Petite philosophie du fantôme avec Platon, par Sébastien Rongier

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Extrait de Théorie des Fantômes de Sébastien Rongier, paru aux Belles Lettres en février 2016 :

 

Retour à la caverne

La vie des images a singulièrement été influencée par le discours platonicien qui ne cesse de revenir sur elles, de les définir, les distinguer, pour mieux les dénoncer. Platon met en scène la compréhension des différents sens de l’image pour en faire l’espace de tous les maux. Deux livres permettent de saisir la portée critique du discours sur l’image de Platon. La République et le Sophiste indiquent ses grandes évolutions théoriques. Le mythe de la caverne est un pilier de la tradition philosophique occidentale. Cet étrange épisode de la République (VII, 514a-517a) est la première marche pour comprendre le parcours de Platon au sujet des images et la question de l’illusion. Les faits sont singuliers. Des hommes entravés et immobilisés depuis leur enfance dans une caverne, une lumière élaborée projetant des ombres sur un mur en face des prisonniers et l’absence de tout autre rapport avec le monde, tel est l' »étrange tableau » proposé par Platon dans le septième livre de sa République :

Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute la largeur une entrée ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête ; la lumière leur vient d’un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux ; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée ; imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles. […] Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes posant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d’hommes et d’animaux, en pierre, en bois (La République, VII, 514a-515b)

La construction de ce récit surprend d’abord par sa violence et par l’incroyable complexité de son dispositif. Les prisonniers qui ne se préoccupent ni de leur liberté, ni d’eau, de nourriture croient que les ombres sont les choses mêmes. Le récit cherche à démontrer que ce monde inférieur relève du faux, du simulacre et de l’erreur. Car, au-delà de la construction tortueuse, le parcours du prisonnier relâché illustre une théorie de la connaissance, une politique et une morale. Le passage du sensible à l’intelligible décrit par l’arrachement du prisonnier au monde de l’illusion procède par étapes. Il faut apprivoiser le passage de l’obscurité à la lumière. la première implication souligne la place du voir, l’obsession du voir dans ce récit. La vue est l’activité cognitive déterminante, le désir premier de la connaissance. Il faut permettre à l’ancien prisonnier de reconnaître les apparences des réalités, et donc lui faire quitter l’illusion primitive représentée par la pseudo-caverne. Platon n’invente pas le lien qui unit l’âme, la caverne et le monde. Il reprend et interprète les symboles primitifs de l’archétype de la caverne. Platon formalise dans son récit une structure qui détermine une pensée de l’illusion. Si le récit est imitation, il appartient à une imitation noble. Platon interroge moins l’imitation que la nature de l’imitation. L’écriture comme mnémotechnique et le récit comme usage noble de l’imitation par le philosophe permettent d’accéder à la question du sens. Le mutes grec (« récit » avantt d’être « mythe ») appartient au mensonge noble platonicien. Le texte soulève la question du regard dans le cadre discursif accompagnant ce récit. En effet, à deux reprises, Socrate adresse à Glaucon un « δε« . Signifiant « vois », « regarde », « figure-toi » ou « représente-toi ». Le terme s’adresse autant à Glaucon qu’au lecteur. L’appel identification est un processus imitatif qui annonce la fabrication d’un dispositif, lequel repose sur une mise en scène du regard pour penser la connaissance et l’illusion. La distinction entre le mythe et l’allégorie est superflue. Car, comme le rappelle Jean-François Mattéi, « le terme contesté de μυθος est absent du récit de la caverne comme de l’ensemble du livre VII. Quel est donc le statut revendiqué par Platon lui-même pour le discours qu’il met dans la bouche de Socrate ? Le texte l’indique avec netteté à trois reprises : le tableau de la caverne est une « image » (εικονα), plus exactement une « ressemblance » (εικω : « ressembler ») à l’égard d’un modèle qui conduit de part en part le processus d’identification mimétique. Εικων désigne en grec une image qui représente un fort aspect de similitude, nous dirions aujourd’hui une « icône ».

Le récit de Platon est conçu comme une pensée de l’imitation ayant une ressemblance. Le philosophe pose avec le récit la question de l’image et dénonce la fabrication des fausses images, entendues comme fabrication de fausseté. Le chaudron de l’illusion du monde inférieur de la caverne fabrique des ombres. Les prisonniers ne voient jamais que des ombres, la lumière leur est interdite. Leur réalité est l’illusion, un visible qui repose autant sur des objets réels que des simulacres et ne produisant que des opinions sans substance, interdites au vrai. L’arrachement du prisonnier à l’ignorance et sa conversion progressive à la lumière symbolisent le chemin de la connaissance. L’anaphase de l’ancien prisonnier décrit alors une éducation vers l’Intelligible, puisqu’en distinguant les Idées (voir le soleil), il n’a plus besoin des images : « À la fin, j’imagine, ce sera le soleil – et non ces vaines images réfléchies dans les eaux en en quelque autre endroit – mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu’il pourra voir et contempler tel qu’il est. » (Platon, République, VII, 516b). Il lui a fallu éduquer son regard, passer par différents paliers. Avant de voir « les objets eux-mêmes », il commence par les ombres, puis « les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux ». Platon désigne ces images comme des eidôla. L’eidôlon appartient au régime des apparences, ou phantasmata. Il faut se départir de ce régime d’illusion. Le modèle platonicien de l’éducation conduisant à la conscience et à la connaissance des Idées (Idée de Bien) amène l’ancien prisonnier à devenir lui-même philosophe et éducateur. En redescendant dans la caverne (cataracte), il met en place un nouveau processus de libération. Le parcours du prisonnier s’inscrit dans la théorie de la connaissance et des niveaux de réalité, fondant une théorie mimétique. C’est là que se jouent la question des images et la stigmatisation des images fantomales telles qu’on les voit de manière plus tranché dans le Sophiste

 

Extrait des pages 55 à 58

 

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