Marsile Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, Les Belles Lettres, 2002 (coll. Les Classiques de l’Humanisme), texte établi, traduit, présenté et annoté par Pierre Laurens :
Il existe deux espèces d’amour : l’un est l’amour simple, l’autre, l’amour réciproque.
Amour simple, quand l’aimé n’aime pas l’amant. Dans ce cas, l’amoureux est complètement mort : car il ne vit ni en lui-même ni en l’aimé, puisque celui-ci le rejette. Où vit-il donc ? Est-ce dans l’air, l’eau, le feu, la terre, ou dans le corps d’un animal ? Impossible, car l’âme humaine ne peut vivre dans un autre corps qu’un corps humain. Mais peut-être vivra-t-il dans un autre corps d’homme qu’il n’aime pas ? Impossible aussi : car s’il ne vit pas en celui dans lequel il désire si ardemment vivre, comment pourra-t-il vivre dans un autre ? Il ne vit donc nulle part, celui qui en aime un autre sans être payé de retour. C’est pourquoi l’amant qui n’est pas aimé est complètement mort. Et il ne revivra jamais, à moins que l’indignation ne le ressuscite. Au contraire, quand l’aimé répond à l’amour, l’amoureux vit au moins en lui. Et là assurément se produit quelque chose d’admirable.
Chaque fois que deux êtres s’entourent d’une mutuelle affection, l’un vit en l’autre et l’autre vit en l’un. De tels êtres s’échangent tour à tour et chacun se donne à l’autre pour recevoir l’autre à son tour. Comment ils se donnent en s’oubliant eux-mêmes, je le vois. Mais comment ils reçoivent l’autre, c’est ce que je ne comprends pas. Car qui ne possède pas soi-même, encore moins en possédera-t-il un autre. Or tout au contraire chacun d’eux se possède lui-même et possède l’autre. Celui-ci se possède, mais en l’autre ; l’autre aussi se possède, mais en celui-ci. Évidemment, puisque je t’aime, toi qui m’aimes, je me retrouve en toi qui penses à moi et je recouvre en toi, qui le conserves, le moi perdu par moi du fait de ma propre négligence. Et toi tu fais la même chose en moi.
Ceci encore paraît une chose merveilleuse. Si, après m’être perdu, je me retrouve en toi, je me possède par toi ; mais si je me possède par toi, je te possède avant et plus que moi-même et je suis plus proche de toi que de moi, puisque je n’adhère à moi-même que par ton intermédiaire. C’est en cela précisément que la puissance de Cupidon diffère de la violence de Mars. Car la conquête et l’amour s’opposent en ce que le conquérant s’empare des autres par lui-même, tandis que l’amoureux prend possession de lui-même grâce à un autre, chacun des deux amants s’éloignant de lui-même et se rapprochant de l’autre, mourant à lui-même et en l’autre ressuscitant. Toutefois il y a dans l’amour réciproque une seule mort et une double résurrection. De fait, celui qui aime meurt une seule fois en lui, parce qu’il s’oublie. Mais il revit aussitôt en l’aimé quand celui-ci s’empare de lui dans une pensée ardente. Et il ressuscite une deuxième fois quand il se reconnaît en l’aimé et ne doute pas qu’il soit aimé. Ô bienheureuse mort, suivie de deux vies ! ô merveilleux échange, dans lequel chacun se livre lui-même à l’autre et possède l’autre sans cesser de se posséder ! ô gain inestimable, quand deux êtres ne font qu’un, au point que chacun des deux, au lieu d’un devient deux et que, comme dédoublé, celui qui n’avait qu’une vie en a désormais deux grâce à cette mort ! Car qui meurt une fois et ressuscite deux fois, au lieu d’une vie en acquiert deux et au lieu de lui seul se retrouve deux.
S’exerce ainsi dans l’amour réciproque une vengeance des plus justes. L’homicide est punissable de mort. Or qui niera que l’être aimé soit homicide, puisqu’il sépare l’âme de l’amant ? Et qui niera qu’il meure à son tour de la même façon, puisque de la même façon il aime son amant ?
Extrait des pages 44 à 46.
Voir également :

Platon, Le Banquet. Texte établi et traduit par Paul Vicaire, préface de Georges Steiner et notes de François L’Yvonnet. Édition bilingue grec-français. 9,20€.

Novalis, Hymnes à la nuit. Traduit de l’allemand par Augustin Dumont. Édition bilingue. 27€.