Wade Davis, Les Soldats de l’Everest (extrait)

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Extrait de Les Soldats de l’Everest de Wade Davis, paru aux éditions des Belles Lettres en février 2016 :

 

Dès le début, il fut entendu que l’ascension serait tentée à la fois sans et avec oxygène, et que les alpinistes auraient besoin, dans les camps les plus élevés, d’une chaîne complexe de soutien en hommes et en équipement. La logistique, le ravitaillement et l’entretien des camps supérieurs exigeaient le plus grand soin. Le désaccord principal entre Mallory et Norton concernait le nombre de camps nécessaires au-dessus du col Nord. Pour Norton, le sommet devrait être tenté sans oxygène à partir d’un camp V établi pour deux alpinistes à environ 8 000 mètres. Mallory estimait à juste titre qu’il fallait sans doute prévoir un deuxième et même un troisième camp au-dessus du col, surtout pour une cordée sans oxygène. Mallory, en réalité, pensait que toute tentative sans oxygène était chimérique. Irvine, qui fut témoin de ces délibérations, notait au soir du 14 avril : « Nous avons eu une longue discussion sur la méthode à adopter pour gravir la montagne. Norton suggère qu’une tentative sans oxygène soit suivie d’une tentative avec oxygène un jour plus tard. Mallory souhaite deux tentatives à un jour d’écart, et tous deux sont d’accord pour qu’il y en ait une troisième quelques jours après. »

Mallory trouva la solution entre Khampa Dzong et Tinki, et il s’empressa de faire part de cette illumination à Ruth : « J’ai eu un éclair de génie, écrivait-il au soir du jeudi 17 avril. Il n’y a pas d’autre mot pour parler du processus par lequel je suis arrivé à un autre plan pour l’ascension de la montagne. »

 

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Son idée était de lancer deux attaques simultanées du sommet, une avec de l’oxygène qui partirait d’un camp VI, et une sans oxygène qui partirait d’un camp VII, situé à une distance appropriée plus haut sur la montagne. Le but était de se retrouver au sommet. Norton vit tout de suite l’intérêt de ce plan et y donna aussitôt son approbation. Dans le premier rapport officiel qu’il rédigea après avoir pris la tête de l’expédition, rédigé le 19 avril à Chiblung, sur la route de Shegar Dzong, il en précisait les détails.

Le premier jour, deux alpinistes, au départ du camp IV, à environ 7 000 mètres, sur le col Nord, iraient établir un camp V, 700 mètres plus haut, avec quinze porteurs, et y laisseraient de l’oxygène avant de rentrer au col. Le jour suivant, deux autres monteraient au camp V, eux aussi avec quinze porteurs, pour compléter les réserves de vivres et d’oxygène. Ils renverraient sept porteurs et en garderaient huit, et y passeraient la nuit. Le lendemain matin, soit le troisième jour, ils monteraient jusqu’à 8 320 mètres d’altitude et installeraient le camp VII. Après avoir renvoyé les porteurs au camp V – ou même, si les conditions le permettaient, au col Nord –, les deux alpinistes passeraient seuls de nuit au camp VII. Le même jour, le groupe équipé d’oxygène, avec des alpinistes non chargés, iraient du camp IV au camp V puis transporteraient ce camp et ses réserves de vivres et d’oxygène à 8 070 mètres pour établir un camp VI, avant de renvoyer ses porteurs au col.

Ainsi, au soir du troisième jour, quatre alpinistes seraient en altitude : le groupe équipé d’oxygène au camp VI, et l’autre au camp VII, près de 250 mètres plus haut, mais en vue du premier. Le matin suivant, au quatrième jour, les deux cordées partiraient séparément, chacune prête à aider l’autre en cas de besoin, mais dans le but de se retrouver sur le sommet du monde. Si la première tentative échouait, les quatre autres alpinistes attendraient au camp III ou IV, prêts pour une deuxième vague, les hommes, l’oxygène et l’équipement étant répartis et placés comme précédemment.

Quant aux cordées, il fut convenu que Mallory et Somervell en prendrait la tête. Le remarquable comportement de Somervell en 1922 faisait de lui un choix évident pour diriger la cordée sans oxygène. S’il échouait, il récupérerait rapidement et, si l’on pouvait se fier aux résultats de la précédente expédition, il serait capable de faire une autre tentative, cette fois avec oxygène. À Somervell serait associé Norton. Mallory, convaincu que seul l’oxygène pouvait permettre d’aller au-delà de 7 900 mètres, accepta avec enthousiasme de prendre la tête de la cordée équipée d’oxygène. Il choisit comme second Sandy Irvine, à nouveau pour des raisons logiques. Beetham était hors course. La force de Hazard n’était pas certaine, et Geoffrey Bruce, guère plus expérimenté qu’Irvine, n’avait pas la connaissance de celui-ci des appareils à oxygène. Noel Odell, la seule autre option sérieuse, s’il avait plus d’expérience en montagne, avait souffert de la traversée du Tibet. Sa fatigue, le matin, avait frappé ses compagnons, en particulier Shebbeare, qui, en tant qu’officier de transport, avait la responsabilité des départs de camp. Or seul le succès importait à Mallory. Partisan de l’oxygène, responsable de la sécurité des deux cordées quand il s’agirait de redescendre du sommet de l’Everest, il ne voulait pas laisser Irvine en arrière, le membre physiquement le plus fort de l’expédition et le seul qui connaissait suffisamment bien les appareils à oxygène pour trouver une solution improvisée en cas de problème.

 

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Il en fut donc décidé ainsi. Geoffrey Bruce et Noel Odell dresseraient le camp V. Somervell et Norton, grimpant sans oxygène, tenteraient le sommet à partir du camp VII ; Mallory et Irvine en feraient autant le même jour à partir du camp VI, 250 mètres plus bas, mais avec l’avantage de « l’air anglais ». La seconde vague se composerait, si nécessaire, d’Odell et de Geoffrey Bruce, avec oxygène, et de Beetham et Hazard, si celui-ci était en forme, sans. Norton expédia l’annonce officielle le 21 avril à Shiling ; le même jour, Mallory et Irvine grimpèrent au-dessus du camp et le jeune Sandy vit pour la première fois l’Everest. S’il était heureux de grimper avec Mallory, il était un peu déçu d’avoir été choisi pour la cordée avec oxygène.

Ces décisions importantes soulagèrent Mallory. Tout se mettait en place. Karma Paul, qui retrouva l’expédition à Chiblung, avait apporté le courrier, dont plusieurs lettres du général Bruce, qui confirmait qu’il était sain et sauf en Inde. Une lettre aimante et généreuse de Ruth, écrite quelques jours après le départ de Mallory de Liverpool, balayait toutes ses craintes quant à leur amour et invitait Mallory, avec sa bénédiction, à ne se préoccuper que du défi qui l’attendait. Comme il l’écrivait au Comité Everest, il avait une confiance totale en Norton : ce chef inspiré, attentif aux moindres détails, était aussi un formidable aventurier, « impatient de partir avec la cordée sans oxygène » ; mais il était suffisamment humble pour laisser la décision touchant sa propre participation à Mallory et Somervell. « N’est-ce pas de ce genre d’état d’esprit dont nous avons besoin à l’Everest ? » demandait Mallory. Somervell, lui aussi, était remarquable, qu’il transcrive de la musique, arrache une dent de sagesse cariée à un porteur tibétain avec une paire de pinces improvisées ou discute d’art moderne, comme ce fut souvent le cas avec Mallory pendant la marche de 13 kilomètres jusqu’à Kyishong, le matin du 22 avril.

La confiance de Mallory se renforçait à mesure qu’ils se rapprochaient de l’objectif. Même l’annonce d’une mousson précoce, qu’une autre lettre de sa sœur lui avait confirmée avec quelque certitude, ne suffit pas à l’entamer. Dans une lettre à Tom Longstaff, il écartait les prévisions de « la gent météorologique » avec une certaine forfanterie : « Qu’est-ce que ça peut faire ? Cette fois, nous allons filer jusqu’au sommet avec l’aide de Dieu ou nous y traîner pas à pas, le vent dans les dents. »

« La conquête de la montagne est tout ce qui compte », écrivait-il à Ruth le 24 avril, depuis Shegar Dzong. « Le plan d’attaque est entièrement mon œuvre et il me donnera peut-être la meilleure chance d’aller au sommet. Il est presque inimaginable qu’avec ce plan je n’aille pas jusqu’au bout ; je ne me vois pas redescendre vaincu. Et j’ai tous les espoirs que la cordée sans oxygène y montera aussi. Je veux que nous y soyons tous les quatre, et je pense que nous y arriverons. »

Shegar Dzong, encore une fois, les retint trois jours, car Norton dut présenter ses respects aux diverses autorités, pendant que Shebbeare et Bruce organisaient de nouveaux moyens de transport pour les conduire à Rongbuk, par le col de Pang La, et au pied de la montagne. Irvine passa ses journées sur un banc, à l’entrée de sa tente, à bricoler les appareils à oxygène. Il avait réussi à en sauver plusieurs et à réduire leur poids de 2 kilos. Mallory testa le nouveau modèle et grimpa jusqu’au sommet de la forteresse du dzong. Il en rentra favorablement impressionné, même si l’appareil (équipé de deux cylindres) pesait encore 13 kilos – un « poids supportable » si l’on n’avait pas besoin d’emporter plus de deux cylindres pour l’assaut final. Que cela voulût dire que des réserves de gaz pourraient manquer au moment crucial fut pour le moment négligé, car Irvine, à la grande joie de tous, joua un tour aux spectateurs. « J’ai chassé une foule de Tibétains au moyen d’un bruyant sifflement d’oxygène. Jamais je n’avais vu des hommes courir aussi vite – ils ont sans doute cru qu’un diable sortait de la bouteille. »

Le lendemain matin, Irvine passa trois heures au monastère, enchanté par tout ce qu’il y vit. Il donna au lama deux cylindres à moitié remplis en guise de gong, expliquant qu’un démon s’y cachait, dont le souffle pouvait donner une flamme. Il le démontra avec un bâton d’encens. John Noel le vit aussi examiner longuement un moulin à prières. « Qu’est-ce qu’il fait ? » demanda-t-il. « Je pense, répondit Somervell, qu’il essaie de trouver un moyen de le mécaniser pour eux. »

 

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Le 24 avril, la veille de leur départ de Shegar et le jour où le roi George V inaugurait l’Exposition de l’Empire à Londres, Mallory finissait en hâte une lettre à Ruth : « Plus que quatre jours de marche, à partir de demain matin, pour le monastère de Rongbuk ! Nous sommes vraiment tout près maintenant. Le 3 mai, quatre des nôtres quitteront le camp de base et commenceront à monter, et le 17 ou à peu près nous devrions atteindre le sommet… Le télégramme annonçant notre succès, si nous réussissons, précédera cette lettre, je suppose ; mais il ne mentionnera pas de nom. Je sais combien tu espères que je fasse parti des conquérants ! Et je ne crois pas que tu seras déçue. »

 

 

Extrait des pages 397 à 399.

 

 

 

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