Al-Māwardī : De l’éthique du prince et du gouvernement de l’État (extrait)

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Extrait de l’introduction générale de la traduction de De l’éthique du Prince et du gouvernement de l’État d’Al-Māwardī par Makram Abbès, lauréat du prix de la traduction Ibn Khaldoun – Senghor 2015 (coll. « Sagesses médiévales ») :

On peut dire sans exagérer que les Miroirs arabes ont eu, au XXe siècle, le même sort que le Prince de Machiavel au XVIIe et XVIIIe siècles. Ils ont été accusés de répandre une morale au service des Princes, et d’avoir élevé la ruse et la cruauté au rang d’art politique. La réprobation portait surtout sur le caractère réaliste, pragmatique et profane de ces textes qu’on a fini par considérer comme la source de tous les maux. En déconstruire les ressorts et les enjeux était synonyme, pour certains auteurs, de la saisie du fil permettant de faire la généalogie des structures du despotisme en Islam.

Puisque nous avons osé cette comparaison avec Machiavel, il faut noter qu’il y a dans la réception contemporaine des Miroirs arabes la même ambiguïté que celle qui a accompagné l’oeuvre du Florentin laquelle représente, dans certains interprétations, l’apologie du crime en politique, alors qu’elle incarne, pour d’autres auteurs comme Rousseau, la défense du peuple et de sa liberté. C’est pour cette dernière lecture, consignée dans Du contrat social, que nous optons, et nous faisons nôtre la réflexion de Rousseau dans laquelle il avance qu’en « feignant de donner des leçons aux rois, Machiavel en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains. » Vis-à-vis des Miroirs arabes, nous avons adopté la même position que celle de Rousseau à l’égard du Prince de Machiavel. En laissant de côté des aspects comme l’étiquette royale ou le protocole qui sont présents à divers degrés dans certains textes, et en nous focalisant sur la relation gouvernants/gouvernés, nous pouvons avancer que les Miroirs arabes donnent aussi de grandes leçons aux peuples parce qu’ils mettent à nu la logique de la sujétion et les dangers de la corruption. Certes, il existe aussi dans ces textes une rationalité propre à la logique de la souveraineté qui rejoint d’une manière ou d’une autre les discours sur ce qu’on appelle en Occident « la raison d’État ». Mais le politique est loin de s’y réduire. Le texte que nous publions est exemplaire en la matière puisqu’il sépare nettement entre la fondation de l’État d’un côté, et son administration de l’autre, la première étant du ressort de la conquête, alors que la seconde nécessite une culture relevant des nationalités gouvernementales décrites plus haut.

Pour ne pas faire subir aux Miroirs des critiques semblables à celles que leur infligent les auteurs mentionnés, notre lecture cherche à les aborder du point de vue de la pensée politique universelle, en veillant à les inscrire dans leurs contextes d’élaboration, et sans commettre l’erreur de projeter sur eux les soucis émanant de l’actualité des sociétés du monde arabe ou islamique. Nous cherchons, par ailleurs, à être attentif à leur identité en tant que textes faisant partie de la culture d’adab, cet équivalent de la païdeia grecque, dont le but n’était autre que de donner à l’homme une formation générale dans plusieurs domaines, et d’en faire un individu capable de se gouverner lui-même pourpouvoir gouverner les autres. Quelle que soit la perspective interprétative adoptée face à ces textes, on ne peut, en effet, nier leur volonté de se constituer en principes généraux de la conduite du pouvoir politique. C’est bien leur nom : ādāb sultāniyya, ce qui renvoie aux techniques, préceptes, savoir-faire et maximes définissant le métier du politique. C’est ce qui justifie aussi la comparaison avec les ars regiminis de la tradition médiévale latine qui tournaient autour de la même idée, malgré quelques différences au niveau du contenu. On commettrait une grande injustice en ne les considérant pas en même temps comme la science politique des Arabes à l’époque médiévale. La preuve en est qu’au moment de la renaissance arabe (Nahda) qui s’étend du milieu du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle, les penseurs politiques qui se sont trouvés confrontés à la modernité occidentale ont opté pour cette ancienne forme des ādāb sultāniyya, avec les mêmes caractéristiques qui constituet les invariants du genre (description des vertus du Prince, étude de la souveraineté, analyse de la finalité du gouvernement, etc.) et le même souci d’ancrer l’approche politique dans la connaissance de l’histoire des États et des nations. Hayr al-Dīn al-Tūnisī (1822-1890), par exemple, homme d’État et penseur politique tunisien, a eu recours à ce moyen pour assimiler les enseignements de Rousseau, de Voltaire, de Montesquieu ou de Guizot. Spontanément, c’est le genre des Miroirs des princes avec les traits qui en marquent l’esprit (réalisme, positivité, recherches sur les principes du gouvernement politique) qui est convoqué dans l’un des premiers textes de pensée politique arabe moderne, Aqwam al-masālik fī ma ‘rifat ahwāl al-mamālik (la Meilleure voie pour connaître l’état des nations). On peut même être surpris de la flexibilité de cette évolution interne au genre, puisque les nouvelles théories de la souveraineté, les points relatifs à la séparation des pouvoirs, bref les fondements de la pensée politique moderne ont été intégrés comme des évidences au sein d’un genre qui aurait pu refuser ces innovations si, comme le stipulent les analyses de M-A.al-Jabri, il était foncièrement une illustration de l’esprit despotique. Ainsi, le genre se déplace subrepticement et spontanément vers les traités modernes de gouvernement ou de science politique, sans opposer de résistances internes ni faire paraître les auteurs de l’époque moderne comme les fondateurs d’un nouveau type de texte dont la culture arabe-musulmane ne possédait pas l’équivalent. C’est pour cette raison, nous semble-t-il, que malgré le caractère désuet du genre, certains auteurs continuent de le pratiquer jusqu’au début du XXe sicle. Ainsi, quelques Miroirs rédigés en persan datent de cette période, tandis que d’autres sont dédiés par des auteurs arabes au sultan ottoman, Abdulhamid II (1842-1918).

Loin de nous, certes, l’idée de remettre au goût du jour le genre des Miroirs des princes ou d’inciter les penseurs politiques à s’exprimer en maximes et en sentences. Notre objectif est d’élucider leur finalité qui n’est autre que de décrire les savoirs de gouvernement, et d’analyser les différentes formes de rationalité politique qu’ils mettent en avant. Celles-ci se distribuent en fonction de plusieurs domaines comme l’économie, la guerre ou l’administration. Mais sans aborder directement ces thèmes, notre travail vise à explorer les nationalités gouvernementales dans leur ensemble à partir de la définition du champ de la raison humaine elle-même, ainsi que de ses rapports avec les autres sphères productives de normes et qui peuvent entrer en concurrence avec elle, voire remettre en cause ses capacités à gérer le bien commun, comme c’est le cas de la religion. Ainsi, en nous détournant des préjugés qui courent sur ces textes, et en inversant la méthode d’approche qui ne consiste pas à y chercher le contenu religieux ou institutionnel spécifique à l’Islam, mes les règles et les principes du gouvernement politique, la problématique du présent travail pourrait être formulée, de manière tautologique, en ces termes : comment assurer un traitement politique du politique en Islam ? Ou, pour le dire autrement, comment sortir du triple déni des arts de gouverner, celui qui s’appuie sur le culturalisme, celui qui passe par la surélévation de la capacité du théologique à incarner toutes les normes, et celui qui se fonde sur la réduction de la politique (siyāsa, tadbīr) au pouvoir coercitif et à la domination (galba, qahr, sultān) ?

 

Extrait des pages 24 à 28.

 


Voir également :

Tous les ouvrages de la collection « Sagesses médiévales »

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