brefs alliés, d’autres coquins, ne le sont que sous la contrainte ou dans l’espoir d’un butin, toujours prompts à se retourner les uns contre les autres d’ailleurs en fonction des circonstances. Et puis, comble de l’ignominie, signe ultime de leur faillite morale, ils attaquent même les dieux en leurs temples, ils ne respectent pas la chose sacrée. Peut-être ont-ils un protecteur divin vers lequel se tourner en cas de besoin, mais ces déités sont vagues, peu connues, aussi barbares et dénuées de scrupules qu’eux sans doute. Ce rejet unanime a amené sur les pirates la haine et le dégoût, la crainte aussi, que l’on retrouve dans bien des pages de l’Antiquité : rares sont les textes où les auteurs classiques les décrivent avec quelques sentiments de compassion ou d’empathie. Cicérone a défini cet opprobre universel par une formule célèbre : le pirate ne doit pas être considéré comme un ennemi légitime car “le pirate n’est pas compté au nombre des belligérants, mais c’est l’ennemi commun à tous ; avec lui on ne doit avoir de commun ni foi ni serment” (Les Devoirs, III, XXIX, 107). Il va reprendre cette idée dans un autre texte : le pirate est “l’ennemi très acharné et très implacable du peuple romain, ou plutôt l’ennemi commun de toutes les races et de tous les peuples” (Discours. Seconde action contre Verrès, les Supplices, V, XXX, 76). Naguère on aurait dit l’ennemi public numéro un, aujourd’hui on parlerait plutôt d’ennemi de l’humanité ou d’ennemi du genre humain.

Il faut cependant alerter le lecteur dès ce préambule et rappeler ce truisme souvent invoqué : l’histoire est écrite par les vainqueurs. La vision que donne un Cicéron, entre autres, est partiale, c’est celle que donnent les textes des peuples “civilisés” parlant des barbares et des marginaux. Il n’existe malheureusement pas d’historiens ciliciens ou illyriens pour faire contrepoint aux historiens grecs ou romains. Seules de très brèves allusions, une phrase échappée de temps à autre, laissent entrevoir l’image vraie de ces peuples ou de ces individus rebelles à la pensée unique, peu enclins à rentrer dans le moule, ayant leurs propres motivations et leur propre logique. Pour un pouvoir dominant il est important de qualifier de “pirates” et de “brigands” ceux qui dérangent la mise en place des grands desseins : opposants politiques, groupes sociaux défavorisés, mercenaires au service de puissances antagonistes. Non seulement on est dans le bon camp, celui de la justice et de la morale, mais cela permet de masquer les véritables motivations expansionnistes ou commerciales sous un but louable, la réduction des malfaiteurs.

 

Extrait des pages 17 à 19.

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